Chapitre 29

Elle s'accorda un bref moment de repos avant de reprendre sa tâche. Elle passa ses mains sous l'eau froide pour détendre ses doigts, repris le clou et poursuivit inlassablement son travail. Dehors, le soleil déclina lentement et elle dû s'arrêter à plusieurs reprises car elle entendait les membres de la Famille du Nord sortirent de l'ombre protectrice des maisons pour reprendre leurs activités. Heureusement, ils n'étaient que de passage dans sa rue. A l'évidence, les sources d'activités ne se déroulaient pas dans la ruelle en contrebas.

Ce ne fut qu'à la nuit tombée que le barreau céda. Carmen parvint à le rattraper avant qu'il ne tombe et alerte tout le monde en se fracassant sur les pavés. Elle regarda l'ouverture et estima qu'elle pouvait s'y glisser sans encombre. Elle bénit silencieusement sa petite taille. Elle cacha le barreau sous son lit et décida de s'accorder une petite pause, le temps pour ses muscles endoloris de reprendre leurs forces et que les membres de la Famille du Nord aillent se coucher.

Lorsqu'une heure plus tard, elle jeta un nouveau coup d'œil à sa fenêtre, elle constata qu'il faisait nuit noire. La lune était masquée par des nuages sombres et il n'y avait pas le moindre mouvement.

C'était le moment.

Elle prit toute sa literie et se confectionna une corde rudimentaire avec laquelle elle parviendrait à se glisser jusqu'en bas. Elle noua l'une des extrémités au barreau central et testa sa solidité en tirant plusieurs coups secs dessus. Satisfaite, elle monta sur le rebord de la fenêtre et guetta les bruits alentours. Au loin, le tonnerre gronda.

Cette nuit encore, l'orage éclaterait.

Carmen jeta sa corde de fortune par-dessus le rebord. Elle s'arrêtait à un mètre cinquante du sol. Il lui faudrait donc sauter. Avec prudence, elle escalada la fenêtre, s'agrippa au tissu et tourna le dos au vide. Elle calla ses pieds contre la façade, prit une grande inspiration pour se donner du courage et commença à descendre.

Elle progressait avec rapidité. Elle ne savait pas combien de temps le nœud tiendrait et elle préférait être le plus proche possible du sol s'il devait lâcher. Le tissu émit quelques craquements de protestation mais il supporta son poids. Quand elle arriva au bout de sa corde, elle lâcha prise et sauta le dernier mètre qui la séparait de la terre ferme. Ses pieds heurtèrent brutalement les pavés mais elle se redressa bien vite. Elle n'avait pas intérêt de traîner là.

Elle se mit aussitôt à courir dans le sens opposé qu'elle avait pris lors de sa première tentative de fuite. Elle se doutait que les grilles principales devaient être gardées de jour comme de nuit. Cette fois, elle avait pris le temps de réfléchir davantage plutôt que de foncer dans une direction au hasard. De sa fenêtre, elle avait aperçu les montagnes. Elle préférait tenter sa chance de ce côté-là, peut-être moins bien gardé.

Elle longea les ruelles désertes en faisant le moins de bruit possible. Elle ne devait alerter personne. A chaque intersection, elle ralentissait et passait la tête à l'angle de la rue pour s'assurer que la voie était libre. Heureusement, elle ne croisa personne. Elle manqua une fois de se faire repérer ; un groupe de quatre garçons étaient en train de descendre la ruelle qu'elle avait voulu emprunter. Elle réussit à rebrousser chemin et à se cacher sous une arcade plongée dans l'obscurité. Le groupe passa à quelques mètres d'elle sans la voir et s'éloigna.

Elle poursuivit sa route en faisant preuve d'une grande prudence. Elle arriva dans le dernier quartier du repère de la Famille du Nord et dû stopper sa course. Elle venait de dépasser les dernières maisons et elles cédaient la place à un petit terrain vague. La route continuait mais ce n'était plus qu'un sentier fait de terre et de cailloux et s'achevait au pied d'un haut mur en pierre. Elle soupira ; même de ce côté-là, ils avaient pensé à ériger des barrières de protection. Mais au moins, cet accès n'était pas gardé.

Elle longea le mur en quête d'une faille à exploiter. Malgré l'obscurité, elle finit par en trouver une qui se présenta sous la forme d'un terrier de renard. L'animal avait réussi à creuser un tunnel sous le mur, pouvant ainsi voyager entre la montagne et le quartier général de la Famille du Nord.

Carmen s'accroupit et élargit l'espace avec ses mains pour s'y glisser. Elle déblaya suffisamment de terre et se mit à ramper dans l'étroit tunnel. Malgré sa taille plutôt chétive, elle peinait à avancer. Elle tirait de toutes ses forces sur ses bras et poussait avec ses jambes pour se dégager de cet espace confiné et étouffant. Enfin, elle parvint de l'autre côté du mur et se remit sur ses pieds, couverte de terre et de sueur. Elle remplit ses poumons d'air frais. L'orage s'était rapproché et le tonnerre grondait, plus menaçant. Elle bondit vers la montagne.

Grâce à ses repérages durant la journée, elle savait exactement ce qu'elle devait chercher, son ticket de sortie pour retourner auprès de sa Famille ; le maquis.

C'était des petits buissons épineux, regroupés entre eux pour former une immense étendue qui parcourait des centaines d'hectares sur toute l'Ile, formant une barrière naturelle entre la montagne et la ville. Carmen connaissait bien le maquis, elle s'y était cachée durant de longs mois lorsqu'elle s'était échappée de son village natal, juste après que ses parents adoptifs ne soient assassinés...Elle savait comment s'y déplacer, où se nourrir et quels étaient les coins à éviter.

Car le maquis n'offrait pas seulement une protection, il était aussi source de danger. C'était le territoire des sangliers et la jeune fille n'avait pas envie de se retrouver nez à groin avec une de ces bêtes qui n'hésitaient pas à charger sur les intrus. De plus, ils avaient l'avantage non négligeable d'avoir des défenses aiguisées et de se déplacer plus rapidement qu'elle dans les tunnels formés naturellement par les buissons.

Carmen trouva bien vite un de ses tunnels et se mit à quatre pattes pour l'emprunter. Les épines égratignaient son dos, ses épaules et son visage mais elle poursuivit sa route. A chaque fois qu'elle en avait la possibilité, elle bifurquait sur la droite pour s'éloigner du quartier de la Famille du Nord et pour se rapprocher de la ville. Au moindre bruit suspect, elle s'arrêtait et tendait l'oreille, guettant l'approche d'un sanglier. Mais elle était comme seule dans le maquis et elle continua d'avancer.

Après de longues minutes qui lui parurent des heures, elle vit enfin le bout du tunnel. Elle s'extirpa des buissons épineux et se remit péniblement sur ses jambes, à bout de souffle. Elle avait mal aux genoux et aux mains, son corps était couvert d'écorchures et de terre mais elle savait qu'elle n'était pas au bout de ses peines.

Elle se remit à courir dans la pente douce qui la séparait de la ville et prit la direction du quartier général de la Famille du Sud. Elle longea de nombreuses ruelles pavées, passa devant les hôtels délabrés qui bordaient la plage et remonta la pente pour rejoindre sa Famille. Lorsqu'elle arriva enfin à destination, elle était échevelée, trempée de sueur, couvertes de griffures et de terre. Une fois de plus, elle était bonne pour une douche, mais cela devra attendre.

Elle devait voir Laurent et lui parler. Ou Aël. Elle devait savoir si ce que Nathaniel lui avait raconté était vrai. Sinon, sa mission était vouée à l'échec. Elle ne savait pas si elle continuerait à obéir à son Chef de Famille s'il était coupable d'un massacre. En tout cas, elle ne pourrait plus jamais lui faire confiance.

Cette fois, l'homme qui était censé garder la grille d'entrée s'était profondément assoupi, le dos appuyé contre le mur, le souffle régulier.

« Heureusement qu'il est là pour veiller à ce que personne n'entre... » Soupira mentalement Carmen en entrant la combinaison sur le cadenas. Ce dernier émit un cliquetis et s'ouvrit. Elle parvint à glisser son bras entre les barreaux et à atteindre la poche du garde. Elle lui vola la clé sans qu'il ne se réveille et entra discrètement dans le quartier général de la Famille du Sud.

Les rues étaient désertes. Alors qu'elle s'approchait du bâtiment principal, là où elle pouvait entendre de la musique et des rires, une silhouette surgit sur sa route. Elle s'arrêta brusquement et la silhouette en fit de même. Carmen regarda Aydan, Aydan la regarda. Trois longues secondes s'écoulèrent dans un silence de plomb.

- Carmen ? S'étonna le jeune homme. Qu'est-ce que tu fais là ?

- Salut, Aydan. Murmura-t-elle, profondément soulagée.

Même si elle lui en voulait d'être partit avec Eileen, elle ne pouvait s'empêcher d'être heureuse de le revoir.

- Je suis contente de te revoir. Dit-elle en s'approchant. Tu ne t'imagines pas tout ce que j'ai dû traverser pour revenir jusqu'ici !

- Non...sûrement pas. Marmonna-t-il. Qu'est-ce qui s'est passé ? Nous n'avons plus de nouvelles de toi depuis plus d'une semaine, nous pensions que tu avais été capturée par la Famille du Nord !

- C'était le cas, oui. Confirma-t-elle. Ils m'ont torturée pour que je devienne l'une des leurs.

- Merde ! Jura-t-il, sous le choc.

- Comme tu dis. Laurent est là ?

- Pourquoi ?

- Je dois lui poser quelques questions. Et j'ai des choses à lui révéler, des choses très importantes qui concernent la sécurité de la Famille du Sud.

- Lesquelles ?

- Je n'ai pas le temps de t'expliquer, Aydan. C'est Laurent que je dois voir en priorité.

Une étrange lueur passa dans les yeux du jeune homme. Il recula d'un pas, soudain méfiant.

- Attends...Qu'est-ce qui me dit que tu ne fais pas partie de la Famille du Nord, maintenant ?

- Quoi ? S'exclama-t-elle, surprise.

- Bin oui. Reprit-il, légèrement hésitant. Tu as disparue depuis des jours et tu reviens si...si facilement !

« Facilement » n'était pas le mot qu'elle aurait employé pour définir sa fuite. Mais elle n'avait pas de temps à perdre avec Aydan, dont le comportement commençait à l'agacer.

- Eh bien oui, je suis revenue. Très « facilement », comme tu dis.

Elle voulut passer à côté de lui mais il lui barra la route.

- Qu'est-ce qui me dit que tu t'es enfuie ? Reprit-il dans un chuchotement. Et si la Famille du Nord t'avait laissé partir volontairement ?

- Qu'est-ce que tu racontes ?

- Eileen a dit que c'était toi qui avais déclenché la bombe.

- Je ne l'ai pas déclenché ! Protesta-t-elle, furieuse.

- Tu étais dans la même pièce que cette bombe. Eileen est allée chercher les autres et la bombe a explosé. La Famille du Nord vous est tombée dessus et a failli tuer tout le monde.

Carmen le regarda, éberluée.

- Je ne sais pas ce que Eileen t'as raconté, Aydan. Murmura-t-elle lentement. Mais c'est un mensonge.

Le jeune homme secoua la tête, attristé.

- Je regrette, Carmen. Je ne peux pas te croire sur parole. Et je ne peux pas te laisser voir Laurent. Tu es potentiellement une traîtresse, donc potentiellement une menace pour notre Famille.

- Je ne comprends pas un mot de ce que tu racontes ! Répliqua-t-elle d'une voix dure. Laisse-moi passer, je dois voir Laurent !

- Pour que tu le tue ? Pas question !

- Tu délire...

- Tu n'en ferais pas de même si tu étais à ma place ?

- Je ne suis pas à ta place, Aydan.

- Non, en effet. La Famille est tout, l'individu n'est rien. Tu connais la règle. Du moins, tu la connaissais. Tu as failli tuer Eileen, Kylian, Max, Nico et les autres. Je ne peux pas te laisser faire de nouvelles victimes.

- Pour la dernière fois, ce n'est pas moi qui ai déclenché cette bombe ! Gronda-t-elle.

- Je ne peux pas te croire. Je regrette.

Carmen le regarda durant de longues secondes. Soit il était naïf, soit il était stupide. De toute manière, il était impossible de discuter avec lui. Seul Laurent avait suffisamment de bon sens pour écouter ce qu'elle avait à dire et la croire. Lui seul connaissait sa mission. Il parlerait en sa faveur.

Elle fit un nouveau pas vers le bâtiment principal mais Aydan continua de lui barrer la route.

- Ne fait pas un pas de plus. Intima-t-il.

- Ce n'est pas à toi de me dire ce que je dois faire ou non, Aydan. Répliqua-t-elle sèchement.

- Je dois protéger mon Chef de Famille.

- Je ne ferais aucun mal à Laurent. Il doit juste répondre à mes questions.

- Sinon quoi ? Tu vas le torturer ? Le tuer ?

Elle leva les yeux au ciel, exaspérée par tant de stupidité. Elle refit un pas mais il la repoussa brutalement.

- Ne m'oblige pas à te faire du mal. Menaça-t-il.

Décidemment, cette peste d'Eileen lui avait complètement retourné le cerveau ! Dieu sait ce qu'elle avait pu lui raconter à son sujet ! Mais à en juger la réaction du jeune homme, ça ne devait pas être très flatteur.

Dans d'autres circonstances, Carmen se serait demandé comment elle avait pu éprouver des sentiments envers un tel crétin. Mais la situation actuelle ne lui autorisait pas à se poser cette question.

Elle le regarda attentivement, en pesant mentalement le pour et le contre de ce qu'elle s'apprêtait à faire, poussa un soupir navré et lui donna un violent coup de poing dans l'estomac.   

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