Chapitre 42

C'était le jeu le plus étrange, le plus compliqué et le plus drôle auquel Carmen avait jamais joué.

Ce qui ne voulait pas dire grand-chose, puisqu'elle n'avait pas souvent eu l'occasion de jouer durant sa vie. Et ce n'était pas avec Lorik, son petit frère de coeur, qu'elle aurait joué au Pêl Tân.

La jeune fille était toujours incapable de dire quelles étaient les règles du jeu car Emilio et Beniamino, qui avaient tous deux un esprit de compétition et une volonté farouche de vaincre l'adversaire, ne cessaient de les changer.

Et ils n'avaient pas la même notion qu'elle du fair-play.

Carmen ne compta plus le nombre de remontrances que Victoria avait hurlé au cours des parties qui suivirent. La jeune femme finit par renoncer à arbitrer et alla s'assoir sur les couvertures, l'air renfrogné et boudeur.

Elle ne savait même pas si son équipe gagnait ou non. Les deux équipes avaient été réparties d'une manière si équitable que leurs forces se valaient ; dans celle de Beniamino, Sergueï était de loin le plus rapide. Océane interceptait la balle avec adresse mais elle n'était pas attentive au jeu et se faisait régulièrement toucher par la balle. Beniamino, lui, visait très bien. Dans l'équipe d'Emilio, ce dernier jouait avec stratégie et parvenait à marquer des points d'une façon admirable. Ariane était preste comme une belette et esquivait tous les coups avec agilité, et Carmen...Se faisait toucher aussi souvent qu'Océane.

Ils dérapaient dans le sable en lançant, esquivant ou interceptant la balle. Ils se bousculaient, se chamaillaient, s'invectivaient pendant ce qui semblait des heures à Carmen.

Elle s'était rarement autant amusée. Elle en avait presque oublié qu'elle était sur une ile qui avait vu sa population se faire décimer par une maladie, oublié qu'il y avait des tensions entre les Familles et qu'une guerre allait peut-être éclater entre Elles.

Ils étaient simplement là, un groupe d'amis qui s'étaient retrouvés sur une plage, comme coupés du temps et du reste du monde.

Lorsque Beniamino bondit en criant victoire, imité par son équipe, Emilio protesta avec véhémence :

- Vous n'avez pas encore gagné ! Cracha-t-il.

- Bien sûr que si ! Répliqua l'infirmier avec un sourire moqueur. Je viens de marquer notre vingtième point, nous sommes donc les vainqueurs.

Emilio s'esclaffa :

- Tu comptes n'importe comment ! Vous n'êtes pas à vingt, mais à dix-sept !

- Quoi ? S'écria-t-il, à présent furieux. Tu as oublié de compter la fois où je t'ai touché ? Et celle où Sergueï a touché Carmen à l'épaule, je l'ai inventé, peut-être ?

- Tu inventes. Assura Emilio, en toute mauvaise foi car Carmen avait bel et bien été touchée par Sergueï.

Ce fut Ariane qui apaisa le groupe en lançant :

- Allez ! On a bien mérité notre verre de limonade et nos sandwichs ! Il est plus que temps de passer à table !

- On ne mange pas sur la couverture ? S'étonna Océane d'un air un peu déçu.

Cette remarque fit éclater de rire Beniamino et la hache de guerre fut enterrée entre les deux équipes.

Ils rejoignirent Victoria, qui avait cessé de bouder, et s'installèrent en cercle sur les couvertures et se firent passer les différentes victuailles qu'avait préparées Ariane pour le repas. Sa limonade de fleur d'oranger était excellente et Carmen en but de longues gorgées avec délice. Les sandwichs, les olives, les fruits et le fromage les rassasièrent et même le gâteau à l'aspect peu ragoutant était bon. Spécial, mais bon. Ils restèrent longtemps allongés sur les couvertures, somnolents et repus.

Emilio profita du calme pour poser quelques questions à Carmen sur son rôle de décodeuse. La jeune fille y répondit du mieux qu'elle put, mais elle était incapable de lui expliquer d'où lui venait ce don pour trouver les bonnes combinaisons de chiffres. Elle lui expliqua tout ce dont elle était capable de faire, ce qui semblait vivement l'intéresser.

Une heure plus tard, Océane proposa d'aller se baigner. Tout le monde accueillit sa proposition avec joie, sauf Carmen qui n'était pas du tout à l'aise de dévoiler ainsi son corps.

- Ce n'est qu'un maillot de bain. Murmura Ariane à son oreille en guise de réconfort.

- J'aurais l'impression d'être en sous-vêtements. Répliqua-t-elle dans un souffle.

- Ce n'est pas pareil ! Protesta-t-elle.

- La seule différence que je vois, c'est la matière du tissu. Je n'irai pas me baigner. Ajouta-t-elle, catégorique.

- Ce que tu peux être bornée. Soupira Ariane en se redressant.

Le groupe enfilèrent leurs maillots de bains derrières les rochers de la crique et se précipitèrent dans les roulements des vagues. Ils s'éloignèrent de la rive en quelques brasses et Beniamino commença une bataille de jets d'eau avec Victoria.

- Carmen ! Appela Sergueï d'une voix forte pour couvrir les vagues. Viens te baigner, elle est bonne !

- Non merci, je préfère prendre un bain de soleil ! Rétorqua-t-elle depuis la couverture.

Le jeune homme la regarda longuement et finit par hausser les épaules, préférant ne pas insister.

Carmen les observa jouer et nager, pensive.

Elle était déchirée entre deux émotions contradictoires. Elle ne pouvait pas le nier ; L'eau de l'océan avait l'air agréablement fraiche et les autres semblaient bien s'amuser. Elle était envieuse de leur joie et souhaitait les rejoindre. Mais d'un autre côté, elle n'avait pas envie d'exposer son corps à leurs regards. Elle n'avait guère apprécié ce fait lorsqu'elle portait une robe et des talons aiguilles, alors en maillot de bain...

Ce qui était d'autant plus perturbant, c'était qu'elle semblait être la seule à être aussi pudique. Ni les filles, ni les hommes ne semblaient se soucier de ce que pouvaient penser les autres de leurs corps et ils s'étaient dévêtus sans le moindre complexe. Mais Carmen songea avec docte qu'il était plus facile pour eux de se dévoiler, car ils se connaissaient depuis des années, contrairement à elle.

« Va les rejoindre. » Intima la petite voix irritée au fond de sa tête.

« Je ne peux pas. » Se rabroua-t-elle.

« Pourquoi ? Tu ne sais pas mettre un maillot de bain ? » Ricana la voix.

« Il ne s'agit pas de ça... »

« Oh allez ! Tu en crève d'envie ! »

« Ils vont me voir. »

« C'est pas toi qui disait que tu devais laisser couler ? »

Après une longue minute de combat intérieur, Carmen prit le sac en toile dans lequel se trouvait le maillot de bain, se leva, pris une serviette et s'éloigna en direction des rochers pour se changer. Une fois le maillot de bain mis, elle enroula la serviette autour de son corps et ne sortit des rochers qu'une fois s'être assurée que rien ne dépassait.

Lorsqu'elle revint vers le bord de mer, elle fut acclamée par les autres :

- Je savais que tu ne résisterais pas ! S'exclama Ariane d'un ton réjouit. Dépêche-toi, Carmen !

- Oui, oui...une seconde. Bougonna-t-elle en entrant un pied dans l'eau.

Elle avança pas à pas, avec lenteur et précaution, tentant par tous les moyens de ne pas dévoiler trop son corps. Après quelques minutes, elle entendit parfaitement Victoria murmurer :

- Mais... qu'est-ce qu'elle fait ? Demanda-t-elle à l'adresse d'Emilio, qui ne put que hausser les épaules en guise de réponse, l'air aussi perplexe qu'elle.

- Elle est simplement un peu pudique. Expliqua Ariane avec douceur.

- Arrête tes manières, petite écorchée ! Lança moqueusement Beniamino. Je t'ai déjà vu en sous-vêtements, je te rappelle !

- La situation était différente ! Répliqua-t-elle. Et mêles-toi de tes affaires, ça ne te regarde pas ce que je fais ! Si je n'ai pas envie de dévoiler, c'est mon droit ! Je n'ai pas à me justifier...

Tout se déroula si vite que Carmen ne put réagir à temps. Une vague plus grosse et puissante que les autres la frappa de plein fouet, la projetant en arrière et l'engloutit. La tête sous l'eau, incapable de dire où étaient le ciel et la terre, elle suffoqua. Elle avait bu une grande quantité d'eau salée qu'elle avait envie de recracher tandis qu'elle tournoyait sur elle-même. Son dos dérapa finalement sur le sable et la vague se retira, la laissant sur la plage, crachant et toussant pour reprendre ses esprits.

Elle avait perdu sa serviette, du sable était entré dans son maillot de bain et la piquait atrocement, ses cheveux détrempés lui masquaient la vue.

- Est-ce que ça va ?

La voix de Sergueï lui parvint quelque part sur sa droite. Elle dégagea son visage de ses mèches sombres et leva la tête vers lui.

Le jeune homme s'était approché d'elle et semblait inquiet.

- Ça va...Bredouilla-t-elle en toussant.

Sergueï l'aida à se relaver et lui donna de petites tapes dans le dos pour qu'elle reprenne son souffle. Mais même si son visage semblait exprimer de l'inquiétude, Carmen lut parfaitement dans ses yeux cette lueur moqueuse qui le caractérisait tant.

- Ce n'est pas drôle ! Protesta-t-elle en crachant une mèche de cheveux qui s'était glissé dans sa bouche.

Sergueï ne parvint pas à se retenir plus longtemps ; Il fut secoué d'un fou rire, rapidement imité par le reste du groupe. Carmen, les joues rouges d'humiliation, rejeta ses cheveux en arrière dans un geste qui se voulait plein de dignité.

Mais elle n'obtint pas le résultat escompté et ses cheveux projetèrent de minuscules grains de sables qui vinrent se loger dans ses yeux et la firent pousser un cri de douleur. L'hilarité générale redoubla d'intensité et après quelques secondes, Carmen finit par rire à son tour, admettant que la situation était parfaitement ridicule.

- Viens, on va t'enlever tout ce sable. Invita Sergueï entre deux rires.

Ils s'enfoncèrent un peu plus dans l'eau et Carmen pencha la tête en avant pour enlever tous les petits grains qui s'y étaient incrustés. Sergueï l'aida gentiment, glissant ses doigts entre ses mèches pour les nettoyer dans l'eau salée.

- Merci. Sourit-elle en se redressant.

- A ton service. Répliqua-t-il moqueusement.

Il se retourna et alla rejoindre les autres. Ce fut à cet instant que Carmen prit conscience de l'énorme tatouage qu'il arborait dans le dos.

Le symbole de la Famille du Nord, une croix celtique avec des traits entremêlés harmonieusement, comme celle qui était sur l'avant-bras de Renaud, y était dessiné à l'encre noire. L'une des branches partait depuis sa nuque pour descendre jusqu'au creux de ses reins tandis que l'autre traversait de part en part ses omoplates.

Carmen s'attarda, mine de rien, sur les muscles de son dos et de ses épaules bien dessinés et les mèches de ses cheveux bruns humides dressées en épis sur sa nuque. De petites gouttes d'eau salées traçaient des sillons dans son dos, glissant jusqu'au bas de ses reins.

Le maillot de bain avait ses bons côtés, en fin de compte.

« Mais qu'est-ce que tu racontes ?! » S'écria la voix exaspérée au fond de sa tête.

Durant le reste de l'après-midi, le groupe resta dans l'eau. Emilio, qui n'avait toujours pas digéré sa défaite au Pêl Tân, défia Beniamino dans une course de natation. Le bel infirmier accepta sans la moindre hésitation et tous deux commencèrent à nager d'un bout à l'autre de la crique sous les encouragements de Victoria, d'Ariane et de Sergueï. Océane et Carmen préféraient nager ou se laisser porter par le courant en faisant la planche.

Carmen, qui ne savait pas très bien nager, reposait très vite ses pieds à terre, de crainte de se noyer ou de boire la tasse. Et elle ne s'éloigna pas trop du rivage pour éviter de perdre pied.

Quand le soleil commença à décliner et qu'Emilio et Beniamino se retrouvèrent à cours d'idée de défis – après s'être défié à la nage, ils avaient enchaîné sur le concours de celui qui tiendrait le plus longtemps sous l'eau et celui de qui arriverait à mieux faire le poirier, entre autre-, ils sortirent de l'eau et se couchèrent sur les couvertures. Et tandis que le soleil glissait lentement dans l'océan, le noircissant au fur et à mesure, ils sortirent des bouteilles d'alcool et trinquèrent à la santé de Carmen. Ils passèrent encore de longues heures à discuter, d'une voix de plus en plus basse à mesure que le ciel s'obscurcissait, comme s'ils ne voulaient pas que la lune entende ce qu'ils se disaient.

Lorsqu'il fit entièrement nuit, que la dernière bouteille d'alcool fut vidée, qu'ils ne perçurent de l'océan que le roulement des vagues qui s'écrasaient sur la plage et que l'air se rafraichit, ils récupérèrent toutes leurs affaires et reprirent le chemin qui menait au quartier général de la Famille du Nord. A la demande d'Emilio, ils ne s'attardèrent pas dans les rues et gardèrent le silence ; l'homme était toujours très méfiant et avait peur qu'ils tombent dans une embuscade.

Ils durent demander aux gardes d'ouvrir les grilles d'enceinte et ils se séparèrent en se faisant la bise, se remerciant mutuellement pour cette journée et chacun alla se coucher.

- C'était super ! S'exclama Ariane, un peu pompette.

Carmen dû lui retenir le bras pour qu'elle ne chancelle pas.

- Oui. Dit-elle. C'était une très belle journée. C'est la meilleure fête d'anniversaire que j'ai eu de toute ma vie !

Ariane n'ajouta rien mais un sourire éclatant illumina son visage. Elle avait senti que Carmen était sincère en disant ça.

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