3. La roue du destin
Arrivées devant le Palais des Doges, cet imposant rectangle élégant d'arabesques immaculées et d'ornements gothiques, les deux inséparables débordaient d'énergie et d'impatience. Elles avaient hâte d'explorer le lieu et d'admirer la fameuse cour intérieure où le monument exprimait toute sa magnificence. Mais pas seulement. Il y avait aussi le musée de l'Oeuvre, les somptueux appartements des Doges et enfin l'Armurerie et les prisons qui les y attendaient. En somme, bien des choses fabuleuses et hors du temps à y découvrir.
Portées par leur enthousiasme, elles cheminèrent avec impatience vers l'entrée du lieu. Mais bien vite, elles remarquèrent que quelque chose clochait. Toute la foule se pressait pour sortir, leur bloquant le passage et les forçant à avancer comme à contre courant.
Une fois parvenues au guichet, elles virent que le lieu s'était étrangement vidé, seuls s'y trouvaient un guide, quelques vigiles et un groupe d'hommes imposants, vêtus de noir.
- Bonjour, deux entrées s'il vous plaît. Demanda Gigi à l'employé au comptoir.
- Je suis navré mais le Palais ferme exceptionnellement ses portes au public. Il a été réservé par un invité de marque, alors personne n'est plus admis aux visites pour aujourd'hui.
Gigi s'indigna subitement, pointant d'un doigt accusateur le groupe d'hommes patibulaires et sinistres qui commençait à pénétrer dans le palais sans que le personnel ne leur oppose la moindre résistance.
- Comment ça réservé ? Et pourquoi eux auraient le droit ?!
- Monsieur Giovanna est un grand mécène. Ses nombreux dons ont grandement profité au Palais et à la qualité de nos services. Il a réclamé le lieu pour la journée, nous avons les mains liées. Je suis navré, veuillez revenir un autre jour.
Devant le ton catégorique du guide, Gigi s'insurgea. Elle ne pourrait pas revenir un autre jour, c'était maintenant ou jamais ! Dégouttée de devoir faire une croix sur le Palais des Doges, elle déchargea sa frustration sur le groupe de privilégiés, leur criant avec défiance :
- Hé ! Monseigneur Giovanna ! Vous vous croyez encore au temps des privilèges ?! C'est profondément injuste ce que vous faites ! Si vous n'avez pas honte, venez un peu ici vous expliquer !
En quelques rapides foulées, elle avait cheminé vers eux, la mine fière et sévère. Gwen n'avait même pas eu le temps de la retenir. Et voilà que désormais, Gigi, haute comme trois pommes, se confrontait sans crainte au torse immense d'un gros bras qui lui faisait barrage. De peur que la situation ne dégénère et que David ne se fasse laminer par Goliath, la belle brune se précipita aux côté de son amie.
- Toi ! Surveille tes paroles ! Tu ne sais pas à qui tu t'adresses !?
L'homme qui la retenait était brun, très grand, et sacrément baraqué. Ses intenses yeux noisettes la fusillaient d'un air mauvais tandis que ses doigts de brute épaisse étreignaient douloureusement la chair autour de son bras. Gigi était téméraire mais pas stupide. Elle s'obligea à ne plus bouger d'un pouce, sachant pertinemment qu'elle n'avait aucune chance de se défaire de sa poigne, ou du moins pas sans qu'il n'en vienne à lui faire vraiment mal...
Alors qu'elle se croyait dans une impasse, écrasée par la posture menaçante de ce géant Italien, une voix chaude, calme et impérieuse résonna derrière lui :
- Doucement Carmine... C'est une étrangère, c'est normal qu'elle ne sache pas qui je suis...
Comme l'armoire à glace occupait tout son champ de vision, Gigi n'arrivait pas à voir l'homme qui venait de parler. Elle pouvait seulement apercevoir son ombre immense grandir sur le côté. Cependant, sa voix à l'autorité naturelle et sa manière de s'exprimer trahissaient sa position. Elle était persuadée qu'il s'agissait de ce Giovanna. Ce monstre d'injustice !
Essayant de le regarder par dessus l'épaule du grand costaud sans toutefois le voir arriver, elle lui rétorqua, mauvaise :
-Oh non je ne vous connais pas... Mais j'ai bien ma petite idée sur ce que vous êtes !
Une main de cuir, puissante et élégante se posa soudain sur l'épaule de l'homme de main. À ce contact la brute épaisse relâcha aussitôt Gigi, s'écartant pour faire place à un homme, qui, contre toute attente, était absolument renversant. Contrairement à son acolyte, il avait les cheveux d'un blond chaud et doré. Il les portait longs, rassemblés en une queue de cheval basse, qui laissait s'échapper autour de son visage parfait, plusieurs mèches blondes et épaisses, savamment ondulées. Très grand lui aussi, il était habillé d'un costume somptueux dans les tons bleu nuit. Ses larges épaules étaient surmontées d'un grand manteau noir qu'il portait comme une cape, avec classe et nonchalance. Jamais Gigi n'avait rencontré un homme si diablement beau et bien fait, aux traits comme marqués sous le sceau d'une violente beauté, froide et fatale, comparable à celle d'un ange déchu.
- Et qui suis-je selon vous mademoiselle ? Lui demanda t-il en se penchant sur elle pour mieux l'observer.
Gigi fut soudain assaillie par son charme sans nom. Sa voix était aussi douce et caressante que le miel, mais le vert pâle et unique de ses yeux était intense et dérangeant. Et quand il la scruta avec attention, elle remarqua que son regard renfermait une profonde intelligence et une parfaite maîtrise de soi. Il était intimidant et il le savait. Pour autant, Gigi ne se démonta pas. Étrangement, le fait que cet individu soit beau comme un dieu le rendait à ses yeux encore plus agaçant !
- Vous êtes un sale type. Affirma t-elle, catégorique. Vous faites valoir un traitement de faveur proportionnel à la taille de votre portefeuille. Vous pensez sans doute être un généreux mécène mais vous n'êtes en réalité qu'un nanti égoïste... Laissez moi vous dire : Peu importe les dons que vous faites à ce monument, si c'est pour vous l'approprier ça ne vaut rien ! Le véritable acte de bien est désintéressé...
L'imposant Giovanna l'avait écoutée en silence, se contentant d'hausser un élégant sourcil, l'air intrigué, pendant qu'elle lui crachait son venin à la figure. L'étrangère n'avait visiblement pas la langue dans sa poche et sa réaction était au moins aussi fougueuse que sa chevelure de feu. Cette femme n'était pas banale et sa singularité le frappa.
- Mademoiselle, peu de gens osent me parler comme vous venez de le faire, mais vos arguments sont louables, autant que votre franchise... Et je dois bien avouer que vos paroles me contraignent à l'humilité. Jugeriez-vous comme acte de bien que je vous invite, vous et votre amie, à vous joindre à ma visite privilégiée ?
En parlant d'une voix affable et chaleureuse, il s'était rapproché d'elle, mais Gigi avait instinctivement reculé. Sans savoir pourquoi, elle se sentait étrangement menacée par sa brusque proposition et son amabilité. Elle voyait clair dans son jeu... Ce sublime enfoiré était en train d'essayer de la soudoyer ! Mais s'il croyait que pour ses beaux yeux elle rangerait sa fierté, il se fourrait le doigt dans l'œil !
- Vous me croyez sans doute aussi corruptible que vos semblables ? Et bien sachez que... Aïee aïe aïe !
Gwen, qui jusque là s'était montrée plus que patiente, venait d'écraser le pied de son amie pour la faire taire. Prenant sa place devant Giovanna, elle s'empressa de répondre :
- Sachez que vous avez absolument raison ! Malgré toute notre fierté, nous serions folles de refuser ! N'est ce-pas Gigi ?
Le regard qu'elle lui lança était explicite : elle lui en voudrait à mort si elle s'entêtait à refuser ! Et pour être sûre qu'elle ait bien saisi le message, elle lui asséna un faible coup de coude dans les côtes.
- Aïe ! Oui c'est ça... vraiment folles... Finit par répondre Gigi après un effort considérable. Ses yeux bleus criant cette fois silencieusement à sa meilleure amie : « Tu me revaudras ça ma vieille ! ».
Giovanna fut impressionné par la vitesse à laquelle la petite rousse effrontée s'était faite mater par son amie brune. Et en constatant leur complicité évidente, il ne put s'empêcher de rire élégamment derrière son poing ganté de cuir.
- Bien, puisque nous sommes tous d'accord, suivez-moi. Je serai votre guide.
Il avait insisté sur le « tous d'accord » en regardant Gigi et elle aurait juré avoir aperçu l'amorce d'un sourire railleur sur ses traits satinés. Puis, avec une aisance qui indiquait qu'il se sentait maître des lieux, il leur ouvrit la marche, son manteau noir flottant derrière lui.
Toujours remontée contre ce personnage étincelant, Gigi l'avait rattrapé pour lui demander entre sarcasme et reproche :
- Et on peut savoir qui est le seigneur des lieux ? Vous ne vous êtes même pas présenté.
Ses yeux verts plongèrent alors dans les siens avec une intensité qui contredisait son visage égal et aimable. Cérémonieusement, en plaçant sa main sur son cœur, il lui répondit :
- Je m'appelle Giorno Giovanna. Et cet homme qui vous a interpellé, c'est mon bras droit et mon plus fidèle ami. Il se nomme Carmine.
Il avait posé sa main sur l'épaule du jeune homme qui avait alors adressé un bref signe de tête en guise de salutation. Puis son regard était resté fixé sur Gwen. La brute épaisse la dévorait des yeux, comme s'il n'avait pas mangé depuis des jours. Sans doute plus par modestie que par gêne, son amie faisait mine de l'ignorer mais Gigi reconnaissait cette familière lueur de satisfaction et de désir, tapie dans son regard. Dépitée, elle laissa les deux opérer leur jeu de : « regarde moi, je te fuis » pour en revenir à Giovanna :
- Bien... et sinon à part avoir la main mise sur le patrimoine vénitien et avoir des sous-fifres, vous faites quoi dans la vie Giorno ?
Son petit ton détaché oscillait entre fausse politesse et dérision. Elle était profondément agaçante mais sa froideur malicieuse ajoutait étrangement à son charme. Giorno aimait son esprit vif et son regard franc, d'un bleu gris qui lui rappelait la couleur d'une mer agitée un jour de pluie. Tout comme il affectionnait son petit visage mutin, affûté comme celui d'un renard. Elle lui rappelait un petit animal sauvage, montrant les crocs à la moindre occasion. Pour autant, il était persuadé qu'elle était aussi, dans l'intimité, une rare et adorable créature. Il avait envie de l'attraper et de fourrer sa tête dans son cou pour sentir son opulente chevelure rousse contre son visage.
Cette étrangère ne lui plaisait que trop et elle avait éveillé en lui un urgent désir de l'apprivoiser. Ainsi, en bon chasseur, pour s'assurer qu'elle ne s'enfuie pas, Giorno l'avait laissée montrer les griffes avec ses questions invasives et acérées. Puis, se gardant bien de lui montrer à quel point il la trouvait désirable, il répondit patiemment :
- Comme beaucoup d'hommes d'affaires, je coordonne, je prends des décisions et j'ordonne mademoiselle. Et à voir comment se porte mon empire, je crois le faire plutôt bien.
Puis, se tournant vers elle d'un air curieux mais mesuré, il demanda :
- Maintenant que je me suis présenté, je vous retourne la question : à qui ai-je l'honneur ?
Sa suffisance, que dissimulaient son flegme et son élocution lente et parfaite, faisait doucement sourire Gigi qui ne se gêna pas pour lui envoyer :
- Gigi Le Roux. Alias le commun des mortel. Vous savez, les gens qui contrairement à vous, ne prennent pas de décisions plus fatidiques que « bolognaise » ou « carbonara » ? Enchantée !
D'un geste théâtral, elle lui tendit le bras pour officialiser leurs présentations d'une poignée de main. Giorno, qui était resté insensible à ses railleries en avait alors profité pour capturer sa main au vol.
- Mais tout le plaisir est pour moi, Gigi. Avait-il prononcé d'une voix suave et profonde.
Trop surprise par la chaleur de sa paume ferme et recouverte de cuir, elle ne le vit pas venir lorsqu'il déposa un subtil baiser sur le dos de sa main. Ses lèvres pleines et ourlées avaient caressé sa peau dans un souffle et ses yeux verts, d'une lueur ensorcelante, l'avaient happée, comme à titre d'avertissement. Si elle continuait à le provoquer, elle allait finir par le trouver !
Visiblement troublée, la jeune femme avait libéré sa main comme s'il l'avait brûlée, prenant soin de détourner son visage rougissant pour feindre soudain de s'intéresser au mobilier et aux peintures d'époque du rez de chaussé.
Quelques pas derrière, Gwen, qui marchait en compagnie de Carmine, n'était pas dupe. Elle savait que son amie se comportait comme une peste parce que Giorno l'intimidait. En revanche ce dont Gigi ne semblait pas avoir conscience, c'était que plus elle se montrait désagréable, plus le beau vénitien la regardait avec envie.
Gwen trouvait ce Giovanna étrangement conforme à la description qu'en avait faite la voyante. Elle ne doutait pas qu'il soit cet homme qui allait « ravir Gigi toute entière ». Et puisqu'elle ne souhaitait en aucun cas interférer entre son amie et le prince de sa destinée, elle choisit de s'éclipser, prenant soin d'être suivie par le peu bavard mais très sexy Carmine.
*
Bien trop occupée à circuler dans le palais sans prêter attention au regard insistant de Giorno, qui la suivait comme son ombre ; Gigi ne se rendit compte que trop tard que Gwen avait filé en douce. « La traîtresse ! » jura t-elle intérieurement en réalisant soudain combien elle était paniquée à l'idée de se retrouver seule face à Giovanna.
Ses jambes se mirent à accélérer le pas, sans savoir où aller et sans qu'elle ne puisse pourtant les convaincre de s'arrêter. Les pièces se succédaient et défilaient devant ses yeux sans qu'elle ne porte attention aux détails. Elle se trouvait ridicule, sotte qu'elle était de gâcher ainsi sa visite, mais c'était plus fort qu'elle !
- Gigi que faites-vous ?!
La main de Giorno venait de la saisir au poignet pour stopper sa course.
- On dirait que vous n'avez aucune idée d'où vous allez ? Tenteriez-vous de me fuir ? La taquina t-il.
- Vous ne me faites pas peur Giovanna ! S'était-elle retournée avec un visage si confus qu'il affirmait le contraire.
Pour ne pas la brusquer, Giorno leva aussitôt les paumes dans la plus parfaite innocence :
- Loin de moi cette intention. Mais ne vous égarez plus, vous pourriez-vous perdre.
Derrière son ton affable, on pouvait sentir poindre l'impératif d'un ordre déguisé.
- Excusez-moi, mais je n'ai pas l'habitude d'avoir un chaperon quand je visite un lieu.
- Ah et vous avez l'habitude de visiter en courant ?
Gigi tiqua devant la boutade. Il avait raison, elle le fuyait. Et cet aveu de faiblesse ne lui ressemblait pas. Refusant subitement de laisser planer un silence pesant, qu'elle aurait jugé comme un échec, elle reprit la conversation.
- Au moins, moi, le patrimoine historique je ne me l'accapare pas pour y contrôler les allées et venues.
- Je ne me suis donc pas encore fait pardonner ? Y aurait-il quelque chose que je puisse faire pour vous apaiser ?
Gigi pris un instant pour réfléchir avant de répondre :
- Et bien oui... Menez moi à la prison !
A ces mots, le cœur de Giorno avait manqué un battement, et il avait dû lutter contre son instinct, divaguant soudain entre désir et perversion à l'idée de se retrouver seul avec elle dans un cachot.
- Pardon, la prison ? Demanda-t-il prudemment pour qu'elle clarifie ses intentions qui étaient forcément tout autres que les siennes.
- J'aimerais voir la prison des plombs... J'ai lu dans le tome 1 des Mémoires de Casanova que c'est là-bas qu'il a été emprisonné. Durant son enfermement, il a failli céder à la folie mais grâce à sa détermination et à une chance inouïe, il est finalement parvenu à s'évader.
Elle avait délaissé son ton sarcastique et s'exprimait désormais avec un air de miss je-sais-tout. Pourtant Giorno eut l'impression de faire un bond considérable dans la communication. Au moins cela prouvait qu'elle était capable de lui parler sans le dénigrer systématiquement. Les progrès étaient minces mais ils étaient là.
- Normalement la visite des prisons se fait en dernier. C'est le lieu le plus éloigné, mais si vous brûlez à ce point de retracer l'enfermement de Casanova, je vous y emmène.
Elle se mit alors à se balancer d'un pied sur l'autre, agaçante petite girouette :
- Hum... Non, nous perdrions du temps. Finalement, j'aimerai voir les peintures de Jérôme Bosch, je crois qu'il y en a quelques unes ici. Vous sauriez les trouver ?
Elle ne le savait heureusement pas mais elle n'aurait pas pu lui faire plus plaisir. Visiblement, cette femme avait du caractère mais aussi du goût.
- Et comment, suivez-moi ! J'aime beaucoup ce peintre moi aussi...
Défiant volontairement le code implicite de la politesse, elle l'avait ignoré en beauté, l'interrompant sans ménagement pour l'instruire d'une voix de conteuse :
- Saviez-vous qu' en 1499, Jérôme Bosch a entrepris un long voyage sur trois années. Tout laisse croire qu'il aurait séjourné à Venise. Je l'ai lu dans un livre sur les Primitifs flamands... Oh et saviez-vous qu'il était clerc et qu'il se considérait comme un moraliste chrétien ayant un regard pessimiste sur la vie ? Ça explique en partie sa thématique récurrente du péché et de la damnation.
Bien qu'impressionné par ses connaissances, Giorno commençait à comprendre la parade. Elle faisait tout pour se montrer aussi désirable qu'un vieux dictionnaire. Si elle ne lui parlait que de ses lectures d'un petit ton hautain, c'était pour mieux le tenir à distance. En évoquant des anecdotes aussi impersonnelles, elle ne laissait ainsi aucune ouverture à une ambiance plus intime et favorable au rapprochement.
- On dirait que vous adorez lire ? Tenta l'imperturbable jeune homme.
Il espérait qu'elle rebondirait en évoquant ses passions et qu'elle commencerait enfin à s'ouvrir mais ce fut un échec cuisant. Laconique, elle avait simplement répondu : « Je suis bibliothécaire », comme si ça allait de soi.
*
L'exposition des peintures de Bosch se trouvait dans une pièce de couloirs sombres. Parmi les murs et le sol noirs, des spots venaient parfaitement éclairer les tableaux. L'atmosphère y était intimiste presque religieuse. Tout était agencé pour mettre en valeur les œuvres d'art qui étaient triomphalement montées sur des piédestaux aussi neutres et sombres que possible.
A pas de souris, Gigi se promena dans la salle, ébahie par toutes les visions fantasmagoriques et angoissantes représentées sur le bois et sur les toiles. Étrangement, elle ne sentait plus le regard de Giorno peser sur son dos. Pour la première fois, l'attention du jeune homme n'était plus focalisée sur elle mais sur les peintures.
Discrètement, elle s'avança pour tenter d'apercevoir ce qui le captivait.
Il s'agissait d'une œuvre célèbre du maître flamand, que composaient quatre panneaux sur bois horizontaux : Les visions de l'au-delà. Selon une parfaite dichotomie, les deux peintures de droite représentaient L'Ascension des bienheureux et le Paradis terrestre, tandis que celles de gauche illustraient La Chute des damnés et L'Enfer.
- Alors, on s'inquiète pour le salut de son âme Giovanna ? Il y a des choses qui vous pèsent sur la conscience ?
Elle était passée derrière lui en persiflant, mais trop heureux de pouvoir renouer le dialogue, le bel italien avait répondu en souriant mystérieusement :
- Ce n'est pas impossible... On a tous des choses à se reprocher. J'ignore encore si j'aurais ma place au paradis mais je crois au pardon et à la rédemption.
- Oh vous êtes vraiment croyant ?
- Ma belle, je suis Italien. Avait-il répondu dans un sourire fier, comme si ça allait de soi. Et vous ?
- J'ai bien lu la Bible vous savez... Commença t-elle avant qu'il ne l'interrompe d'un étrange sourire.
- Le contraire m'aurait fortement étonné... Mais je vous en prie poursuivez.
- ...Toujours est-il que je m'en suis fait ma propre idée. Pour moi c'est juste une compilation de vieux récits enrobés d'Histoire et de mysticisme. Il y a des passages forts, d'autres plaisants et certains détestables...
Sourcils légèrement froncés, les yeux de Giorno envahirent les siens et ses traits radieux se revêtirent d'une soudaine sévérité.
- Vous êtes vraiment singulière. Vous avez lu les textes sacrés et vous en parlez comme d'un simple roman d'aventure. C'est un sérieux blasphème vous savez ? Peut-être que finalement je vous retrouverai en enfer...
Gigi se fit violence pour ne pas s'incliner devant l'intensité de son regard insistant et en haussant les épaules elle répondit platement :
- La pensée aurait pu m'effrayer, mais par chance je ne crois pas à l'enfer, ni au paradis d'ailleurs...
- Vous êtes donc résolument athée?
Malgré toute sa maîtrise et sa tolérance, il ne put retenir un éclat de désapprobation dans son regard.
- Ne me regardez pas comme ça ! De nos jours la croyance en Dieu est totalement surannée. Mais en vérité, la posture la plus sage me semble être le doute...
- « Celui qui doute est semblable au flot de la mer, agité par le vent et poussé de côté et d'autre. » Jacques 1:6.
Croyait t-il vraiment qu'en lui récitant des versets bibliques elle changerait d'avis ? En revanche, si c'était une invitation à un concours de citations, Gigi relevait le défis avec plaisir :
- Le philosophe Michel Cioran vous opposerait que : « Le délire est sans conteste plus beau que le doute, mais le doute est plus solide ».
- Ce à quoi Saint Bernard de Clairvaux objecterait : « La fausseté et le doute sont deux détestables filles d'une très mauvaise mère, l'ignorance. »
Les yeux dans les yeux, leurs esprits se confrontaient l'un à l'autre en une joute verbale aussi rapide que jouissive. Gigi était impressionnée que Giorno se révèle aussi fort à ce petit jeu. Et son air à la fois sérieux et concentré trahissait le tempérament de celui qui joue pour gagner, déterminé à obtenir la victoire. Mais elle n'avait pas encore épuisé toutes ses cartes.
- Et pourtant : « Qui ne doute pas acquiert peu ». Vous n'allez tout de même pas contredire Léonard de Vinci ? Le défia-elle en prenant à parti son attachement aux racines italiennes.
Ce à quoi il avait habilement répondu en citant un homme français :
- Je préfère lui opposer cette maxime d'Henri Boucher à laquelle je souscris : « Le doute plane au-dessus des actions muettes. Grave une devise sur ton épée ! ».
Giorno avait conclut le débat d'un ton quasi chevaleresque et Gigi en fut si ébahie qu'elle ne sut que répondre. Son adversaire venait de lui porter le coup de grâce mais surtout de la piquer d'une irrépressible curiosité.
- Et quelle serait votre devise ?
Emporté par la frénésie du débat et trop heureux que Gigi ne commence enfin à s'intéresser à lui, Giorno lui avait répondu avec une parfaite honnêteté :
- Ce n'en est pas vraiment une, juste quelques mots qui me sont chers : Loyauté, soumission, pouvoir et dévotion. Il n'y a rien de plus vrai que ces quatre préceptes. Et je me suis toujours assuré de les appliquer ou d'en bénéficier.
Saisie par son ton impérieux et ses yeux emplis de détermination, Gigi crut se trouver face à une incarnation du « prince » de Machiavel, entre grandeur et infamie. Et les quatre mots de sa devise lui rappelèrent étrangement la célèbre phrase de Tolkien : « Un anneau pour les gouverner tous », mais elle se retint pour privilégier des sources religieuses, plus à même de toucher directement à ses valeurs.
- La loyauté et la dévotion sont honorables. Dommage que votre soif de pouvoir et de domination vienne les entacher. Saint-Augustin vous direz de ménager votre Orgueil.
- Vous dites vrai... C'est sans doute présomptueux de ma part mais, j'aime à croire que le pouvoir que j'acquière m'aide à agir sur le monde et me permet de le rendre plus juste.
Son ton et ses traits marmoréens étaient chargés d'ambition mais ils respiraient aussi une criante sincérité.
- J'imagine qu' « un grand pouvoir implique de grandes responsabilités »... Il est rassurant de voir que vous observez aussi ce principe.
Giorno lui répartit un sourire étincelant, dévoilant des dents parfaites, dont deux canines, un peu trop longues et acérées qui ajoutaient une once de prédation à son visage rieur et rayonnant.
- C'est la première fois que je vois quelqu'un passer de Saint-Augustin à Spider man... Vous êtes vraiment surprenante Gigi.
Et encore, elle lui avait épargné sa référence sur le « Seigneur des anneaux ». Elle fut en tout cas encouragée qu'il se montre réceptif à son humour et en oscillant d'un côté sur l'autre, elle déclara en riant :
- Et vous, vous êtes plus moralement complexe qu'il n'y parait Giovanna. Si j'étais Dieu, je ne sais vraiment pas où je vous enverrais ? Enfer... Paradis... mon cœur balance...
Le beau vénitien se demanda soudain s'il était vraiment possible d'être si innocemment désirable. Sa voix était suave, ses yeux rieurs et sa petite bouche, bien qu'impie, était bien trop malicieuse pour son propre bien ... Giorno serra fermement ses poings pour réprimer une violente envie de la faire taire en l'embrassant. Au lieu de ça, il l'avait simplement avertie :
- Gigi, vous avez encore blasphémé.
Mais sa brusque rigidité et son air contrarié n'avaient pas suffi à empêcher la jeune femme de poursuivre la plaisanterie :
- Et alors, vous allez me donner la fessée ?
- Ne me tentez pas...
La réponse sourde de Giorno, accompagnée de la menace de ses yeux verts et sévères, avait eu l'effet d'une bombe dans le bas-ventre de Gigi. Comme pendant une descente en montagnes russes, la sève et l'adrénaline avaient monté dans son sang. Elle se maudissait ! Des fois, les mots sortaient de sa bouche avant que son cerveau n'ait le temps d'y appliquer une quelconque forme de censure. Pourquoi avait-elle lancé cette vanne ? Le terrain était désormais plus glissant qu'un aquarium et prise d'un mélange de panique et de gêne, elle balbutia :
- Je... J'ai dis ça sans réfléchir. Je plaisantais vous savez... Se défendit-elle, confuse et déjà rougissante.
Giorno soutint son regard fuyant, essayant de le sonder. Avait-il été trop impatient en lui exhibant son envie ? Non ! Il fallait bien qu'il lui montre que s'il le voulait, il pouvait à tout moment retourner contre elle sa verve taquine. Et il était décidément trop charmé par sa nouvelle mine, craintive et désemparée, pour songer à faire marche arrière.
- Moi je ne plaisantais pas. Fit-il d'une voix basse en essayant doucement de l'approcher.
Mais en la voyant presque frémir, il s'arrêta prudemment et s'empressa de rajouter avec une aura moins menaçante :
- Mais rassurez-vous, je ne ferais rien sans votre consentement. En revanche, si vous cherchez à faire pénitence, je me ferais un plaisir de vous donner un bon coup de main...
Gigi ne savait pas si ses paroles devaient l'offusquer ou la rassurer, mais l'irrésistible sourire taquin de Giorno ne manqua pas d'éveiller dans son ventre, une violente et soudaine torsion d'allégresse. Pourtant, comme s'il venait de la frapper, elle lui cracha au visage :
- Allez au diable Giovanna !
Puis, les joues en feu, elle s'était enfuie vers d'autres peintures, tournant ainsi le dos au sourire triomphal du beau vénitien qui se réjouissait de l'avoir mise dans tous ses états.
Pour l'instant elle le fuyait encore, mais il était déjà trop tard. Giorno avait vu ses pupilles grandir et se dilater à son approche. Elle aussi le désirait, il en était certain. Aussi demeurait t-il confiant : s'il parvenait à abattre toutes les barrières qu'elle érigeait, il savait qu'avant la fin de la journée, cette femme serait à lui.
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