Chapitre 48


Carmen était allée se coucher et avait tenté de dormir quelques heures, en vain. A chaque fois qu'elle fermait les yeux, elle revoyait les cadavres de Bryan, Livio et Antoine, couverts de sang, les visages livides, leurs peaux flasques, leurs regards vitreux qui la regardait sans la voir. Et à chaque fois, elle rouvrit les paupières, tremblante et en sueur.

Mais son corps était si épuisé après les épreuves de la nuit dernière qu'elle refermait à nouveau les yeux et son sommeil était alors ponctué de cauchemars où retentissaient des hurlements de terreur et où le sang coulait en rivières sur les pavés.

Après s'être réveillée pour la quatrième fois en sursaut, elle renonça à se recoucher et quitta son lit. Pendant plus d'une heure, elle tourna en rond dans sa chambre, allant de sa fenêtre jusqu'à sa porte, posant parfois une main sur la poignée puis renonçant à sortir.

Elle hésita plusieurs fois à quitter l'appartement et sortir dans les rues pour se dégourdir les jambes et s'aérer l'esprit. Mais en choisissant cette option, elle devrait affronter le regard et les questions des autres membres de la Famille du Nord. Et ça, elle ne pouvait pas le faire.

Elle n'en n'avait pas le courage.

Doucement, Carmen ouvrit la porte de sa chambre et jeta un coup d'œil dans le couloir. L'appartement baignait dans la pâle lueur du soleil matinal et tout était silencieux. Elle colla son oreille contre la porte de la chambre d'Ariane mais elle n'entendit aucun son. Sa colocataire devait certainement dormir. D'un sommeil sans doute aussi agité qu'avait été le sien...

Elle se rendit dans la salle de bain pour prendre une douche. Elle retira lentement ses habits. Alors qu'elle était encore en sous-vêtements, ses yeux se posèrent sur son tatouage. Elle ne voyait plus que lui et un brusque sentiment de malaise l'assaillit soudain, sans qu'elle sache pourquoi.

Carmen fit glisser un de ses doigts le long des traits d'encre noire tracés sur sa peau moite. Lorsque Laurent lui avait ordonné de se faire tatouer le symbole de la Famille du Sud, elle n'avait pas eu l'idée de lui désobéir.

Elle avait même beaucoup apprécié le concept.

Certes, sur le moment, elle avait beaucoup souffert. Elle avait grimacé de douleur à chaque fois que l'aiguille courait sur sa peau, traçant des sillons noirs d'encre et rouge sang. Mais le sentiment de force et de puissance qu'elle avait ressenti en se pavanant avec son bandage dans le Quartier Général de la Famille du Sud valait bien qu'elle refoule ses larmes de douleur.

Elle appartenait à un groupe.

Elle n'était plus seule.

C'était il y a bien des années...Et ça faisait des années qu'il faisait partie d'elle. Il représentait son identité, son appartenance à la Famille du Sud...

Comme elle avait été fière !

Comme elle avait été aveugle...

Les événements de la veille lui revinrent en mémoire, comme une gifle. Une fois de plus, elle revoyait les corps de Livio, d'Antoine et de Bryan. Mais cette fois, leurs yeux vitreux la fixaient avec une lueur de reproche, comme s'ils l'accusaient d'être directement impliquée dans leur assassinat, comme si c'était elle qui les avaient torturés pendant des heures et qui leur avait porté le coup fatal.

Elle se sentit nauséeuse et dû se précipiter vers les toilettes pour vomir. Elle avait l'impression d'être sale, d'avoir les mains couvertes du sang des trois hommes, d'être aussi coupable que Samaël et Adonis.

Au fond d'elle-même, Carmen savait qu'elle était stupide de penser ça. Elle n'y était pour rien, on ne pouvait pas lui en vouloir ou la condamner pour des actes sur lesquels elle n'avait pas de prise. Mais une petite voix, sournoise comme un serpent, ne cessait de lui chuchoter ; « Tu savais. Tu connaissais l'existence de Samaël et Adonis, tu savais de quoi ils étaient capables. Tu aurais pu faire quelque chose pour empêcher ce massacre mais tu n'as pas bougé. Criminelle ! »

Elle avait pressentit dès le départ que quelque chose de grave allait se passer. Dès l'instant où Nathaniel l'avait informé qu'il allait envoyer Antoine, Livio et Bryan en éclaireurs aux alentours du quartier général de la Famille du Sud, son instinct lui avait hurlé que ce n'était pas une bonne idée. Contrairement à Nathaniel, elle savait que Samaël et Adonis étaient toujours actifs et jamais bien loin de la Famille du Sud. La probabilité que les deux mercenaires tombent sur les trois éclaireurs était pourtant élevée.

Mais elle n'avait rien dit...Et elle se maudissait de ne pas l'avoir fait.

Peut-être que si elle avait tout raconté à Nathaniel, ce dernier n'aurait pas envoyé les trois jeunes hommes. Ils seraient restés au quartier général de la Famille du Nord, ils seraient parmi eux, ils seraient en vie...

Par son mutisme, elle était coupable.

Tout était de sa faute. « Tout ».

Comme Nathaniel, elle avait pris une décision. Elle avait choisi de se taire, de faire le mort, de laisser les événements s'enchaîner et attendre son heure. Elle avait suivi cette option pour ne pas avoir à choisir entre deux camps.

Au plus profond d'elle-même, elle avait voulu croire que Laurent voulait toujours d'elle. Qu'il voulait la récupérer pour s'assurer qu'elle aille bien et non pas pour la punir de l'avoir trahit. Elle l'avait espéré de toutes ses forces. Elle avait cru que sa plus grande joie serait de le rejoindre et de lui transmettre toutes les informations qu'elle avait pu recueillir sur la Famille du Nord.

Elle s'était trompée.

Elle ne serait pas heureuse si elle retournait auprès de Laurent.

Plus du tout.

Carmen réprima un sanglot qui lui comprimait la gorge et frappa l'un des murs de son poing, de dépit et de rage impuissante. Elle grimaça légèrement sous la douleur de l'impact et elle sentit ses jointures s'écorcher.

Elle n'aurait jamais dû accepter la mission que lui avait confiée Laurent. Elle n'aurait jamais dû être d'accord d'infiltrer la Famille du Nord. Elle n'aurait jamais dû fuir lorsqu'elle était revenue parmi les siens. Elle n'aurait jamais dû revenir auprès de la Famille du Nord et elle n'aurait jamais dû trahir son allégeance envers Laurent.

Par sa lâcheté et sa stupidité, trois hommes étaient morts.

Lentement, elle se redressa, essuya ses lèvres tremblantes d'un revers de la main et tira la chasse d'eau. Elle sortit silencieusement dans le couloir et scruta les bruits de l'appartement. Ariane dormait toujours, la porte de sa chambre close. Carmen se glissa jusqu'au salon et reprit la bouteille de Gin qu'elle avait abandonnée sur la table basse. Silencieusement, elle s'enferma à nouveau dans la salle de bain et s'assit sur le carrelage glacé.

Elle ne put dire combien de temps elle resta prostrée contre le mur, la bouteille tremblant légèrement dans sa main. Régulièrement, elle porta la bouteille à ses lèvres et laissa l'alcool désinhiber peu à peu ses sens.

Elle ne pouvait pas rester dans cet état lamentable. Elle devait agir, faire quelque chose. N'importe quoi qui pouvait la faire sortir de sa torpeur et du cercle infernal de ses pensées douloureuses.

Elle réfléchit de longues secondes, hésitante. Il y a avait bien un geste qu'elle pouvait faire, mais il allait lui demander du courage et de la détermination pour aller jusqu'au bout...Carmen prit une nouvelle gorgée de Gin qu'elle avala avec lenteur, prit une grande inspiration et redressa les épaules.

Elle avait pris sa décision.

Dans un geste très mesuré, elle inclina la bouteille et le Gin se versa sur son tatouage. Elle frissonna quand le liquide froid coula sur sa peau nue mais elle n'avait pas le temps de s'en préoccuper. Elle allait devoir agir vite. Elle se pencha légèrement en avant et attrapa un pan de son jeans. Elle glissa la main dans l'une des poches et en sortit son briquet.

Elle l'actionna et la flamme jaillit, chancelante. Carmen la regarda de longues secondes, jusqu'à ce qu'elle vacille et s'éteigne. Elle reprit une gorgée de Gin et l'activa à nouveau. Elle prit une grande inspiration et approcha la flamme de son aine.

L'alcool prit feu instantanément. Elle sera les dents durant les deux premières secondes mais elle ne put retenir plus longtemps un hurlement de douleur. Elle cria à s'en déchirer la gorge. Elle hurla sa douleur, sa honte et sa rage.

Sa tête heurta le sol mais elle sentit à peine le choc, les cellules de son corps entièrement tournées vers la brûlure qui ravageait sa peau. Sa douleur était telle qu'elle n'entendit qu'à peine Ariane tambouriner à la porte et tenter de l'ouvrir en criant son nom.

Le feu se consuma, léchant chaque goutte d'alcool qu'elle avait versé sur son corps avec voracité, brûlant chaque parcelle de sa peau.

Ne parvenant pas à soutenir une telle souffrance, son cerveau se brouilla et sa vision s'obscurcit.

Elle s'évanouit.


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