Chapitre 38


- On a l'air con, non ? Fit-elle remarquer après un long moment de silence.

- Si tu le dis. Répliqua-t-il d'un air indifférent.

- Tu trouves pas ça bizarre, toi ? Insista-t-elle. On est là, à discuter tranquillement, alors qu'il y a deux semaines, on était ennemi et tu m'avais torturé pour me soutirer des aveux...Moi, je trouve ça bizarre. Et perturbant.

- Je t'arrête tout de suite ; on n'est pas devenus amis. Coupa-t-il sèchement.

- Heureusement.

- Je te tolère et je ferais un effort dans ce sens, c'est tout. Poursuivit-il en s'allumant une deuxième cigarette. Tu fais désormais partie de ma Famille et je ne touche pas aux membres de ma Famille. Mais si j'ai le moindre soupçon d'une trahison de ta part, c'est pas à coups de poings que je vais te tuer, si tu vois ce que je veux dire.

Carmen tiqua sous la menace, mais elle se reprit aussitôt :

- Nous sommes d'accord. Annonça-t-elle.

- Et puisque nous parlons d'allégeance à la Famille du Nord ; est-ce que tu as l'intention de brûler ton tatouage et graver le nôtre sur ta peau ?

Carmen marqua un temps d'arrêt. Elle ne savait pas quoi répondre à cette question. Elle avait complètement oublié qu'elle portait toujours la marque d'appartenance à la Famille du Sud, le tatouage qui représentait un phénix aux ailes enflammées, sur son aine gauche. Devait-elle le brûler ? Le détruire définitivement ? Elle ignorait si elle avait la force et le courage de s'infliger une telle douleur.

Et il représentait tellement plus qu'un oiseau fantastique tracé à l'encre noire.

- Je ne sais pas encore ce que je vais faire. Répondit-elle prudemment.

- Mmmh...Tu n'es pas encore complètement dévouée à notre Famille, à ce que je vois. Commenta-t-il.

- Tu brûlerais ton tatouage, toi ? Répliqua-t-elle sèchement.

- Non, puisque je ne changerais jamais de Famille.

La réponse avait le mérite d'être claire.

- C'est quoi le symbole de la Famille du Nord ? Demanda-t-elle après un court silence.

Pour toute réponse, Renaud releva son t-shirt jusqu'au cou. Entre ses pectoraux, une croix celtique dans laquelle s'inscrivait un anneau, d'une dizaine de centimètre, avait été tracée à l'encre noire. Une multitude de traits étaient tracés dans la croix, s'entrelaçant les uns les autres dans un mouvement fluide.

- C'est sympa. Commenta-t-elle, tandis qu'il rajustait son t-shirt. Je ne l'imaginais pas comme ça.

- Et comment l'imaginais-tu ? Demanda-t-il d'un ton narquois.

- Je ne sais pas. Je voyais plutôt un animal. Répondit-elle en haussant les épaules.

- Nathaniel n'a pas voulu d'animal pour symboliser sa Famille, contrairement aux Autres...

- Je ne connais pas le symbole des Familles de l'Ouest et de l'Est.

Renaud lui lança un regard incrédule :

- Vous n'apprenez pas les symboles des autres Familles ? S'exclama-t-il. Comment faites-vous pour les différencier, alors ?

Carmen fit tourner son verre entre ses doigts, soudain mal à l'aise.

- Et bien...en fait, c'était assez simple...Marmonna-t-elle. On ne les différenciait pas. Tous ceux qui ne faisaient pas partie de la Famille du Sud étaient nos ennemis, donc il ne nous était pas vraiment utile de savoir à quelle autre Famille ils appartenaient.

Renaud la regarda longuement, le visage indéchiffrable.

- C'est radical. Finit-il par déclarer, sans la moindre émotion. Pour ton information, sache que le symbole de la Famille de l'Est est un caracal. Et celui de la Famille de l'Ouest est un renne.

- Je ne sais pas à quoi ressemble un caracal.

- Un lynx du désert.

- Je ne suis pas plus avancée.

- Tu n'ouvres jamais de livres ?

- J'en ai ouvert. Quelques-uns. Il n'y en a pas beaucoup dans la Famille du Sud. Et aucun ne parle de caracal ou de lynx du désert.

- C'est pas possible d'être aussi inculte ! S'exclama-t-il, exaspéré. Tu devrais faire un tour chez Nelio, il a une bibliothèque remplie de bouquins sur tous les sujets possibles et imaginables. Il serait temps que tu t'ouvres sur le monde qui t'entoure.

- Je suivrai ton conseil. Grommela-t-elle, vexée.

Ils se replongèrent dans le silence, tirant sur leurs cigarettes et buvant leurs verres. Lorsque Carmen termina le sien, elle se leva et défroissant le devant de sa robe.

- Je ferais mieux d'y retourner. Soupira-t-elle. Sinon Ariane va penser que je suis rentrée.

- Tu voulais rentrer ?

Carmen se désigna des pieds à la tête :

- Je ne suis pas vraiment dans mon élément.

Il sourit :

- C'est une jolie robe. Concéda-t-il. Je suis sûr qu'elle plaît à Sergueï. Ajouta-t-il, moqueur.

- Qu'est-ce que vous avez tous à me parler de lui ? S'écria-t-elle, exaspérée.

- Oh, c'est pas comme s'il t'avait nourrit et couvé durant toute ta captivité ! Répliqua-t-il, ironique. Il n'a jamais fait ça avec les prisonniers précédents et je l'ai entendu se disputer avec Beniamino tout à l'heure. Et tout le monde sait que notre bellâtre d'infirmier est un coureur de jupons. Il n'existe qu'une seule raison pour laquelle un homme réagisse de cette manière.

- Tu pourrais faire conseiller matrimonial. Commenta-t-elle, sarcastique.

- Je l'ai été, dans une vie passée.

- Je te crois volontiers.

- Tu n'as pas beaucoup d'expérience dans le domaine, n'est-ce pas ?

Elle lui sourit franchement.

- Nous ne sommes pas amis, Renaud. Je n'ai donc aucune obligation à répondre à une telle question.

Il haussa les épaules.

- Pour ce que j'en dis...

Carmen l'abandonna à sa bière et retourna vers la fête. Elle chercha Ariane des yeux mais ne la vit nul part. Elle traversa la foule, tordant le cou pour tenter d'apercevoir la jeune fille, en vain.

En revanche, elle croisa Sergueï, qui avait un nouveau verre dans la main.

- Ah, tu es là ! S'exclama-t-il. Ça faisait un moment qu'on ne t'avait plus vue.

- Je me suis un peu éloignée. Répondit-elle avec un sourire d'excuse. Je n'aime pas trop la foule. Tout ce monde et ce bruit...je me sens oppressée.

Il hocha la tête, compréhensif.

- Emilio te cherchait. Annonça-t-il.

- Ah ? S'étonna-t-elle, soudain tendue. Pourquoi ?

- Il avait des questions à te poser au sujet du décodage. Répondit-t-il en haussant les épaules. Il m'a semblé très intéressé par tes talents. Je crois qu'il veut savoir à qui il a affaire et dans quel genre de mission tu peux être utile à la Famille du Nord.

- Dans les missions qui nécessite de craquer des codes ? Suggéra-t-elle d'un air ironique.

Il éclata de rire :

- Sans nul doute !

Elle lui rendit son sourire avant de regarder autour d'elle :

- Tu sais où est Ariane ?

- Je peux te dire où elle était il y a cinq minutes, puisqu'elle est passé à côté de moi. Répondit-il.

Carmen attendit qu'il poursuive mais il n'ajouta rien.

- Et donc... ? Insista-t-elle.

- Je ne sais pas où elle est maintenant, puisque elle n'est plus à côté de moi.

- Très drôle. Marmonna-t-elle, tandis que Sergueï éclatait d'un rire railleur. Je vais me débrouiller.

Elle s'éloigna de quelques pas et la voix du jeune homme s'éleva dans son dos :

- Ne me remercie pas, surtout !

- Crève. Répliqua-t-elle sans même se retourner.

Le rire narquois de Sergueï l'accompagna encore longtemps après qu'elle se soit éclipsée dans la foule. Il résonnait dans ses oreilles comme une petite mélodie.

Elle poursuivit ses recherches et tenta d'apercevoir Ariane dans la foule dense. Mais après avoir fait deux fois le tour de la place, elle changea de méthode et se dirigea vers l'estrade. Si elle prenait de la hauteur, peut-être parviendrait-elle à la retrouver et à se frayer un chemin jusqu'à elle.

A moins qu'entre le moment où elle la voyait et celui où elle parvenait à la rejoindre, Ariane se déplace ailleurs.

Elle sentait que ce jeu de cache-cache allait vite l'agacer.

Alors qu'elle allait monter sur l'estrade, elle aperçut Nathaniel non loin de là, avec sa femme et Beniamino. Tous trois étaient en grande conversation et à en juger par l'air sérieux de leurs visages, la discussion semblait très importante.

Soudain, Nathaniel toussa. Carmen n'y aurait pas prêté d'avantage attention si son nouveau Chef de Famille n'était pas sur le point de cracher ses poumons. Fiona lui tapota le dos, inquiète, et Beniamino posa la main sur sa sacoche, comme s'il s'apprêtait à devoir intervenir médicalement. La quinte de toux se calma et Nathaniel se redressa. Il tenta un sourire rassurant vers son épouse, mais il était très pâle. Il s'essuya la bouche avec un mouchoir et le remit dans sa poche.

- Bonsoir. Les salua Carmen en s'approchant. Est-ce que ça va ? Ajouta-t-elle à l'adresse de Nathaniel.

Il lui sourit :

- Mais oui, ne t'inquiète pas !

- Ça m'a l'air sérieux...Insista-t-elle.

- C'est impressionnant, je te l'accorde. Mais je t'assure que ce n'est rien de grave. C'est juste un début de crève. Je passe mes journées entre la climatisation de l'infirmerie et la chaleur étouffante de cet été sans fin. C'est parfaitement normal.

Malgré son sourire et son ton dégagé, il lui lança un regard qui voulait clairement signifier qu'elle ne devait pas insister.

- Si tu le dis. Abdiqua-t-elle.

Elle n'avait pas envie d'attirer les foudres de son nouveau Chef de Famille. Même s'il semblait plus chaleureux et paternel que Laurent, Carmen était sûre que Nathaniel était capable d'entrer dans des colères aussi noires que le Chef de la Famille du Sud.

Fiona lui sourit avec bienveillance.

- C'est très gentil à toi de t'inquiéter pour lui. Mais Nathaniel a raison ; ce n'est qu'un début de crève. A moins que notre infirmier n'ait un autre diagnostique ? Ajouta-t-elle avec un sourire espiègle à l'adresse de Beniamino.

- Absolument pas, gente dame ! S'exclama-t-il avec une grandiloquence feinte qui fit sourire tout le monde, même Carmen. Du repos, du thé et du miel, c'est le meilleur remède que je préconise.

- Conseil que je vais suivre à la lettre. Assura Nathaniel. Je vais rentrer et me coucher. Ça ira probablement mieux demain. Je vous remercie, tous les trois, de vous soucier de ma santé. Ajouta-t-il en souriant.

- C'est normal. Répliqua Carmen. Enfin, je crois...Je vois qu'ici, on se soucie les uns des autres, ce qui n'était pas le cas dans la Famille du Sud. J'ai encore des choses à apprendre...et des carences affectives à combler. Je suppose.

- Je peux y remédier, si tu veux. Lui murmura Beniamino en lui lançant un clin d'œil. J'ai tout ce qu'il faut à l'infirmerie...et ailleurs.

Elle leva les yeux au ciel.

- Bien essayé. Répliqua-t-elle.

- Zut.

Nathaniel se pencha vers sa femme :

- Tu gère la suite de la soirée ?

- Tu peux compter sur moi. Confirma-t-elle.

Nathaniel l'embrassa tendrement sur le front, salua Carmen et Beniamino et disparu dans la foule.

- Je ne vais pas tarder non plus. Informa Carmen.

- Tu pars déjà ? S'étonna Fiona.

- Je ne suis pas habituée aux talons. Sourit-elle en montrant ses pieds.

C'était un demi-mensonge. Il était vrai que ses pieds commençaient à souffrir mais elle avait vraiment envie d'aller se coucher et n'importe quelle excuse était bonne à prendre.

- Ah ! Tu es là ! S'exclama une voix dans son dos.

Ariane apparu soudain à ses côtés, son verre dangereusement incliné. Elle avait le regard un peu vitreux et sa coiffure était défaite. Mais elle se tenait encore droite et sa voix n'avait pas les intonations rauques et pâteuses dues à de la boisson

- Je te cherchais. L'informa Carmen. Je m'apprêtais à rentrer.

- Bonne idée. Hoqueta-t-elle. Moi aussi, je suis épuisée...

Les deux jeunes filles saluèrent Fiona et Beniamino et rentrèrent lentement à l'appartement. Ariane dû s'arrêter à plusieurs reprises, une fois pour retirer ses talons qui lui faisaient mal aux pieds, une autre fois pour s'assoir afin de reprendre son souffle, encore une fois pour rigoler d'une anecdote qu'elle voulait partager avec Carmen et une dernière fois pour s'extasier devant les plantes qui fleurissaient devant les maisons. Elles finirent par arriver à bon port et Carmen souhaita bonne nuit à Ariane avant d'aller s'enfermer dans sa chambre.

Elle enleva ses chaussures à talons, se démaquilla, détacha ses cheveux, retira sa robe et s'affala dans son lit avec un soupir de contentement.

Plus jamais on ne la reprendrait à mettre des chaussures à talons.

Mais malgré ses pieds courbaturés, malgré l'alcool ingurgité qui lui faisait un peu tourner la tête, malgré la fatigue, elle ne parvenait pas à trouver le sommeil. Elle se tourna et se retourna dans son lit, ressassant ses pensées.

Nathaniel pouvait bien prétendre ce qu'il voulait et que sa toux n'était que le symptôme d'une crève. Mais elle restait convaincue d'avoir vu, sur le mouchoir qu'il avait glissé dans sa poche, des tâches de sang.


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