32. L'amour est aveugle
Depuis leur retour au palais, Gigi et Giorno n'avaient presque pas interagi. Quand elle s'était écrié qu'il fallait retourner à l'aéroport pour récupérer Gwen, le beau vénitien lui avait assuré qu'elle allait bien et que Carmine s'en était occupé. Il lui avait préparé une tasse de thé et après le retour de leurs deux amis, Gigi s'était pelotonnée sur le canapé.
Enroulée dans un plaid en agora, elle semblait avoir besoin de repos et d'introspection.
Giorno aurait payé cher pour pouvoir lire les pensées qui se cachaient derrière son front pâle et soucieux. Mais il avait trop à réfléchir pour lui consacrer toute son inquiétude.
Quand elle se leva pour quitter la pièce, prétextant qu'elle devait appeler son père, Giorno chargea discrètement deux de ses gardes du corps de sécuriser les portes de sortie. Il doutait qu'elle essaye de quitter le palais, à plus forte raison lorsque Gwen se faisait soigner par Carmine. Mais par trop habitué à imaginer le pire et à pécher par excès de prudence, le jeune homme préférait ne négliger aucune précaution.
Profitant qu'elle se soit éclipsé, Giorno fit signe à ses meilleurs hommes de le suivre à l'étage. Retranché dans son bureau chargé d'intrigues et de conspiration, il prit place derrière son secrétaire en merisier. L'ombre de son antique bibliothèque obscurcissait ses traits et le jour terne et pluvieux qui perçait par la fenêtre faisait ressortir la colère sourde qu'il essayait de contenir.
Son menton appuyé résolument sur ses mains jointes, il ne tarda pas à énoncer ses directives :
- Ricardo, enquête sur cette attaque, réunis tous nos informateurs. Je veux des noms. Au plus vite. Par précaution, renforce la garde autour du palais et de la villa. Que le moindre individu suspect qui approche de trop près ma famille se voit saisir et questionner sans délais. Alphonso, contact l'assassin de Rome et assures-toi de son allégeance. S'il te semble hors de soupçon, demande-lui s'il n'a rien observé de suspect depuis la mort de Borghese. Quand à toi Pablo, contact l'aéroport, promet leur une large compensation s'ils acceptent d'étouffer l'affaire et d'informer la presse qu'il s'agissait d'une attaque terroriste. Je compte sur vous.
Sa voix s'était faite nette, tranchante, et la mine grave, ses subordonnés se dispersèrent comme des ombres, résolus à étendre l'emprise de leur maître sur la ville de Venise.
En apparence, il capo du clan Giovanna s'exhortait au calme et à la retenue, mais intérieurement le feu de la vengeance le dévorait. Quand ses hommes eurent disposé, il ouvrit le tiroir où dormait son revolver métallisé, symboliquement rangé sur la pile de dossiers renfermant les visages de ses ennemis.
Caressant son arme du regard, il dressait déjà la liste de noms des grandes familles italiennes susceptibles de lui nuire : Genovese, Moncini, De Luca, Borghese... Les potentiels suspects ne manquaient pas à l'appel, et sur chacune de leurs têtes, il imaginait une cible sur laquelle vider le chargeur de son Beretta.
Qui que ce fût, c'était bien la première fois qu'un de ses adversaires déployait autant de violence pour l'abattre. Même si l'enchaînement des évènements semblait désigner la famille Borghese, ce genre de méthode ne leur ressemblait pas et il doutait qu'en si peu de temps, ils puissent avoir découvert son implication dans la mort du plus vieux parrain de Rome. Mais dans ce cas, qui pouvait être assez fou pour oser le défier ?
Ne pas savoir envenimait ses pensées. Et lorsqu'il songeait que ces mêmes ennemis avaient désormais connaissance de sa relation avec Gigi, et que pire encore, elle aurait pu être blessée pendant l'attaque, la rage faisait furieusement battre son sang dans ses tempes.
Il avait conscience que tout était de sa faute. Par sa simple présence, par l'ostentation imprudente de ses sentiments, il l'avait exposée au danger. Il aurait sans doute mieux valu qu'il ne l'approche jamais et qu'il la laisse quitter Venise tant que ses ennemis ignoraient encore à quel point elle lui était précieuse. Mais il était désormais trop tard. Le drone avait probablement transmis la nouvelle de leur liaison aux commanditaires de l'attaque. Dans ces conditions, il était hors de question de la laisser repartir. La garder à ses côtés devenait plus que jamais nécessaire s'il voulait la tenir hors de danger. Car paradoxalement, lui seul avait maintenant le pouvoir et les moyens de garantir sa protection.
Parmi le chaos d'émotions qu'il s'évertuait à canaliser, la voix de son paternel, extirpée d'outre-tombe par les profondeurs de sa conscience, résonna soudain en lui :
« L'amour est un poison Giorno. Il malmène l'amour-propre, détourne le jugement et la raison. Misérables sont ceux qui tombent en son pouvoir et qui perdent la capacité de se gouverner eux-même. C'est un mal capable de faire ployer le genou aux plus puissants. Une fièvre qui peut pourrait follement te conduire à aimer la vie d'autrui plus que la tienne. L'amour est une faiblesse dont tu devras te débarrasser. »
Bien qu'il n'ait jamais souhaité souscrire aux préceptes déviants de son père, ses paroles trouvaient une résonance particulière. Gigi était bel et bien devenue sa plus grande faiblesse, à la fois le remède à son orgueil démesuré et la maladie capable de gangrener sa grandeur. Car il le savait déjà : par amour pour elle, il n'hésiterait pas à voir s'effondrer son empire.
Mais pour l'heure, avant de s'imaginer vaincu et destitué, il s'acharnerait à protéger sa belle au moins autant que sa couronne.
Du reste, la persuader de rester à Venise apparaissait comme la plus urgente et la plus absolue nécessité. Ce ne serait probablement pas chose aisée. Elle ne lui avait d'ailleurs pas décroché un mot depuis qu'ils avaient regagné le palais.
Gigi n'était pas idiote et Giorno s'inquiétait qu'elle ne soupçonne son implication dans l'attaque de l'aéroport. Peut-être allait-il devoir jouer cartes sur table pour la convaincre de remettre sa sûreté entre ses mains. Peut-être refuserait-elle de supporter plus longtemps l'amour et les attentions d'un méprisable criminel. Et si tel était le cas, s'il ne parvenait pas à la raisonner, il n'aurait d'autre choix que de la contraindre...
Par trop tourmenté à l'idée qu'en lui dévoilant son vrai visage il risquerait de la perdre, il abattit violemment le poing sur son bureau. Un sourire amer se contracta sur sa face alors que la douleur se diffusait dans ses métacarpes.
Encore une fois, le destin semblait se rire de lui. Même pour la prémunir des attaques de ses adversaires, la forcer à rester près de lui reviendrait à faire d'elle une captive, comme Ginevra l'avait été sous le joug de son père...
Il ne lui restait plus qu'à prier pour que sa belle comprenne que sa sécurité passait avant sa liberté, et que de gré ou de force, elle allait devoir lui céder.
Trois petits coups sur la porte résonnèrent soudain.
- Giorno, je te dérange pas ?
En voyant Gigi se profiler dans l'encadrure, il ferma discrètement son tiroir et se força à étirer ses traits en un masque souriant.
Une part de lui voulait lui crier de fuir loin de lui, sans délais, mais l'autre, infiniment plus pragmatique et résolue, s'armait déjà d'aplomb pour la confrontation qui s'annonçait.
La démarche calme et assurée, il se leva pour aller à sa rencontre.
- Entre Gigi, la pria-t-il sans pouvoir se départir de la douceur qu'elle soulevait en lui.
Et tandis qu'il refermait prudemment la porte derrière elle, il ajouta :
- J'ai à te parler de choses importantes...
- Moi aussi ! répondit-elle avec un empressement qu'il n'aurait su définir.
Allait-elle aborder le sujet d'elle-même ? Essayer de lui extirper des aveux suite aux conclusions évidentes qu'elle avait tirées des derniers évènements ?
- Je t'écoute, lui dit-il en dissimulant son anxiété derrière une voix blanche.
- Tu sais danser Giorno ?
Il s'était préparé à tout, sauf à ce genre de question.
- Oui bien sûr.
- Moi j'ai jamais appris.
- Gigi, j'ai peur de ne pas te suivre... fit-il quelque peu désarçonné.
- C'est pas toi qui disais que tu me ferais danser comme cendrillon ? Montre-moi. Ici et maintenant. Et ne m'en veux pas si je te marche sur les pieds, acheva-t-elle d'un élan malicieux et primesautier.
Sans attendre sa réponse, elle se saisit de son portable et lança une musique d'Antonin Dvorak aux notes douces et traînantes.
- Une valse ! Tu saurais m'apprendre ?
- Bella mia, je croyais qu'on devait avoir une discussion. Ça ne peut vraiment pas attendre ?
En dépit de toute sa résolution, Giorno fut incapable de l'arrêter quand elle prit sa main et l'enjoignit à glisser son bras autour de sa taille.
- Non ça ne peut pas attendre. J'ai bien cru qu'on allait crever tout à l'heure. On pense toujours avoir le temps d'attendre, de remettre à plus tard. Mais ce qui s'est passé à l'aéroport m'a remis les pendules à l'heure. Il y a trop de choses que je n'ai jamais expérimentées.
Comme il la regardait d'un air hébété, elle resserra ses petits doigts autour de sa paume et lui secoua le bras, comme pour le réveiller.
- Allez, fais-moi danser, s'il te plaît...
Ne résistant pas à son sourire boudeur, il enserra sa taille gracile et initia un premier mouvement.
- Très bien, je vais y aller lentement. Laisse-toi guider et essaye de me suivre.
Appuyant sa joue contre son torse, elle lui répondit d'une adorable voix, timide et pourtant si déterminée :
- Non seulement je vais suivre tes pas, mais jamais je te lâcherai Giorno.
Presque figé, le beau vénitien écarquilla les yeux :
- Tu veux dire que tu restes à Venise ?
- Ne t'arrête pas Giorno, lui commanda-t-elle sans oser décoller son visage de sa poitrine.
Alors qu'il reprenait la danse avec lenteur, initiant des mouvements en parfait décalage avec le galop de son cœur, il attendit la réponse de sa belle.
- Je sais que ça peut paraître fou. On vient de se rencontrer. Et je ne sais même pas si ça va marcher entre nous. Mais quand l'explosion nous a jetés à terre, que tu faisais rempart entre mon corps et le bruit assourdissant des balles, j'ai eu si peur... Peur que ce soit nos derniers instants. Et je me suis rendue compte de deux choses. Un, je suis beaucoup trop jeune pour crever. Et deux, je ne supporterais pas de vivre dans un monde où tu n'existes pas. La vie est trop courte et je n'ai pas seulement envie d'apprendre à danser. Je veux aussi apprendre à te connaître.
À cet instant, elle leva vers lui un regard si confiant et si tendre que Giorno en resta ahuri l'espace de quelques secondes. Puis la joie et le soulagement explosèrent dans sa poitrine comme de glorieux feux d'artifices.
On dit souvent que l'amour rend aveugle. En ce qui concernait Gigi, c'était d'autant plus flagrant. Et Giorno louait infiniment Eros d'avoir visé les yeux de sa belle pour les lui crever de ses flèches affûtées. La divinité souveraine avait instillé en Gigi un amour si pur et immense, qu'au lieu de rassembler les pièces du puzzle de sa monstruosité, elle choisissait de déposer son cœur naïf entre ses mains souillées de sang. Et n'en déplaise à sa culpabilité, sous aucun prétexte il n'aurait refusé cette offrande.
Alors que la valse gagnait en intensité et que la musique les enveloppait, il se saisit de sa bella et la hissa entre ses bras. Tourbillonnant sur l'axe de leur étreinte, il la serra éperdument contre lui.
Les bras caressant l'air avec mollesse, la tête jeté en arrière en signe d'abandon, Gigi se mit à rire de bonheur.
- Arrête Giorno, tu vas me donner le tournis.
Le beau vénitien la déposa sur son bureau, s'ancra entre ses cuisses et se mit à couvrir son visage et sa poitrine de baisers passionnés.
- Ti amo, Gigi. Ti amo tanto ! Promets-moi de ne jamais me quitter.
À cette supplique chuchotée avec ardeur, elle recueillit le visage de son amant entre ses mains et planta ses yeux céruléens dans les siens.
- Je ne vais rien te promettre, si ce n'est que je compte bien donner au temps l'occasion de nous prouver que nous sommes de vrais héros de conte de fées.
Noyé dans son regard, Giorno y trouva une folie pétillante, une intarissable soif d'idéal. Sa capacité d'émerveillement avait quelque chose d'exceptionnel et son sourire éclatant se faisait le prisme du rayonnement de son univers fantasmé. Si bien que cette flamme incandescente qui émanait d'elle parvenait à éclipser l'ombre de la réalité.
Venant d'une jeune femme qui avait toujours cru, sur une simple parole de son père, que le corps de sa défunte mère reposait dans son jardin, une telle capacité de dénégation n'avait rien d'étonnant. Et Giorno comprenait mieux pourquoi à l'aéroport, après la fusillade, son premier réflexe avait été de ramasser la petite pantoufle de verre. Inconsciemment, pour ne pas se laisser atteindre par l'évidente vérité, elle avait choisi de s'accrocher au conte de fée.
Le beau vénitien ignorait combien de temps elle se réfugierait derrière ce beau et rassurant mirage. Ce dont il était sûr en revanche, c'était que ne pas abuser de cette faiblesse était au-dessus de ses forces.
Elle avait besoin d'un monde de merveilles pour croire à leur rêve d'amour et lui avait désespérément besoin d'elle.
Ainsi soit-il.
Ce rêve, il allait le bâtir plus vrai que nature.
Aussi longtemps que Dieu le lui permettrait, il se parerait de son masque de prince et banderait les yeux de sa belle pour lui dissimuler la vérité. Et il prierait chaque jours, implorant le ciel pour que la tour façonnée d'illusions dans laquelle il allait emmurer Gigi, ne s'effondre pas comme un château de carte.
Encore désolée d'être aussi longue à poursuivre la publication ^^'
Sachez néanmoins que je ne la lâcherai pas cette histoire. J'ai déjà toute la trame, les rebondissements et les péripéties. Le plus long reste la rédaction sur laquelle j'essaye de m'appliquer.
J'espère que vous êtes satisfaits de cette "confrontation" entre Gigi et Giorno. Il va falloir attendre encore un peu avant que tout ne bascule. En attendant, laissons-les profiter un peu de leur petite bulle d'amour et de bonheur ;)
En média, une peinture d'Edward Jones "Cupids hunting field". J'aime à imaginer que la protagoniste au centre, complètement soumise au joug d'Eros, c'est en fait Gigi ;)
Sur ce je vous remercie de toujours prendre la peine de suivre cette histoire ^^
Prenez bien soin de vous <3
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