Chapitre 44


Ils se rendirent donc dans le pub. Comme l'avait informé Sergueï, le lieu était plutôt calme en ce début de soirée. Il y avait une quinzaine de tables en bois entourées de fauteuils confortables. Un comptoir était installé au fond de la salle derrière lequel s'activait un membre de la Famille du Nord. Une dizaine de personnes étaient déjà attablés et discutaient visiblement de sujets sérieux.

Carmen et Sergueï s'installèrent à une table près de la fenêtre, un peu à l'écart, et le jeune homme derrière le bar vint les saluer, poliment pour Carmen, respectueusement pour Sergueï.

- Qu'est-ce que tu souhaites boire ? Demanda ce dernier.

- Un Gin. Sans glaçon.

- Entendu. Et pour moi, ce sera une bière.

Le serveur hocha la tête et repartit derrière le bar. Quelques instants plus tard, il revint avec les consommations demandées avant de repartir.

- A ta santé ! S'exclama Sergueï en levant son verre dans sa direction.

- A la tienne ! Répliqua-t-elle.

Leurs verres tintèrent légèrement lorsqu'ils trinquèrent. Ils sirotèrent leurs boissons quelques minutes, avant que Sergueï ne reprenne la parole :

- Alors ? Est-ce que cet endroit te plaît ?

- Oui. Confirma-t-elle en souriant. Il est comme tu me l'as décrit ; très calme.

- J'aime beaucoup venir ici pour me détendre. Reprit-il.

- Tu y viens souvent ?

- Presque tous les soirs. Répondit-il en haussant les épaules.

Il se laissa aller contre le dossier de son siège, détendu :

- Tu ne veux vraiment pas me dire ce que tu faisais avant que je vienne toquer à ta porte ? Demanda-t-il en souriant moqueusement.

- Je te l'ai dit ; tu te moquerais de moi si je te le disais. Bougonna-t-elle.

Carmen poussa un soupir exaspéré devant le regard insistant du jeune homme et tendit ses mains pour les lui montrer. Ici et là, il restait encore de petites traces de verni à ongle autour de ses ongles. Sergueï les regarda quelques instants avant d'éclater de rire :

- Tu voulais te déguiser en arc-en-ciel ? Railla-t-il.

- Même ça, je suis incapable de le faire correctement ! Répliqua-t-elle d'un air qui se voulait digne. Ariane a toute une collection de verni à ongle, alors j'ai voulu essayer.

- Je ne m'y connais pas beaucoup en cosmétique, mais je crois que c'est sur l'ongle que tu dois mettre le vernis, pas autour.

- Aaaah ! C'est donc ça, l'astuce ! S'exclama-t-elle, sarcastique.

Ils éclatèrent de rire.

- Ça me fait plaisir que tu aies accepté de venir. Poursuivit Sergueï.

- Ça me fait plaisir que tu me l'aies proposé. Rétorqua-t-elle en souriant. Je crois que si on ne me proposait pas de sortir, je ne le ferais pas. Je resterais à tourner en rond dans l'appartement, sans savoir quoi faire pour passer le temps.

- Tu ne te dis jamais que ce n'est pas toujours aux autres de faire le premier pas vers toi ? Demanda-t-il, sarcastique.

Elle haussa les épaules :

- Non. Répondit-elle sincèrement. Je n'ai jamais eu à me la poser. Dans la Famille du Sud, je restais dans mon coin. On ne me proposait pas de sortir boire un verre. Ou quand on me le proposait, c'était par pitié. Ou pour un but pas tout à fait désintéressé, si tu vois ce que je veux dire...

Elle baissa la tête en prononçant ces derniers mots. Elle ne voulait pas que Sergueï voit que ça lui faisait mal de dire ce genre de choses, même si c'était la vérité et qu'il ne la jugerait pas. Certes, Jackie faisait exception à la règle ; lorsqu'elle lui proposait de sortir avec elle, c'était vraiment pour passer un bon moment, discuter de tout et de rien, et rire. Mais ce n'était pas le cas des autres. Pas depuis que son corps s'était métamorphosé et que les hommes plus âgés qu'elle aient arrêté de l'appeler « frangine ». Elle n'était plus la petite sœur, elle était une jeune femme. Avec toutes les possibilités et les conséquences qu'impliquait un tel statut.

- Tu es un vrai loup solitaire. Commenta simplement le jeune homme en reprenant une gorgée de sa bière.

- Je ne voulais pas prendre le risque d'être blessée. Précisa-t-elle avec un sourire désabusé. Pour ce que ça m'a servi au final...

Son regard se perdit dans le liquide transparent de son verre de Gin.

- Mais à présent, tu n'as plus à avoir peur d'être blessée. Poursuivit Sergueï avec douceur. Tu fais partie de la Famille du Nord, nous te protègerons, comme nous nous protégeons les uns les autres. Tu ne feras pas exception à la règle. Tu es des nôtres.

Carmen releva la tête et se força à sourire, gênée et touchée par ses paroles. Elle sentait qu'elle pouvait lui faire confiance car il pensait sincèrement à ses paroles.

Mais elle s'en voulait également, parce qu'elle ne savait toujours pas, au fond d'elle-même, si elle avait complètement changée d'allégeance et qu'elle ne faisait plus partie de la Famille du Sud. Elle voulait encore croire que Laurent tenait à elle et que toute cette histoire pour la récupérer faisait partie de son plan et qu'il ne pensait pas qu'elle l'avait trahie.

Et si tel était le cas, elle devait poursuivre sa mission et récupérer le maximum d'informations au sujet de la Famille du Nord. Sergueï pouvait les lui fournir. Comme Ariane. Ils lui faisaient suffisamment confiance pour qu'ils lui donnent ce qu'elle voulait savoir, à condition qu'elle joue bien la comédie.

Mais les trahir lui feraient mal. Elle s'était attachée à eux.

Foutue culpabilité.

- Merci, Sergueï. Murmura-t-elle. Ça me fait du bien de te l'entendre dire.

Il lui fit un clin d'œil complice et but une nouvelle gorgée de sa bière.

- J'aime beaucoup la Famille du Nord. Continua-t-elle lentement. Elle est...très différente de mon ancienne Famille. On sent que vous êtes très liés les uns aux autres.

- N'est-ce pas là le principe même de la famille ? Rétorqua-t-il.

Son sourire narquois était revenu sur ses lèvres, ce qui la fit rire doucement.

- Ça a toujours été comme ça entre vous ? Demanda-t-elle.

- Bien sûr. Approuva-t-il. Je ne me souviens pas d'une quelconque discorde qui aurait déchiré les membres de la Famille du Nord. Tu peux me croire ; j'ai toujours vécu en Son sein.

- Tu es né dans la Famille du Nord ? Insista-t-elle en se penchant légèrement sur la table pour se rapprocher de lui, intéressée.

Elle venait de se rendre compte que malgré toutes leurs discussions et leurs moments de complicité, Sergueï ne lui avait jamais parlé de lui et de son enfance.

- Pas exactement. Nuança-t-il avec un pâle sourire. Je suis né dans un petit village au nord-est de l'Ile, dont j'ai oublié le nom. J'avais cinq ans quand la maladie de l'Année Noire s'est propagée. Et quand les autorités sont parties avec le bateau, nous avons pris la route pour aller en ville. Et nous avons retrouvé les autres Survivants. J'ai connu l'époque où nous étions encore tous ensemble, on se serrait les coudes. Nous étions bien guidés et dirigés par Nathaniel, Santana, Aël et Renzo. Et il n'était pas encore question des Quatre Familles. Puis, quand les Chefs se sont peu à peu déchirés, nous avons rejoint la Famille du Nord.

- Eh bien ! S'exclama-t-elle. Tu en as vu des choses !

- Quelques-unes. Admit-il. Mais j'étais petit, je n'ai pas beaucoup de souvenirs de cette période. Et la plupart sont des mauvais souvenirs, alors je préfère les ranger dans un coin de ma tête et tenter de les oublier.

- Je comprends ce que tu veux dire.

Il hocha la tête et regarda par la fenêtre du pub pendant une longue minute, les yeux dans le vague, comme s'il était justement en train de se remémorer les souvenirs qu'il voulait oublier. Puis, il sembla revenir à lui et reporta son attention sur elle en souriant :

- Et toi ? Demanda-t-il. Est-ce que tu as toujours vécu dans la Famille du Sud ? Reprit-il d'un ton qui se voulait dégager.

Carmen se tordit légèrement sur sa chaise. Elle aurait préféré ne pas parler de son passé.

Elle aussi, elle avait la tête remplie de souvenirs qu'elle préférait oublier.

- Je l'ai rejointe quand j'avais onze ans. Avant ça, je vivais aussi dans un petit village. Je n'ai jamais connu mes parents biologiques. Mon père est mort durant l'Année Noire et ma mère est morte en couche, c'est tout ce que je sais d'eux. Du moins, c'est ce que m'a raconté la femme qui l'avait aidée à me mettre au monde.

- Je suis désolé de l'apprendre. Murmura-t-il.

- Ne le sois pas. Je ne me souviens pas d'eux, ils ne me manquent donc pas. C'est cette femme et son mari qui m'ont adopté et élevé. C'étaient eux, mes vrais parents.

- « C'étaient » ? Répéta-t-il en fronçant les sourcils.

- Ils sont morts également.

- De la maladie de l'Année Noire ?

- Non. Assassinés.

Sergueï avala de travers et se mit à tousser. Il lui fallut une bonne minute pour se ressaisir.

- Assassinés ? Souffla-t-il, la voix rauque.

- Oui. Par d'autres membres du village dans lequel j'ai grandi.

Elle prit une grande inspiration pour se donner le courage de poursuivre :

- La survie était dure à cette période. On avait tout le temps peur de tomber malade à notre tour et de contaminer les autres, on manquait de tout, on était toujours sur nos gardes. Mes parents adoptifs étaient prévoyants, ils avaient de nombreuses réserves de nourriture. Ça attisait les convoitises. Les autres villageois n'ont ont attaqué. J'ai pu m'enfuir et je me suis réfugiée dans la montagne. J'y ai vécu deux ans, seule, livrée à moi-même. Et un jour, je me suis approchée de la ville. J'ai croisé la route de Laurent, il m'a prise sous son aile et je ne l'ai plus quitté depuis.

Elle releva la tête vers Sergueï qui ne la quittait pas des yeux. Mais elle aurait été incapable de déchiffrer l'expression de son regard. Elle ne l'avait jamais vu avec un air aussi grave.

- Je suis désolé. Répéta-t-il. Ça dû être très difficile pour toi de gérer toutes ces situations.

- Je ne te le fait pas dire...Marmonna-t-elle. Ça m'a obligé à grandir très vite et à ne pas accorder ma confiance à n'importe qui. Nous étions beaucoup dans ce cas, du moins dans la Famille du Sud. Nous étions des enfants perdus et Laurent nous a aidés. Nous avions trouvé en lui un grand frère que nous pouvions suivre et imiter. Et il y avait aussi Aël. Il ne prenait déjà plus de décisions quand je suis arrivée mais il nous a toujours témoigné de l'affection, comme un père.

- Je vois. Dit-il simplement.

Un long silence s'installa entre eux, se prolongeant jusqu'à ce qu'ils terminent leurs verres, les emprisonnant dans leurs pensées.

- On a connu mieux comme premier rendez-vous, non ? Déclara subitement Sergueï, les commissures de ses lèvres frémissantes.

Carmen ricana :

- On s'en fiche, ce n'est pas un rendez-vous galant, à ce que je sache !

- Encore heureux ! S'exclama-t-il en riant. Personne ne serait assez dingue pour vouloir un rendez-vous galant avec toi !

- Je te remercie. De toute façon, tu es probablement la dernière personne avec laquelle j'aurais accepté un rendez-vous galant.

- Je me doute que tu préférerais passer du bon temps avec Beniamino plutôt qu'avec moi. Je suis tellement ennuyeux !

- Indubitablement.

Ils se regardèrent une longue seconde avant d'être pris d'un fou rire difficilement contrôlable.

L'homme qui se chargeait de servir les quelques personnes attablées dans le pub revint les voir pour vérifier que tout se passait bien et Sergueï lui commanda deux autres verres.

Carmen se détendit considérablement tandis que le Gin faisait lentement son effet sur elle. Elle était en train de passer un agréable moment avec un homme qu'elle appréciait beaucoup. Elle n'avait jamais eu ce genre de rendez-vous avec Aydan...

C'était dur, et en même temps si apaisant de se rendre compte de ça.


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