4. Céder ou ne pas céder ?
Perdue dans un coin de l'exposition, devant une vierge à l'enfant, la jeune bibliothécaire était profondément retranchée dans ses pensées. Malgré son trouble, elle essayait de comprendre ce qu'il était en train de lui arriver.
Cela faisait presque un an qu'elle avait quitté son ex... Non pas parce qu'il le méritait ou ne l'aimait pas assez - Arthur était adorable - mais parce que, sans pouvoir l'expliquer, elle savait qu'il n'était pas le bon.
Il avait pourtant été sa plus longue relation, de celles sans aucunes ombres au tableau, solide et sécurisante. Mais un jour, ça n'avait plus suffi... Ce qu'elle avait ressenti pour Arthur n'était pas de l'amour. Du moins ce n'était pas cet absolue qu'elle s'imaginait et qu'elle avait toujours lu dans les livres et vu au cinéma. Ce sentiment, elle le cotoyait familièrement dans les oeuvres de fictions, et pourtant elle n'avait jamais été capable de le ressentir, pour aucun homme. Pas même pour Arthur, qui s'était montré si attachant, si tendre et si patient vis à vis de son tempérament distant et solitaire.
Elle lui avait brisé le cœur quand elle était partie. Mais de son côté, il n'y avait eu ni regrets, ni effusions de larmes, seulement de la compassion et une violente inquiétude sur laquelle il avait mit le doigt :
« Tu es aussi froide qu'une Dame de Pique. Qu'est ce que j'ai été con ! Pourquoi t'aurais eu besoin de moi ? Tu n'as besoin de personne ! Après tout, tu trouves tout ce qu'il te faut dans tes livres ! Il te font vivre par procuration, ils t'échaudent l'esprit et te permettent de garder le cœur froid ! Tu ne t'en rend pas compte, mais tu ne peux pas t'empêcher de tenir les autres à distance. Il n'y a bien que Gwen et ton père qui ont de l'importance à tes yeux. D'ailleurs ce sont certainement les seules personnes que tu aimes sincèrement. Pour ce qui est des autres, tu es incapable d'amour Gigi ! »
L'amère vérité de ses paroles résonnait en elle encore aujourd'hui. A vingt-sept ans elle se sentait incapable d'aimer ou même ne serait-ce que de désirer ardemment quelqu'un. Au départ, elle avait essayé de se convaincre du contraire en multipliant les partenaires. Mais elle s'était vite lassée et vite rendue compte qu'aucun ne lui faisait ressentir ne serait-ce qu'une étincelle de passion. Par acquis de conscience, elle avait aussi essayé les filles, espérant trouver LA révélation, mais ce fut sensiblement la même chose qu'avec les mecs : un échec cuisant. Par dépit, elle avait alors cessé de désirer, cessé de faire des efforts pour être désirable, et même cessé d'essayer.
Pourtant, aussi convaincue qu'elle était d'être immunisée contre toute forme d'emportement sentimental ou sexuel, sa rencontre avec Giorno Giovanna venait d'ébranler ses certitudes. Tel un preux chevalier, il était venu frapper à la forteresse qui barricadait son coeur et à son corps défendant, la lourde porte s'était entrebâillée, faiblement.
Jamais elle ne s'était sentie à ce point menacée par la beauté et par le charisme de quelqu'un. Et jamais elle n'avait eu un échange aussi intellectuellement stimulant que quand ils avaient parlé devant Les visions de l'au-delà. Si elle s'en était tenue à ses préjugés, il l'aurait simplement révulsé. Mais plus elle était restée captive de sa compagnie, plus il l'avait au contraire fasciné. Il avait éveillé en elle des sentiments nouveaux, violents et contradictoires : peur, excitation, colère, désir, honte... Peut-être l'avait t-elle mal jugé ou peut-être était t-il vraiment un sale type. Dans le fond ça n'avait aucune importance. Secrètement, elle le remerciait juste d'être lui, cet homme capable de lui faire ressentir autre chose que de l'indifférence.
Gigi n'était pas encore prête à croire en la prédiction de la sorcière mais par un étrange hasard, elle devait bien avouer que Giorno incarnait à la perfection cet homme, entre ombre et lumière, à qui personne ne résiste. Il était la définition même du mot tentation. Et quand il lui avait offert ses services pour la punir, au lieu d'être outrée, elle s'était embrasée comme une allumette : s'imaginant soudain étalée sur ses larges cuisses, les fesses nues et offertes à sa main, lui conférant tout pouvoir sur elle. C'était la première fois que ses fantasmes se mêlaient à la réalité et c'était à la fois grisant et effrayant.
Bien que consciente à l'extrême de son attraction pour le beau vénitien, Gigi craignait cependant de ne pas réussir à se laisser aller en sa présence. Elle avait encore trop l'habitude du sarcasme et du repli pour s'en débarrasser. Mais ce qui lui semblait le plus insurmontable, c'était que tous les deux n'appartenaient pas aux mêmes mondes. Leurs classes sociales et probablement leurs modes de vies les opposaient, sans parler de leurs tempéraments et de leurs croyances qui ne pouvaient être plus radicalement différents.
Ils étaient l'un pour l'autre deux étrangers et deux contraires. Giorno était éblouissant comme le soleil. Gigi était froide comme la pluie. C'était comme essayer de réunir, la chaleur et le charme de Venise avec les vagues traîtresses des côtes embrumées de Bretagne, ça ne collait pas. Sauf si, on cherchait à faire de la ville flottante la nouvelle Atlantide.
Il ne lui restait plus qu'à se décider avant que Giovanna ne revienne lui parler ! Alors, comme une parfaite petite précieuse, mettant à profit les enseignements de la Carte du Tendre, elle entrevit les différents chemins qui s'ouvraient à elle. Soit elle naviguait sans grand espoir vers le lac d'indifférence, soit elle essayait de se noyer dans la mer d'inimitiés, soit enfin, elle parvenait à tenir le Cap des terres inconnues.
Gwen lui apparut soudain, comme surgie de sa conscience, venant lui faire la leçon : « Tu avais promis que si l'occasion se présentait, tu ferais un effort ! ». Sans aucun doute c'est ce qu'aurait dit son amie pour l'encourager. Aussi, décida t-elle d'inspirer, et de se gonfler d'une bonne dose d'audace : à partir de maintenant elle était une exploratrice et elle ferait face à l'inconnu !
Bien que nouvellement remplie de courage et de bonne volonté, elle se mit à tressaillir anxieusement quand elle entendit les pas de Giorno résonner dans son dos.
- Si vous en avez fini avec cette vierge à l'enfant, aimeriez-vous venir dehors avec moi pour admirer la cour intérieure du Palais ?
Elle s'était alors retournée, opposant son visage fermé à l'éternelle figure chaleureuse et cordiale du beau vénitien. C'était sa chance de lui montrer qu'elle pouvait elle aussi être aimable et avenante, pourtant elle était comme pétrifiée.
- Je vous suis. Avait-elle finalement réussi à articuler, comme s'il lui avait mis le couteau sous la gorge.
*
Tandis qu'ils cheminaient côte à côte le long de la façade du palais, pour rejoindre la cour de style renaissance, Gigi essayait encore de trouver la bonne attitude à adopter. Elle n'avait toujours aucune idée de comment lâcher prise ou de comment lui montrer de l'intérêt. De quoi pouvait-elle bien lui parler ? Quand elle se mettait à chercher, il ne lui venait que des piques et des allusions douteuses.
Ils tournèrent pour prendre une aile du palais, dont les balustrades et les arcs boutants donnaient sur l'extérieur. Le vent glacial s'engouffrait dans ce long couloir et l'on pouvait apercevoir la neige tomber sur la cour en contrebas.
Elle n'allait quand même pas se mettre à lui parler du temps qu'il faisait... Si ?
- J'aime la neige. Tenta-elle soudain, comme sortie de nulle part, en regardant les flocons danser sous la brise.
- Il est très rare qu'il neige à Venise. Mais cet hiver semble faire exception, vous avez de la chance.
Le début de la conversation était d'une platitude sans nom et Gigi ne savait pas comment rebondir. Trop occupée à se creuser la cervelle en admirant le paysage et l'architecture de la cour, elle se laissa soudain surprendre par une plaque de verglas. Dans sa glissade, elle eut seulement le temps de se rendre compte qu'elle basculait dangereusement du haut de la première marche des escaliers, son cri perçant accompagnant sa chute inéluctable.
In extremis, Giorno eut l'heureux réflexe de la ceinturer d'un bras puissant et de la hisser contre lui.
Le souffle coupé par la peur et l'étreinte de son sauveur, Gigi avait l'impression de flotter dans les airs... Puis elle s'était rendue compte que si ses pieds ne touchaient plus le sol c'était parce que Giovanna continuait de la soulever, un bras en travers de son ventre. Son torse contre son dos semblait aussi solide que du marbre et son souffle agité venait caresser sa nuque. C'en était assez pour qu'elle sente le trouble l'envahir. Fort heureusement, après avoir reculé de plusieurs pas, Giovanna avait fini par la relâcher. Ses grandes mains s'étaient alors posées sur les épaules de la jeune femme pour l'obliger à lui faire face :
- Gigi ! Vous n'avez rien ? J'ai bien cru que vous alliez vous rompre le cou.
Sa maîtrise parfaite avait perdu de sa superbe et elle pouvait lire un immense soulagement sur son visage. Il été beaucoup trop prévenant. Beaucoup trop sérieux et beaucoup trop près. Si près que Gigi ne craignait qu'il puisse entendre son cœur battre comme un tambour de guerre.
- Heureusement que vous étiez là... mais plus de peur que de mal. Vraiment pas de quoi s'émouvoir. Fit-elle en grimaçant un sourire qui se voulait rassurant et en faisant mine de prendre ses distances.
- Attendez. Vos jambes tremblent encore... Je vais vous porter.
Elle avait bien les jambes en coton, mais ça n'avait rien à voir avec le choc. C'était purement de sa faute à lui ! Et s'il en venait à la porter, ça n'arrangerait foutre rien au problème.
- Merci mais ça va aller ! Je vais faire attention... Dit-elle fuyante, en marchant à reculons. Vous verrez, je peux me révéler plus... Oups...plus gracieuse qu'un pingouin sur la banquise.
La manière dont elle avait failli perdre l'équilibre avait grandement nui à sa crédibilité et même en se retirant avec humour et précaution, elle n'avait pas réussi à convaincre le beau vénitien.
-Je suis navré si vous avez cru que c'était une proposition. En vérité je ne vous laisse pas le choix.
Catégorique, Giorno l'avait aussitôt encerclée de ses bras pour la soulever et la caler contre son torse.
-Giovanna ? Que faites vous ? Reposez moi !
- Cessez de gigoter et accrochez vos bras autour de mon cou. Avait-il seulement répondu, impassible.
Par réflexe, Gigi s'était accrochée à lui, comme prise de vertige en regardant la descente du grand escalier. Elle qui avait toujours observé le monde du haut de son mètre soixante le voyait maintenant à la hauteur de Giovanna qui devait certainement dépasser le mètre quatre-vingt-dix.
- Vous êtes sérieux ? Vous ne pensez pas que c'est un peu excessif !?
- Je n'ai jamais prétendu être un homme mesuré. Avait-il répondu avec un soudain air de bandit.
Son visage était désormais à quelques centimètres du sien si bien qu'elle pouvait sentir son souffle chaud effleurer ses joues empourprées.
Trop pudique pour le laisser contempler sa gêne extrême d'aussi près, Gigi avait subitement enfoui son visage dans le creux de son épaule. A cet endroit, elle s'était laissée surprendre par l'odeur de Giorno, forte et envoûtante. Il sentait l'or et le soleil. Il sentait l'homme dans toute sa volupté. Et à son contact, le corps de Gigi semblait s'ouvrir et s'éveiller, comme une fleur aux premières lueurs de l'aube... Elle avait chaud et elle le désirait comme jamais elle n'avait désiré auparavant.
Une main assurée sur la rampe des escaliers, l'autre soutenant fermement les fesses de Gigi, Giorno avait descendu les marches lentement, prolongeant le plaisir de la tenir entre ses bras. Puis, avec précaution, il l'avait posée sur le sol immaculé de la cour intérieure, regrettant déjà de ne plus sentir contre lui le poids et la chaleur de son corps.
Le cœur aux chevilles, Gigi avait eut un léger tournis quand ses pieds s'étaient mollement enfoncés dans la neige. Elle se sentait légère, encore sous l'influence du captivant parfum de Giovanna, à tel point qu' elle s'était surprise à attraper son bras. Sans prévenir, dans le plus grand des calmes, elle l'avait entremêlé au sien, se lovant contre son muscle saillant. Comme si son corps ne lui appartenait plus.
Prise au dépourvue par son propre geste, elle se mit à appréhender la réaction de Giorno. Mais à son grand soulagement, il était resté de marbre et s'il avait été surpris, il n'en avait rien laissé paraître. Il s'était contenté d'accueillir ce subtil rapprochement en silence et avait commencé à marcher comme si de rien était.
Intérieurement, il jubilait. Enfin, il avait droit à un geste qui ne consistait pas à le tenir à distance. Il était temps de la séduire, dans les règles de l'art : tout d'abord, essayer d'en savoir plus sur elle, ensuite... Laisser place à la surprise et à l'improvisation.
Tandis qu'ils sillonnaient la cour calmement, admirant la coupole et les ornements foisonnant de la façade du palais, il osa un regard sur Gigi, toujours accrochée maladroitement à son bras :
- J'ai remarqué que vous aviez un accent. Dites moi Gigi, d'où venez-vous ?
En entendant sa voix, elle avait presque sursauté, mais contre toute attente, elle lui avait répondu sans que son trouble ne transparaisse dans sa voix :
- De France. En Bretagne plus exactement. Mais ma mère était Italienne.
Comme elle avait utilisé le passé et que ses yeux s'étaient voilés d'un regard contrit, il comprit que sa mère était probablement morte. Par égard, il prit soin de ne pas y faire allusion.
- Cela explique votre maîtrise presque parfaite de notre langue.
- Comment ça « presque » parfaite ?!
- Il vous arrive de prononcer étrangement certains mots, mais je dois avouer que je trouve cela charmant.
A ce compliment, n'importe quelle autre femme aurait souri ou se serait réjouie, mais pas Gigi. La jeune femme avait semblé le prendre comme une offense.
- C'est tout à fait involontaire de ma part. N'hésitez pas à me reprendre quand je prononce mal les mots.
- Si vous y tenez, je le ferai.
- Merci... Et vous ? Je parierais que vous êtes un vénitien pure souche. Avait-elle rebondi.
Giorno arborait une fois encore ce sourire fier et saisissant.
- Et vous gagneriez. Venise et moi c'est une histoire d'amour qui dure depuis ma naissance. J'en connais toutes les rues, toutes les impasses, jusqu'aux caves et aux dessous des ponts. J'y retrouverais mon chemin les yeux bandés.
En parlant il faisait des gestes amples, comme si les rues étaient devant lui.
Devant tant d'exagération, un rire franc et discret s'échappa des lèvres de Gigi. Et par réflexe sa petite main vint aussitôt cacher sa bouche, fendue comme un croissant de lune. Dieu qu'elle était belle lorsqu'elle riait ainsi !
- Ne cachez pas votre bouche quand vous riez. N'avait pu s'empêcher de lui dire Giovanna.
- On vous a déjà dit que vous aviez la fâcheuse habitude de trop donner d'ordres ? Avait répondu Gigi de son inimitable petit air taquin.
- Personne n'avait encore osé. Vous êtes la première à déployer sur moi autant d'insolence.
Il souriait gentiment mais Gigi ne doutait pas qu'il dise vrai.
- Avouez, vous commencez à y prendre goût.
Il retrouvait là son sourire malicieux, mais cette fois sans aucune trace de sournoiserie. Elle commençait enfin à se sentir à l'aise et à baisser sa garde.
- Je vais vous faire une confidence : au moment où vous avez débarqué en me hurlant dessus, j'ai pris conscience que cela m'avait un peu manqué. En général, les gens qui me détestent me craignent aussi et ils n'osent pas m'opposer une défiance aussi franche et frontale que la votre.
- Je compatis, ça ne doit pas être facile d'avoir toujours affaire à des lèches-bottes... Alors comptez sur moi pour vous fournir toute la défiance que vous méritez Giovanna.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top