Chapitre 52

La nuit venait de tomber sur le quartier général de la Famille du Nord. Dans quelques heures, Carmen allait partir en guerre.

Une fois de plus, elle avait grimpé sur le toit pour voir le soleil se coucher et la lune s'élever doucement dans le ciel. Elle avait toujours trouvé ce spectacle magnifique. Et cette fois encore, elle l'avait contemplé en savourant chaque seconde.

Demain, elle ne serait peut-être plus être là pour le voir.

Lorsque l'obscurité de la nuit l'avait enveloppé, elle était redescendue de son perchoir pour retourner dans l'appartement.

Ariane s'était absentée. Elle s'était préparée avec beaucoup de soin pour sortir avec ses amies. Bien sûr, elle avait insisté pour que Carmen se joigne à elles mais cette dernière avait décliné l'offre, préférant rester à l'appartement. L'imminence de la guerre ne lui donnait pas envie de faire la fête.

Ariane et ses amies n'étaient pas les seules à profiter de ce qui serait probablement la dernière soirée de leur vie ; par la fenêtre ouverte, Carmen pouvait entendre les rires et les exclamations de celles et ceux qui marchaient dans la rue en contre-bas. Elle entendait aussi des notes de musique, entraînante, au loin, dans un autre quartier.

Carmen les avaient écouté de longues minutes avant de refermer la fenêtre. Elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi certains membres de la Famille du Nord parvenaient à s'amuser alors que dans quelques heures, ils allaient devoir se battre. Et peut-être y laisser leur vie. Mais elle ne pouvait pas le reprocher à qui que ce soit ; Ariane, par exemple, était jeune. Le concept barbare de la guerre lui passait sans doute au-dessus de la tête.

Peut-être fallait-il profiter de ces derniers instants comme si c'étaient les derniers...

Et ces derniers instants, elle allait les passer seule.

Carmen prit une douche chaude et revint dans sa chambre, les cheveux humides et un linge noué autour de son corps. Elle jeta un coup d'œil aux vêtements qu'elle avait préparé pour le lendemain : un jeans noir et large, un débardeur de la même couleur et une paire de Rangers. Elle avait pris le temps d'assouplir le cuir pour éviter d'avoir mal aux pieds. Elle ne pouvait pas se permettre de boiter au plein milieu des combats et elle devait se sentir libre de ses mouvements.

On ne lui avait toujours pas rendu son Taser. Réflexion faite, elle l'avait probablement perdu lors de sa chute dans la tranchée des canalisations, juste avant de se faire capturer par Sergueï et Renaud. Et personne n'avait songé à le récupérer. Ça la frustrait mais elle n'avait pas de quoi se plaindre : Nathaniel lui avait donné une arme. A sa ceinture, elle avait un étui dans lequel étant rangé un pistolet de petit calibre et entièrement chargé. Elle l'avait soupesé et mis en joue pour tester sa fiabilité, et elle sut qu'elle pouvait se fier à son arme si sa mission tournait mal.

Elle était prête pour le lendemain.

Carmen n'était toujours pas convaincue que Beniamino soit la personne la mieux placée pour partir en mission d'infiltration avec elle. L'argument de Nathaniel tenait la route mais pour une raison inexplicable, elle restait sceptique. Elle soupira ; peut-être était-ce uniquement parce qu'elle n'appréciait pas le caractère séducteur de l'infirmier. Si au début, elle l'avait trouvé irrésistible et était complètement charmée, par la suite, en faisant d'avantage connaissance avec lui, elle s'était rendu compte que ce n'était qu'un bourreau des cœurs et un bellâtre.

Mais elle devait faire fi de ses ressentis. Lors d'une mission, les sentiments n'entraient pas en ligne de compte. Dans le cas contraire, la mission était vouée à l'échec. C'était ce que lui avait appris Laurent.

De légers coups donnés à la porte la tirèrent de ses réflexions. Carmen hésita quelques secondes, se demandant qui pouvait venir lui rendre visite à cette heure. Elle alla ouvrir et découvrit Sergueï sur le seuil.

- Salut Carm...

Son salut mourut dans sa gorge et son sourire s'effaça tandis qu'il la regardait de haut en bas, médusé. Carmen fronça les sourcils avant de se souvenir qu'elle ne portait autour de son corps qu'un simple linge. Sergueï avait de quoi être stupéfait.

Elle se sentit stupidement rougir, se traitant mentalement de tous les noms mais elle parvint à esquisser un sourire crispé :

- Salut Sergueï ! Lança-t-elle, comme si de rien n'était, alors qu'elle n'avait qu'une envie ; disparaître. Je peux faire quelque chose pour toi ?

- Euh...Je dérange sûrement alors...Je repasserai. Balbutia-t-il en faisant visiblement de gros efforts pour bloquer son regard sur le sien.

- Non, tu peux entrer...Je vais juste...m'habiller.

Les joues cramoisies, elle retourna dans l'appartement, Sergueï sur les talons. Il la suivait à une distance respectueuse mais elle sentait quand même le regard du jeune homme sur elle.

- Tu peux... t'installer et boire quelque chose en attendant. L'invita-t-elle, sans le regarder.

- Merci.

Il s'installa donc dans le canapé en prenant soin de regarder n'importe où, sauf dans sa direction. Carmen retourna dans sa chambre et ferma la porte à clé, le cœur battant.

C'était probablement l'épisode le plus improbable, le plus bizarre, le plus gênant, le plus...sensuel qu'elle avait vécu de toute sa vie.

Ce qui en disait long, puisqu'elle n'avait jamais eu de contact de ce genre avec un homme.

Elle souffla un grand coup pour se forcer au calme mais elle avait soudain un problème de conscience. Qu'est-ce qu'elle devait porter ? Son vieux training qui lui faisait office de pyjama ?

Après un tel épisode, elle ne pouvait pas se montrer dans une tenue aussi négligée.

Une des nuisettes que lui avait prêtées Ariane ?

Elle allait passer pour une aguicheuse.

« Espèce d'idiote ! » S'écria la voix dans sa tête. « Pourquoi est-ce que tu te fais des réflexions de ce genre ? Tu dérailles ! »

Oui, elle était probablement en train de sombrer dans la folie.

Elle sortit finalement de son armoire un débardeur et un short en coton noir qu'elle enfila avant de rejoindre Sergueï au salon.

- Désolée pour l'attente. S'excusa-t-elle.

- Ce n'est rien. Murmura-t-il. Je ne suis pas pressé.

- Tu t'es servi à boire ?

Pour toute réponse, il lui montra la bouteille de bière qu'il tenait à la main.

- Je me suis servi. Sourit-il.

- Je t'accompagne.

Carmen ouvrit un des placards de la cuisine et sortit tant bien que mal la bouteille de Gin. Ariane l'avait cachée derrière ses réserves de nourriture, comme pour empêcher sa colocataire d'en boire. La jeune fille songea que si elle voulait l'empêcher de boire, elle aurait mieux fait de vider le contenu de la bouteille dans l'évier. S'en aurait suivi une véritable guerre des tranchée parce que Carmen aurait été folle de rage mais au moins, elle n'aurait plus eut d'alcool sous la main.

Elle alla s'assoir dans le fauteuil qui faisait face au canapé et déboucha la bouteille. Elle se servit d'un grand verre qu'elle leva à l'adresse de Sergueï, comme pour porter un toast, et il imita son geste. Aucun des deux ne prononça le moindre mot et ils sirotèrent leurs boissons, aussi mal à l'aise l'un que l'autre.

Si ça continuait, ils allaient commencer à parler de la pluie et du beau temps.

- Comment vas-tu ? Finit-elle par demander.

Il haussa les épaules :

- Je vais pas trop mal, compte tenu des circonstances. Et toi ?

- Je vais bien... Compte tenu des circonstances. Sourit-elle.

Les commissures des lèvres de Sergueï se levèrent légèrement mais son visage demeurait grave :

- En es-tu sûre ? Répliqua-t-il doucement. Demain sera une rude journée pour toi. Ce sera ton baptême du feu, comme on dit.

- Mon baptême du feu, je l'ai déjà eu, non ? Ironisa-t-elle en soulevant légèrement son t-shirt pour dévoiler son bandage à l'aine.

Cette fois, il sourit. De son sourire moqueur si caractéristique.

- C'était le geste le plus idiot que tu pouvais t'infliger. Rétorqua-t-il. Mais c'était noble de ta part, sans nul doute.

- Je suis une noble idiote ? Je ne m'attendais pas à recevoir un aussi beau compliment, surtout venant de toi.

- Il m'arrive de faire des efforts. Mais je te l'ai déjà dit ; je ne suis pas doué pour faire des déclarations.

- Tu es sur la bonne voie. Assura-t-elle.

- C'est un gentil mensonge.

Sergueï reprit une gorgée de bière et se racla la gorge :

- Est-ce que tu as peur de te retrouver face à ton ancienne Famille ?

Carmen hésita :

- Bien sûr que j'ai peur. Répondit-elle en baissant le regard dans le liquide transparent de son verre. J'ai peur de revoir tous ceux qui ont été mes amis et qui veulent maintenant me faire la peau. J'ai peur de me retrouver face à Laurent. J'ai peur d'échouer ma mission. J'ai peur de mourir. Je ne sais pas si c'est une bonne chose d'entrer en guerre contre la Famille du Sud...

- Elle nous a attaqués. Assena-t-il d'un ton froid. Nous sommes si peu nombreux sur l'Ile, notre survie ne tient qu'à un fil. Les Quatre Familles devraient s'entraider plutôt que de s'entretuer. Nathaniel a créé la Famille du Nord avec l'idée que nous pouvions tous vivre les uns avec les autres. Nous y croyions et je pense que Nathaniel y croyait également. Mais cette attaque...

Il poussa un long soupir, écœuré :

- Laurent a dépassé les limites. Il doit payer. Ajouta-t-il d'un ton implacable.

Carmen le regarda durant une longue minute, sans savoir quoi dire. Elle murmura :

- Tu as de la chance d'avoir grandi avec une telle idéologie.

- Nous sommes une Famille. Répliqua-t-il. C'est normal.

- Pour vous, peut-être. Dans la Famille du Sud, on m'a toujours appris que l'individu n'était rien et que la Famille était tout.

- Ça ressemble à de la dictature, ton idéologie. Commenta-t-il. C'est donc ça que tu penses de toi ? Que tu n'es rien ? Que tu n'es qu'un pion qu'on peut aisément remplacer ?

- Quand tu passes la moitié de ta vie à l'entendre, tu finis par y croire. Murmura-t-elle, amère.

- Quelle triste façon de penser. Est-ce que ça changerait quelque chose si je te disais que tu n'es pas remplaçable ?

Elle sourit :

- Pas vraiment. Pas à l'aube d'une mort probable.

- Je vois. Murmura-t-il, songeur. C'est bien dommage. Si on avait eu plus de temps, je t'aurais aidé à apprendre ce que c'était que d'être irremplaçable.

- Et comment tu t'y serais pris ? Demanda-t-elle en arquant un sourcil sceptique.

Il ne répondit pas tout de suite. Il contempla le plafond quelques secondes avant de murmurer :

- Ce serait trop long à expliquer. Bien trop long pour l'expliquer en une nuit, en tout cas.

- Ah bon ? S'étonna-t-elle. C'est si long que ça ?

- Des mois. Des années, peut-être. Une vie entière.

Elle émit un petit sifflement.

- Autant de temps ? S'exclama-t-elle. Nous ne possédons pas des années, Sergueï. Et encore moins une vie entière.

- Qui sait ? Répliqua-t-il avec un sourire énigmatique. Peut-être après la guerre ?

- Qui sait...Répéta-t-elle. Mais je te préviens ; je suis une mauvaise élève.

- Décidemment, tu as toutes les qualités ! Railla-t-il.

- J'essaye de me hisser à ton niveau. Répliqua-t-elle au tact au tact.

- Tu n'as aucune chance d'y arriver. Assura-t-il. Mais je serai curieux de voir ça.

- Est-ce un défi ?

- Te sens-tu capable de le relever ?

- Evidemment !

Ils se regardèrent avec défi avant de sourire à nouveau et replonger dans leurs verres. Carmen songea que pour une dernière soirée, celle-ci n'était pas trop mauvaise. Avoir la visite de Sergueï lui garantissait un bon moment de rire et de partage. Leurs piques faussement assassines étaient comme un jeu, un jeu qu'elle appréciait et qui l'aidait à se détendre.

Et à se dévoiler. D'une certaine manière.

- Je suis contente que tu sois venu. Dit-elle en se resservant d'un verre de Gin. Ça me fait du bien de discuter avec toi.

- Le plaisir est partagé. Assura-t-il.

- Je sais que je n'ai pas trop l'habitude de me dévoiler et de faire confiance aux autres. Poursuivit-elle, un peu mal à l'aise. J'ai toujours eu peur qu'on se serve de mes sentiments contre moi. Mais j'admets qu'avec toi, c'est un peu différent.

- Que me vaut cet honneur ? Demanda-t-il.

Toute trace de sourire narquois avait disparu de son visage. Il la regardait avec attention, curieux de ce qu'elle allait lui dire.

Carmen haussa les épaules :

- Je pense que c'est un ensemble de petits éléments mis bout à bout. Dès le début, tu as été prévenant envers moi. Tu m'as apporté de la nourriture, tu m'as parlé avec respect, comme si j'étais un simple être humain et non pas comme un ennemi ou un animal. Ton humour m'a plu tout de suite. Tu as empêché Renaud de me mettre en pièces. Tu as pris le temps de me faire visiter le quartier général de la Famille du Nord. Tu m'as parlé de toi. Tu sembles avoir confiance en moi. Tu t'inquiètes pour moi. Et tu es là ce soir. Si je meurs demain, je me dis que je suis contente d'avoir connu quelqu'un comme toi.

Sergueï ouvrit la bouche mais aucun son ne franchit ses lèvres. Carmen baissa la tête, les joues brûlantes.

Elle aurait dû se taire. Elle n'aurait pas dû être aussi honnête.

- Ça me fait plaisir de l'entendre. Déclara-t-il.

Elle releva la tête et lui sourit d'un air gêné.

- Et pour être franc ; moi aussi, je suis content d'avoir connu quelqu'un comme toi. Reprit-il. J'ai aimé chacune de mes visites dans ta cellule. J'ai ri à chacune de nos joutes verbales. J'ai compati à ta détresse après ton dîner avec Nathaniel. J'ai été impressionné par ta capacité à scier un barreau à l'aide d'un simple clou. J'ai été amusé et agacé par ta pudeur excessive. J'ai été dérouté par ta fierté. J'ai été ravi de savoir que tu rejoignais la Famille du Nord. Je suis content d'avoir croisé ta route, Carmen.

- Merci. Murmura-t-elle, touchée par ses paroles. Ça me fait plaisir de le savoir.


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