Chapitre 30

Le coup était si brutal qu'Aydan se plia en deux, le souffle coupé. Carmen en profita pour le contourner et bondir vers la maison principale.

Elle allait atteindre les escaliers qui menaient au perron lorsque la voix d'Aydan retentit derrière elle :

- ALERTE ! Hurla-t-il. CARMEN VEUT S'EN PRENDRE A LAURENT ! ELLE NOUS A TRAHIS !

Carmen se figea sur place. Il s'écoula deux longues secondes durant lesquelles rien ne se passa. Puis, la porte principale s'ouvrit à la volée sur six hommes dont les regards se posèrent aussitôt sur elle. Elle y vit de la surprise mais aussi de la colère. Tous avaient l'air déterminés et l'un d'entre eux dégaina lentement le pistolet qu'il avait à sa ceinture.

L'instinct de survie prit le dessus sur la raison. Elle s'enfuit.

Qu'aurait-elle pût faire d'autre ? Rester et plaider son innocence ? Ces hommes avaient l'air ivre et leur sens du jugement et de la retenue était sévèrement atteint. Ils étaient tout à fait capables de faire justice eux-mêmes, sans l'avis de Laurent.

Et est-ce que ce dernier avait entendu les cris d'Aydan ? Est-ce que lui aussi croyait qu'elle l'avait trahis ? Qu'elle avait changé de camp et faisait partie de la Famille du Nord ?

Elle ne pouvait pas attendre pour le savoir.

Elle s'était mise à courir, pourchassée par ceux qui étaient autrefois ses amis. Heureusement pour elle, ils avaient de la peine à courir et viser correctement. Des coups de feu retentirent et des balles sifflèrent mais toutes la ratèrent de plusieurs mètres, percutant à la place les pavés et les murs des maisons.

« Bordelbordelbordel ! » Songea-t-elle tout en poursuivant sa course.

Cette histoire partait dans tous les sens ! Depuis qu'elle avait accepté cette mission, elle ne savait plus à qui faire confiance, de qui se méfier, dans quel camp elle était vraiment. Plus personne ne disait la vérité, tout le monde interprétait des faits et gestes et elle, elle devait fuir pour sauver sa vie, au sein de sa propre Famille.

Elle sentit une larme de rage rouler sur sa joue mais elle ne prit pas le temps de l'essuyer. Elle devait s'enfuir, quitter le quartier général de la Famille du Sud au plus vite. Elle connaissait chaque rue et elle savait par où elle devait passer pour échapper à ses poursuivants.

Elle se dirigea vers l'un des quartiers les plus éloignés, les hommes toujours sur ses talons. Elle bifurqua brutalement dans une petite ruelle adjacente, tourna une nouvelle fois à l'angle d'une maison, zigzagua entre les ruelles et atteignit le mur d'enceinte. Elle le longea au pas de course et trouva ce qu'elle cherchait.

Il y a trois ans, lors d'une promenade, elle avait repéré ces deux fissures dans le mur. Elles formaient des prises pour escalader la paroi et franchir le mur. Elle avait déjà tenté l'expérience qui s'était montrée fructueuse.

Carmen bondit contre le mur, passa ses doigts dans la plus haute fissure et tira de toutes ses forces. Elle avait très peu de temps pour passer de l'autre côté du mur sans se faire repérer par les membres de la Famille du Sud. Elle poussa sur ses jambes, tira encore plus fort sur ses bras, passa son coude par-dessus le rebord et se hissa complètement au sommet. De l'autre côté, il y avait une longue pente qui descendait en pente raide jusqu'à la ville. Il y avait de nombreux arbres et buissons plantés qui rendaient l'ascension ou la descente difficile.

Carmen sauta dans un olivier qui se trouvait juste en contrebas, de l'autre côté du mur. Elle heurta brutalement le tronc, quelques branches craquèrent sous le choc mais elle parvint à enrouler ses bras autour du tronc pour ne pas tomber de l'arbre. Elle tendit l'oreille pour guetter l'arrivée de ses poursuivants. Moins de trois secondes plus tard, elle entendit des bruits de pas, des jurons sonores et un nouveau coup de feu retentit. Elle sentit son sang se glacer. L'avaient-ils vu sauter ? Mais les pas s'éloignèrent rapidement et le silence revint, uniquement entrecoupé par le grondement de l'orage.

Elle souffla de soulagement. Elle crut que son cœur allait s'arrêter de battre. Prudemment, les jambes tremblantes, elle sauta de son arbre et atterrit souplement dans les brindilles et les feuilles qui jonchaient le sol. Elle descendit avec beaucoup de précaution la pente jusqu'à la ville et reprit sa course dans les rues mal éclairées, haletante. Elle sentit des gouttes de pluie tomber sur son visage, puis un déluge s'abattit sur elle, la trempant jusqu'aux os en quelques secondes.

Elle retrouva le tunnel dans le maquis qu'elle avait emprunté pour l'aller et s'y engouffra. A quatre pattes dans la terre, elle ralentit l'allure. Son cœur battait si fort dans sa poitrine que ça lui faisait mal. Son ventre se tordait, comme si elle allait vomir et des larmes de colère et de détresse menacèrent de couler à nouveau. Mais elle les retint.

Epuisée, à bout de nerfs, abattue, elle poursuivit sa route à travers les buissons épineux qui lui griffèrent ses épaules et son dos. Mais elle n'en ressentait pas la moindre douleur. Plus rien ne l'atteignait. Elle était dans un état second. Ses mains la guidèrent dans le tunnel, comme si c'était pour elles un automatisme.

Carmen se redressa une fois au-dehors du maquis et déambula jusqu'au mur qui encerclait le quartier général de la Famille du Nord. Elle ne savait pas très bien pourquoi elle était revenue sur ses pas. Elle aurait pu fuir les Quatre Familles. Mais inconsciemment, elle retrouva le terrier de renard et s'y glissa péniblement.

Au-dessus d'elle, le ciel était toujours aussi noir et la pluie tomba drue. Mais elle savait que derrière les nuages, l'aube se levait lentement. Dans les rues, elle ne croisa pas âme qui vive et elle retourna auprès de la maison où elle avait sa nouvelle chambre.

Elle emprunta une petite ruelle. Au même moment, une silhouette surgit de l'autre côté. Elle s'immobilisa et l'homme fit de même. Sous la pluie torrentielle qui s'était abattue sur eux, elle peina à distinguer les traits de son visage.

- Carmen ? S'étonna la voix feutrée de Sergueï.

Elle ne répondit pas. Elle se contenta de le regarder, les bras ballants le long de son corps.

Il fit un pas vers elle.

- Qu'est-ce que tu fais là ? Comment es-tu sorti de ta chambre ? Comment...Bon Dieu ! Dans quel état tu es !?

Carmen sentit ses membres trembler.

- Vous n'avez pas remarqué mon absence ? Demanda-t-elle d'une voix à peine audible.

- Non...

Il la regardait avec beaucoup d'inquiétude. C'était désarmant et rassurant de savoir qu'il y avait au moins une personne qui se faisait du souci pour elle, même venant de la part d'un ennemi.

La réaction d'Aydan, les mensonges d'Eileen, l'inaction de Laurent, la poursuite dans le quartier général par les membres de sa propre Famille, tout remonta en elle dans un flot d'émotions confuses. Elle sentait la carapace qu'elle s'était forgée depuis son plus jeune âge se fendre. Le barrage n'allait pas tarder à céder et elle avait envie de se laisser aller, de ne plus se contrôler, de laisser ses sentiments exploser, de crever l'abcès. Elle avait envie de fondre en larmes.

Mais elle ne le fit pas.

Pas devant Sergueï. Pas devant un ennemi.

Pas devant qui que ce soit.

Elle se l'était juré. Aucune faiblesse. Aucune fissure. Elle ne devait rien partager de sa peine, de ses doutes et de sa colère, malgré ses nerfs qui menaçaient de craquer à tout instant.

Sergueï s'approcha d'elle, pas à pas, lentement, comme s'il devait s'approcher d'un animal blessé. Il posa ses mains sur ses épaules avec douceur. Carmen tressaillit à son contact. Elle n'était pas habituée à des gestes de tendresse, elle en avait eu si peu ces dernières années qu'elle ne se souvenait jamais de l'effet que ça faisait.

Et c'était étrange que ce soit un ennemi qui lui démontre un tel geste de réconfort.

Pas désagréable, mais étrange.

Et pas naturel.

Ses réflexes de survie volèrent rapidement à son secours et elle se dégagea de l'étreinte d'un petit mouvement d'épaules. Sergueï laissa retomber ses mains et recula d'un pas, le visage insondable. Mais il semblait avoir compris que Carmen ne voulait pas qu'on la touche et qu'on compatisse à son malheur.

Elle voulait juste seule avec sa douleur.

Sergueï lui désigna la rue d'un signe de tête.

- Viens. Ordonna-t-il.

Il lui tourna le dos et se mit en marche, sans se retourner, sans se soucier si elle le suivait ou non. Tel un automate, Carmen le suivit. Elle se laissa guider, se demandant vaguement où il l'emmenait. Elle sentit l'angoisse monter ; et si Sergueï l'emmenait voir Nathaniel ? Et si ce dernier allait la torturer pour la punir de s'être enfuie ?

« Bah ! Ce n'est pas comme si la torture physique pouvait être pire que ce que tu ressens en ce moment ! » Assena une petite voix sèche au fond de sa tête.

Elle n'avait pas tort.

Mais Sergueï ne l'emmena pas voir Nathaniel. Ils retournèrent simplement vers la maison depuis laquelle elle s'était échappée quelques heures auparavant. Les draps étaient toujours pendus aux barreaux de la fenêtre, détrempés à cause de la pluie qui continuait inlassablement de tomber.

Le jeune homme s'immobilisa lorsqu'il les découvrit mais il entra dans la maison sans faire le moindre commentaire, la jeune fille sur les talons. Le couloir du deuxième étage était désert hormis le garde qui était posté devant la porte de la chambre de Carmen, profondément endormi.

Sergueï se tourna vers elle, mit son doigt devant ses lèvres pour lui imposer le silence, marcha à pas de loup jusqu'à la porte, sortit une clé de sa poche et ouvrit la porte. Il fit passer Carmen devant lui et il referma la porte sur eux.

Il traversa la chambre jusqu'à la fenêtre restée ouverte et observa les barreaux.

- Tu as réussi à sortir par là ? S'étonna-t-il dans un murmure.

Elle hocha la tête.

- Comment t'as fait ? Pour les barreaux ?

Elle baissa la tête, penaude. Puis, elle sortit lentement le clou qu'elle avait gardé dans sa poche et le lui tendit. Le jeune homme le prit et le fit tourner entre ses doigts, la mine interrogatrice.

- D'où il sort ?

- C'est l'un des clous du dernier tiroir de la commode. Murmura-t-elle. Je l'ai dévissé à l'aide du couteau.

- Et tu as scié le barreau avec ce clou ?

- Oui. Ça m'a pris du temps et je me suis fait quelques cloques, mais j'ai réussi...

Il ne sut que répondre. Il regarda tour à tour Carmen et les barreaux. Il émit un sifflement.

- Eh bien ! Tu as de sacrées ressources !

Le ton admiratif qu'il avait employé la fit rougir. Elle détourna la tête pour qu'il ne s'en aperçoive pas.

- Je suis...imaginative. Marmonna-t-elle, gênée.

Sergueï attrapa les draps et les remonta vivement, les jeta en tas dans un coin de la pièce et referma la fenêtre.

- Je vais aller te chercher des draps secs pour la nuit. Déclara-t-il. Pendant ce temps, tu devrais prendre une douche chaude pour te détendre un peu...Tu as vraiment une sale tronche !

Carmen eut un rictus attristé.

- Si tu avais passé la même nuit que moi, toi aussi tu aurais eu une sale tronche.

- Je vois...

Il hocha la tête, l'air navré :

- Je serais obligé de dire à Nathaniel que tu t'es enfuie.

Il y a quelques minutes, cette perspective l'avait inquiétée. Mais maintenant qu'elle était retournée dans sa chambre, en sécurité de toute agression extérieure, elle n'en n'éprouvait plus que de l'indifférence.

- C'est ton devoir auprès de ton Chef de Famille. Rétorqua-t-elle en haussant les épaules.

Il lui sourit, compatissant, et quitta la pièce en fermant la porte à clé.

Carmen s'enferma dans la salle de bain et se glissa sous une douche brûlante qui détendit tous ses muscles et qui remit ses idées un peu en place. Elle sortit après de longues minutes, s'habilla d'un pyjama et se laissa tomber sur son lit. Sergueï était un homme très efficace ; il était déjà revenu avec des draps secs et il avait refait le lit pendant qu'elle prenait sa douche.

Elle enfouit son visage dans son oreiller. Elle avait meilleur temps d'en profiter : Lorsque Nathaniel apprendra qu'elle avait tenté de s'enfuir une fois de plus, il la ferait sans doute ramener dans sa cellule froide avec pour seul mobilier un matelas posé sur le sol.

Mais après la nuit qu'elle venait de passer et la douleur émotionnelle qu'elle ressentait, peu lui importait où on la garderait enfermé.

De toute manière, sa douleur allait la suivre, où qu'elle aille.

Et elle avait juste envie de ne plus rien ressentir.



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