Chapitre 49

- Tu es la dernière des idiotes, tu sais ça ? Gronda Beniamino, hors de lui.

- Sans doute. Murmura-t-elle, sans réagir d'avantage.

Carmen s'était réveillée quelques heures après s'être immolée, dans l'un des lits de l'infirmerie. Beniamino avait soigné sa blessure du mieux qu'il avait pu, la couvrant de crèmes et d'un épais bandage. Quand elle bougeait, elle sentait sa peau brûlée frotter légèrement contre le pansement, lui tirant une grimace de douleur.

Cette mimique n'échappa à l'infirmier qui lui lança :

- C'est bien fait pour toi. Ronchonna-t-il. C'est bien la peine que je me donne autant de mal pour te retaper si tu fais exprès de te blesser juste après !

- J'aimerais être désolée, Beniamino. Rétorqua-t-elle. Sincèrement. Mais je ne le suis pas, alors...

C'était la pure vérité. La culpabilité ne faisait pas parti des sentiments qu'elle éprouvait. Elle sentait au contraire comme purifiée, et un peu soulagée.

Elle n'éprouverait plus de honte lorsqu'elle croiserait le regard un membre de la Famille du Nord.

- J'espère que tu te trouveras une excuse en acier trempé lorsque Nathaniel viendra te hurler dessus. Bougonna encore Beniamino.

- Oh. Il est furieux ?

- A ton avis ? S'écria-t-il, exaspéré. Trois de ses hommes sont morts dans des circonstances horribles et sa nouvelle protégée tente de s'immoler par le feu ! Evidemment qu'il est furieux !

- Je ne suis pas sa protégée. Protesta-t-elle.

- Aaah, ma petite écorchée...Si tu savais ! Soupira-t-il.

Avant qu'elle n'ait put le questionner d'avantage, la porte s'ouvrit à la volée et Nathaniel, suivit de près par son épouse, entra en trombe dans l'infirmerie et fondit sur elle. Fiona avait l'air paniquée. Mais le Chef de Famille, lui, était effectivement hors de lui.

- SI TU AS UNE BONNE EXPLICATION A ME FOURNIR, JE TE CONSEILLE DE ME LA DONNER DANS LES CINQ SECONDES QUI SUIVENT ! Hurla-t-il.

Ses yeux lançaient des éclairs. Dans son dos, Beniamino grimaça un sourire qui semblait signifier « je te l'avais bien dit ». Carmen laissa les cinq secondes s'écouler, interdite, cherchant la fameuse explication qu'elle pourrait lui donner.

- Je devais le faire. Répondit-elle simplement.

Ce n'était visiblement pas ce que Nathaniel qualifiait de « bonne excuse ».

- « TU DEVAIS » ? Répéta-t-il, ulcéré. « TU DEVAIS » ? MAIS BON SANG, QU'EST-CE QUI SE PASSE DANS TA TÊTE POUR QUE TU FASSES DES CONNERIES PAREILLES ?

- Je pourrais te l'expliquer, mais je ne sais pas si tu vas comprendre.

- EVIDEMMENT QUE JE NE VAIS PAS COMPRENDRE ! QU'EST-CE QUE TU CROIS ? JE N'AI PAS FERME L'ŒIL DE LA NUIT A CAUSE DE CE QUE CES DEUX MAUDITS MERCENAIRES ONT INFLIGE A MES HOMMES ET TOI, TU DECIDE DE TE FOUTRE LE FEU ?

- C'était un acte parfaitement réfléchit, Nathaniel. Répliqua Carmen d'un ton plus froid.

Elle aurait mieux fait de se taire, car Nathaniel explosa :

- C'EST ENCORE PIRE ! SI JE T'AI PRIS DANS MA FAMILLE, C'EST POUR QUE TU SOIS PROTEGEE ET QUE TU NOUS SOIS UTILE AVEC TES TALENTS DE DECODEUSE, PAS POUR QUE TU T'AMUSE AVEC DES ALUMETTES !

- En fait, c'était un briquet. Corrigea-t-elle machinalement.

- NE JOUE PAS SUR LES MOTS ! S'égosilla-t-il. TU AS EU UN COMPORTEMENT IRRESPONSABLE ET TU MERITERAIS QUE JE TE FOUTE AU CACHOT PENDANT UNE SEMAINE POUR T'APPRENDRE A MIEUX REFLECHIR AUX CONSEQUENCES DE TES ACTES !

- J'y ai parfaitement réfléchit, justement ! Protesta-t-elle. C'est mon tatouage d'appartenance à la Famille du Sud que j'ai brûlé...

- JE ME FOUS EPERDUMENT QUE CE SOIT TON...

Il s'interrompit si brusquement que Carmen cru qu'il avait fait une attaque. Il la regarda d'un air stupéfait.

- Tu as brûlé ton tatouage ? Répéta-t-il.

Il semblait si abasourdi qu'il en avait oublié de hurler.

- Oh. Murmura simplement Beniamino.

- Oui, je l'ai brûlé. Répéta Carmen d'un ton calme. J'ai détruit le dernier symbole qui me rattachait à la Famille du Sud et à Laurent. Je devais le faire. Comment aurais-je put l'arborer fièrement, après ce qu'Adonis et Samaël ont infligés à Antoine, Bryan et Livio ? Comment aurais-je put regarder les membres de la Famille du Nord dans les yeux, alors que j'avais cette marque qui me lie encore à cette Famille sanguinaire ? Et comment aurais-je pu...encore me regarder en face dans un miroir ? Acheva-t-elle dans un murmure affligé.

Nathaniel, Beniamino et Fiona la regardèrent longuement, sans dire un mot. Le Chef de la Famille du Nord parut même mal à l'aise de lui avoir hurlé dessus. Il se racla la gorge, comme pour se donner une contenance et se tourna vers l'infirmier :

- Dans quel état est sa blessure ?

- Le feu a rongé une grande partie de sa peau. Répondit Beniamino en jetant un coup d'œil à Carmen. C'est une brûlure au troisième degré, les couches inférieures de son épiderme ont été touchées. Je l'ai soigné avec tous les moyens que j'avais à disposition, mais elle en gardera la cicatrice toute sa vie.

Carmen ne ressentit qu'un faible pincement au cœur à cette nouvelle. Une cicatrice contre un tatouage. Elle estima que le prix n'était pas trop élevé.

Nathaniel se tourna à nouveau vers elle :

- Repose-toi, Carmen. Reprends des forces pour ce soir.

Elle tressaillit mais hocha lentement la tête en signe d'approbation. C'était ce soir que la Famille du Nord allait rendre hommage aux trois malheureux disparus.

Et elle n'avait aucune envie d'y aller.

Elle voyait ça comme un manque de respect envers Bryan, Livio et Antoine.

Nathaniel lui adressa un sourire crispé avant d'inviter sa femme à quitter l'infirmerie à sa suite. Cette dernière fit un signe de main à Carmen et la porte se referma derrière elle, laissant Carmen et Beniamino seuls.

- C'était une bonne excuse. Déclara simplement l'infirmier en retournant derrière le bureau. Même si c'est bien dommage d'avoir abîmé une si jolie peau. Ajouta-t-il à mi-voix.

Carmen ne répondit pas. Elle se calla plus confortablement contre l'oreiller en prenant soin de ménager sa blessure et ferma les yeux. Presque aussitôt, elle s'endormit.

Elle ne sut pas combien d'heures s'étaient écoulées depuis qu'elle avait fermé les yeux. Mais lorsqu'elle sentit une main très douce lui secouer l'épaule et qu'elle entrouvrit les paupières, la pièce était plongée dans l'obscurité du crépuscule.

Elle tourna légèrement la tête vers Ariane qui la regardait avec inquiétude, penchée au-dessus d'elle.

- Salut...Murmura-t-elle, la bouche pâteuse.

- Salut Carmen. Répondit-elle en se forçant à sourire. Comment tu te sens ?

- Un peu mieux...Je crois.

Ariane hocha la tête, le visage grave.

Elle avait relevé ses cheveux blonds en un chignon strict et portait une robe noire très sobre. Mais, fait étonnant, elle portait un foulard vert autour de son cou. Elle lui sourit faiblement :

- Est-ce que tu as assez de force pour te lever et venir aux funérailles ? Demanda-t-elle après quelques minutes de silence.

Carmen grimaça :

- Ma brûlure me fait un peu mal, mais je ne suis pas en sucre. Répliqua-t-elle d'un ton sec.

Ariane haussa les épaules :

- Si tu te sens trop faible pour venir, tu peux rester allongée. Nathaniel dit qu'il ne faut pas que tu sois brusquée, que tu te soignes et que tu te remettes d'aplomb.

- Ah.

- Je t'ai apporté des vêtements pour la cérémonie.

- Merci, Ariane.

Doucement, Carmen sortit de son lit, prit les vêtements que sa colocataire lui tendait et alla se cacher derrière un paravent pour se rechanger. Sa tenue comportait un jeans, un débardeur et des basquets noirs, ainsi qu'un foulard vert un peu rugueux qu'elle noua autour de son bras gauche.

Lorsqu'elle fut prête, elle suivit Ariane hors de l'infirmerie et elles empruntèrent un chemin qui menait au lieu de la cérémonie.

Tous les membres de la Famille du Nord s'était rassemblés sur la place principale, à l'endroit exact où, quelques jours avant, ils avaient fêtés l'arrivée de Carmen parmi eux. Mais cette fois, ce n'était plus pour rire et plaisanter qu'ils se retrouvaient.

La foule était silencieuse et entièrement vêtue de noir, avec des taches de couleur vertes sur leurs habits, leurs bras, leurs jambes, leurs ceintures ou leurs fronts, comme un symbole de ralliement. Chacun tenait entre ses doigts une bougie dont la lueur de la flamme tremblait légèrement sous l'air du soir.

L'estrade avait disparu, cédant sa place à un vaste espace dans lequel étaient déposés les corps d'Antoine, Livio et Bryan, pudiquement recouverts de draps d'un blanc immaculé. Les défunts reposaient sur des tables à tréteaux, face à la foule.

Carmen et Ariane se joignirent à la foule et se frayèrent un chemin parmi les personnes pour trouver un endroit duquel elles pouvaient voir les corps. On leur tendit des bougies qu'elles allumèrent et restèrent silencieuses, observant Nathaniel qui venait d'apparaître près des corps, le visage grave. Il n'avait pas de bougie entre ses mains mais il portait un foulard vert autour de son poignet, comme tous les membres de la Famille du Nord.

Ses yeux clairs balayèrent la foule, scrutant chaque visage avec attention, comme s'il voulait se souvenir de chacun d'eux. Il prit une grande inspiration et prononça son discours à la mémoire des défunts :

- La vie se montre parfois cruelle et injuste. Commença-t-il d'une voix feutrée, bien que tout le monde puisse entendre ce qu'il disait. Qu'avons-nous à y dire ? Les plus sages d'entre nous dirons que mourir est dans l'ordre naturel des choses et que nous mourrons tous un jour. Les plus spirituels d'entre nous dirons que nous ne sommes que des enveloppes charnelles, et que par la mort, notre Âme peut enfin s'élever. Les plus découragés d'entre nous dirons qu'il n'y a pas de raison de vivre, puisque la mort peut nous frapper à tout instant. Peut-être que certains d'entre nous se dirons ce genre de discours. Mais tous dirons qu'ils souffrent de la perte d'un être cher.

Ce soir, la mort nous a pris trois membres de la Famille du Nord. Elle nous a enlevé, sans demander notre avis, trois jeunes hommes courageux. Trois hommes qui voulaient encore vivre de longues années, trois hommes qui n'ont pas hésité une seconde à affronter le danger, trois hommes qui sont morts dans des circonstances affreuses. Livio, Bryan et Antoine sont morts, et toute notre tristesse, notre incompréhension, notre douleur, notre colère, ne les ramèneras pas à la vie.

Nous pourrions alimenter ces sentiments négatifs. Nous pourrions diriger notre haine contre les autres et contre soi-même. Nous pourrions rester enfermés dans nos maisons et refuser de voir quiconque. Nous pourrions laisser notre tristesse nous envahir et sombrer dans la dépression. Nous pourrions nous mettre en quête de nouvelles sensations fortes et prendre des décisions téméraires, comme pour défier la mort de venir nous chercher. Nous pourrions.

Mais nous pouvons également nous nourrir d'autres sentiments. Fermez les yeux, membres de la Famille du Nord. Fermez les yeux et rappelez-vous de tous les moments passés avec Livio, Antoine et Bryan. Rappelez-vous la première fois que vous les avez vus. Rappelez-vous de la première phrase que vous avez échangée avec eux. Rappelez-vous tous les instants que vous avez passés en leur compagnie, bons ou mauvais. Rappelez-vous.

Carmen jeta un coup d'œil autour d'elle. Tout le monde avait obéit et fermés les yeux, tentant, comme l'avait demandé Nathaniel, de se souvenir des trois hommes. Sur certains visages, elle aperçut des sourires malgré les larmes.

Le Chef de la Famille du Nord attendit plusieurs minutes, silencieux, la tête baissée et les yeux clos, se prêtant également à l'exercice. Il passa un doigt au coin de son œil, comme pour essuyer une larme et redressa la tête. Peu à peu, les membres de la Famille du Nord rouvrirent les yeux. Il y avait déjà moins de tristesse sur leurs visages, même si les sillons des larmes restaient marqués sur leurs joues.

Lentement, Nathaniel défit son foulard et le fit tourner entre ses doigts, sans regarder la foule qui l'observait avec attention.

- Le vert est une belle couleur. Reprit-il de sa même voix feutrée. Le vert est un symbole d'espoir. L'espoir que Bryan, Antoine et Livio ont pu trouver la paix dans la mort. L'espoir qu'ils ne sont pas morts en vain. L'espoir que nous ne les rejoignons pas trop vite. L'espoir qu'il y ait encore quelque chose de bon pour nous sur l'Ile. Cet espoir, nous le portons tous en nous. A nous d'en faire quelque chose de bien. A nous de s'en servir pour avancer.

Continuons à nous battre. Continuons de vivre, de rire, de pleurer, de serrer nos amis dans nos bras, de dire « je t'aime » à quelqu'un, de nous mettre en colère de temps en temps et de pardonner souvent. Et continuons, jour après jour, d'avoir une pensée pour Livio, Bryan et Antoine, trois jeunes hommes qui ont vécus parmi nous et qui vivront toujours à travers nous.

Il y eu une longue minute de silence, chacun se recueillant quelques instants. Puis, lentement, un à un, ils s'avancèrent vers les corps pour leur dire un dernier au revoir.

Carmen suivit le mouvement, triturant nerveusement un bout de son foulard. Avait-elle réellement le droit de dire au revoir à Livio, Antoine et Bryan ? Elle les connaissait même pas...Avait-elle le droit d'être triste ? Et lorsqu'elle se retrouvera devant les corps, que devra-t-elle faire ou dire ? Elle n'était pas sûre que les trois hommes aient acceptés sa peine ou sa culpabilité. Peut-être avait-elle meilleur temps de s'en aller...

Elle fit soudain un pas en arrière, hésitante. Puis, une main très douce se glissa dans la sienne. Quand elle se retourna, elle vit Ariane lui offrir un pâle sourire. Carmen tenta de le lui rendre, sans succès. Comme si elle avait deviné son trouble, Ariane la dépassa, sans lâcher sa main. Lentement, les deux jeunes filles arrivèrent devant les corps et, suivant l'exemple d'Ariane, Carmen posa ses doigts sur ses lèvres et les déposa ensuite sur le front couvert des trois jeunes disparus.

Ariane ne la lâcha pas non plus quand ils suivirent les corps dans une longue procession. Ils entrèrent dans une grande maison qui se tenait un peu en retrait des autres, semblable à un manoir, et descendirent dans la cave. La pièce était aussi grande que la place principale et les flammes de leurs bougies éclairaient les murs étrangement pavés. En y regardant de plus près, Carmen constata qu'il s'agissait en fait de tombes encastrées dans les murs, hermétiquement fermés par des dalles avec des inscriptions dessus. Trois tombes étaient ouvertes, attendant leurs propriétaires.

Livio, Antoine et Bryan furent précautionneusement installés dans chaque tombe et six membres de la Famille du Nord soulevèrent les lourdes dalles pour les placer à leur entrée. Quelques sanglots se firent entendre dans le silence. Puis, les uns après les autres, La foule sortit de la pièce. Carmen suivit le mouvement, sans vraiment faire attention à ce qui l'entourait, tant elle était abattue.

- On va aller boire à la santé de nos défunts. Chuchota soudain Ariane.

Carmen sursauta mais garda le silence. Elle n'avait pas envie de se joindre à eux. Elle avait envie de rentrer chez elle et de se blottir dans son lit, seule avec ses pensées.

- Je vais rentrer. Dit-elle.

La main d'Ariane serra ses doigts. Elles ne s'étaient pas lâchées une seule fois.

- Tu sais, ta présence ne sera pas considérée comme un manque de respect envers eux.

- Peut-être. Admit-elle. Mais je préfère ne pas être présente. Je les connaissais à peine...

- Ils auraient voulu que tu sois là. Chuchota Ariane. Tu les as ramenés chez eux. Grâce à toi, ils ont eu droit à une sépulture décente.

Ses paroles touchèrent Carmen. Ainsi, on ne lui en voulait pas ? On ne lui reprochait pas d'avoir fait partie de la Famille du Sud ? Quand elle regarda autour d'elle, elle put constater que non. Beaucoup croisèrent son regard. Il n'y avait pas d'hostilité dans leurs yeux. Tous savaient qu'elle avait fait partie de la Famille du Sud mais tous savaient qu'elle avait tiré les corps jusqu'au quartier général de la Famille du Nord.

Une ennemie n'aurait pas fait ça.

Certains lui sourirent légèrement, d'autre hochèrent la tête dans sa direction, comme pour la remercier. Plus personne ne la regardait avec méfiance. Carmen était parmi eux, elle portait le deuil et sans doute partageait-elle leur chagrin.

Pour la première fois, Carmen sentit qu'elle était un membre de la Famille du Nord.

Elle était dans Sa Famille.


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