28. En pleine débandade
Alertée par le bruit assourdissant de l'explosion, Gwen s'était liquéfiée d'horreur. Au loin, juste à l'endroit où elle avait abandonné Gigi, elle parvenait à distinguer l'énorme trou de verre qui avait éventré la croisée vitrifiée. Un flash foudroyant et cauchemardesque la frappa de plein fouet : le corps inconscient de sa meilleure amie, gisant sous les décombres de verre...
Dans l'espoir d'aller secourir Gigi, ne reculant ni devant la peur, ni devant la véhémence de la foule, elle rebroussa chemin, se heurtant de plein fouet au ressac de la multitude. Pire que de nager à contre-courant, son entreprise, aussi brave qu'insensée, la confronta à un horrible sentiment d'impuissance. À peine parvenait-elle à avancer d'un pas, qu'elle se voyait propulsée vers l'arrière, contrainte de reculer de deux foulées. Même les vagues de Bretagne n'étaient pas aussi traîtresses que cette mer hurlante et effrayée.
Pantelante, épuisée, elle ne comprit que trop tard dans quel dangereux bourbier elle s'était enlisée. Happée par ce tourbillon de cris violent et tumultueux, ballottée par la cohue et bousculée de toutes parts, elle finit par chuter. Aussi implacable qu'une lame de fond, la marée noire de monde l'avait engloutie.
Noyée sous la masse, elle demeura prostrée, face contre terre. Son souffle ratatiné dans sa poitrine se raréfiait à mesure que la foule l'écrasait. Incapable de refaire surface, le corps mortifié par la douleur de se faire piétiner sans relâche, elle se laissa avaler par l'essaim grouillant au-dessus d'elle. Clouée au sol, prisonnière de ce troupeau apeuré qui achèverait bientôt de l'asphyxier, elle se résigna, attendant que l'inconscience ne succède à la panique pour la libérer de cette peur trop prégnante de mourir paralysée, étouffée et martelée du poids d'innombrables inconnus.
Par chance, au moment de sa chute, le géant italien, qui dominait la foule d'au moins une tête, l'avait aperçue au loin. Ne cherchant nullement à comprendre ou à louer l'acuité de son instinct qui l'avait fortuitement conduit à lever les yeux au bon moment, il se désolidarisa de Giorno et de leurs hommes.
Lorsque Gwen disparut sous la mêlée, Carmine vit plus rouge que sang. Animé par la furie d'un sanglier sauvage, il fendit la foule. Avec plus de facilité qu'éprouve l'animal à déloger une souche de bois pourri de ses défenses, il envoya valser à tours de bras tous ceux qui lui barraient la route. Mais malgré sa force et sa hargne, il ne tardait que trop à gagner l'endroit où gisait sa sublime conquête. Bouillonnant de rage à l'idée qu'à chaque seconde qu'il perdait, elle se faisait fouler plus rudement qu'une terre battue, il brandit son flingue et tira furieusement au-dessus de sa tête sans cesser d'avancer.
Sans plus de peines ni de heurts que Moïse ouvrant les flots de la mer rouge, sous le carillon de détonations de son 9mm, il sépara la marée humaine et courut jusqu'à Gwen.
Soulevée dans les bras du géant brun, la belle française inspira sa première goulée d'oxygène depuis ce qui lui avait semblé être une éternité. Se gorgeant de l'air salvateur, elle inhala les effluves de poudre mélangées à la sueur anxieuse et musquée de son sauveur. Trouvant tout juste la force de s'agripper à son veston, elle n'en eut pas assez pour lever le visage. Elle n'en avait de toute façon nul besoin pour confirmer son identité. Laissant mollement sa tête reposer contre son torse, elle se réconforta de cette odeur duelle, suave et bestiale, dangereuse et rassurante, que Carmine avait par deux fois déposée sur son corps.
En moins de temps qu'il n'en faut, le grand brun regagna son Alfa Roméo aux vitres teintées. Avec une infinie précaution, il déposa Gwen sur le siège passager. Giorno avait déjà plié les voiles avec leurs hommes, non sans lui avoir communiqué par message de les rejoindre au palais.
Quand il s'installa derrière le volant, Carmine prit enfin le temps de jauger l'état de Gwen. Délicatement, du bout de ses doigts immenses, il lui releva le menton et dégagea les mèches brunes qui lui barraient le visage. Avec soulagement, il constata que rien, pas même une égratignure, ne venait altérer son ensorcelante figure. Ses yeux en amande se posèrent sur lui, le gratifiant de cet éclat hazel inaltérable, toujours aussi vif et alerte malgré ce qu'elle venait de traverser.
- Carmine tu saignes...
- On s'en fout de moi ! Toi comment tu te sens ?
- Ça va aller, mais dis-moi...
- Sérieusement Gwen, tu as mal quelque part ? Pas d'intenses douleurs dans le crâne ?
- Je te dis que je vais bien Carmine...
Ses épais sourcils s'arquant en un pli sévère, le sombre italien tiqua devant son entêtement. Ce genre de comportement, il ne le connaissait que trop bien. Gwen était comme lui, démesurément confiante envers son corps, surestimant probablement tout ce qu'il était capable d'encaisser. Pour l'avoir quelque peu malmenée lors de leurs ébats, il savait que dans son genre, elle aussi était une force de la nature, une dure à cuire, mais contrairement à lui, elle ne mesurait pas 2m10 pour 120 kg de muscles.
- C'est impossible que t'ailles bien après avoir été piétinée sans répit. Je veux savoir exactement ce que tu ressens, sinon c'est direction l'hosto !
Gwen soupira et un rien exaspérée, elle s'obligea à lui dresser la liste exhaustive de ses douleurs diffuses :
- J'ai mal un peu partout, surtout aux mains, au dos, aux côtes et aux jambes. Mais je te le répète : ça va aller. Je ne pense pas avoir un trauma crânien si c'est ce qui t'inquiète. Quelques bosses sur la tête tout au plus. Et maintenant tu vas me laisser en placer une ! Qu'est-ce que tu faisais là ? Est-ce que Gigi est avec Giorno ? Est-ce qu'elle va bien ?
Devant sa réactivité et la résurgence de son tempérament impérieux, Carmine fut bien forcé d'admettre qu'effectivement, elle semblait plutôt en forme.
- Gio' était venu pour retrouver Gigi. Il était en pleine déclaration quand l'attaque est survenue. Ils n'ont rien et doivent déjà nous attendre au palais.
Rassurée, Gwen s'enfonça dans son siège, puis croisant les bras sur sa poitrine, elle grommela :
- Je savais qu'il ne la laisserait pas repartir. Mais en un sens, heureusement que vous étiez là...
Carmine serra la mâchoire, se gardant bien de répliquer qu'au contraire, s'ils n'avaient pas été dans cet aéroport, la catastrophe aurait pu être évité. L'attaque n'aurait pas eu lieu et il n'aurait pas été forcé de jouer les héros...
Démarrant sèchement le moteur, il se contenta de soulever cette seule vérité :
- Il l'aime vraiment tu sais.
- Et alors ? Ça lui donne le droit de me voler ma meilleure amie ?
Devant l'indignation de la jeune femme, l'italien ne put contenir un souffle rieur.
- Quoi ? On peut savoir ce qui te fait marrer ?
- Tu es encore plus possessive qu'une mamma italienne.
Loin de nier, Gwen reporta son regard par la vitre et avec plus de douceur que de rancœur, elle avoua :
- Gigi peut paraître sauvage et ingérable, mais les rares personnes qu'elle laisse entrer dans son cercle restreint, elle leur donne tout sans réserve. Elle est loin d'être parfaite, mais c'est la personne la plus attachante et la plus dévouée que je connaisse. Elle est entrée dans ma vie comme une tornade, elle m'a embarquée dans ses délires, m'a redonnée le sourire et m'a réconciliée avec moi-même. Alors oui, je suis peut-être un peu possessive, mais c'est parce que nous avons toujours pris excessivement soin l'une de l'autre.
- Comment vous vous êtes rencontrées ?
Un sourire empreint de nostalgie avait éclairé son visage avant qu'elle ne se lance dans un récit qui la replongeait en enfance :
- À l'école primaire. Comme elle, je venais de perdre ma mère. J'étais une enfant très renfermée à l'époque. Un jour, un garçon de la classe est venu m'avouer ses sentiments. Je l'ai repoussé, et dès lors, il n'a pas cessé de me harceler avec sa bande de copains. Quotidiennement, je me faisais insulter, tirer les cheveux, soulever la jupe... Jusqu'au jour où cette rouquine aux cheveux hirsutes, avec ses coudes et ses genoux écorchés, est venue à mon secours. Armée d'une branche de bois plus grande qu'elle, animée d'un esprit chevaleresque qu'elle avait assurément puisé dans les livres, elle a foutu une branlée mémorable à mes harceleurs. Avec le tact qu'elle n'a pas plus aujourd'hui, elle m'avait gratifiée de son sourire édenté pour me scander qu'entre orphelines, il fallait se serrer les coudes. Et c'est ce que nous avons fait, jusqu'à en devenir inséparables. C'est à son contact, lors de nos jeux enfantins, que je me suis remise à rêver. Elle affirmait toujours qu'avec un peu d'imagination, on pouvait être qui on voulait et vivre de folles aventures. Combien de fois elle m'a fait le coup des moulins à vent dans Don Quichotte ! Elle avait ce don de nous faire croire qu'on combattait des dragons, armées d'épées flamboyantes, alors qu'en vérité, on coursait de pauvres pigeons en brandissant de vulgaires bâtons...
L'explication avait finalement tourné à la digression. Gwen se rendit alors compte qu'il était remarquablement facile de se confier à Carmine. Il ne parlait pas et se contentait de l'écouter avec attention, un mince sourire flottant sur les lèvres.
- Et toi, comment tu as rencontré Giorno ?
Les yeux rivés sur la route, affichant une éternelle figure impassible, il répondit :
- J'avais dix-neuf ans, lui seulement seize. Il m'a sauvé la vie et a fait de moi un homme meilleur. Je lui dois ce que je suis aujourd'hui.
Contrairement à elle, d'un ton impartial, sans émotion, le géant brun était allé à l'essentiel, ne manquant pas d'auréoler cette brusque révélation d'un voile de mystère. Gwen attendit des précisions qui ne vinrent jamais, alors, piquée d'une brûlante curiosité elle l'incita à rebondir :
- Quoi c'est tout ? Tu ne vas pas m'en dire plus ?
- Peut-être une prochaine fois. Nous sommes arrivés.
Alors qu'il garait la voiture, la belle brune sut qu'il n'y aurait pas de prochaine fois et qu'elle devrait se satisfaire de sa réponse lacunaire. Frustrée, elle l'observa sortir du véhicule sans avoir le temps d'insister.
Carmine lui ouvrit la portière et se penchant vers elle, fit mine de la porter dans ses bras. Il ne fut pas surpris qu'elle chasse ses mains d'un geste de refus :
- Je t'en pris Carmine, épargne moi ton machisme primaire. Je ne suis pas en sucre.
Malgré son affirmation, une fois sortie de l'habitacle, elle ne parvint pas à adopter sa superbe démarche féline, pleine d'élan et de grâce. C'est pourtant avec un certain panache, qu' elle boitilla jusqu'à l'entrée du palais.
Quand le sombre italien et la sublime brune débarquèrent dans la grande pièce à vivre, Gigi manqua de renverser la tasse de thé qu'elle tenait entre les mains. Elle bondit de son tabouret et se rua comme une fusée vers sa meilleure amie.
- Gwen ! s'écria-t-elle en l'étreignant sans retenue.
- Aïe, doucement Gigi...
- Tu es blessée ? demanda la petite rouquine en basculant sur elle de grands yeux inquiets.
- Juste quelques ecchymoses, rien de grave...
La voix du géant brun s'éleva soudain, forte et nonchalante, coupant court aux retrouvailles des deux jolies françaises.
- Giorno, tu as toujours une armoire à pharmacie dans la salle de bain ?
Le beau vénitien acquiesça d'un air entendu et soudain, Carmine glissa sa main dans celle de Gwen pour l'emmener à sa suite, sans autre forme de procès.
Vous avez été plusieurs à me faire la remarque que la pauvre Gwen avait totalement été oubliée par les autres protagonistes. J'espère que ce chapitre vous a plu et qu'il rectifie un peu le tir ^^ Même si Gigi passe encore pour une amie indigne, Carmine n'avait visiblement pas fini de jouer les héros ;)
D'ailleurs, pour la petite histoire de la rencontre entre Gwen et Gigi, laissez moi vous expliquer très rapidement le coup des moulins à vent dans Don Quichotte ^^ :
Le héros éponyme de ce roman est un personnage extravagant et complètement barré qui est animé par un esprit chevaleresque en totale contradiction avec la réalité. Dans une célèbre scène, il croise des moulins à vent qu'il prend pour des géants avec d'immenses bras et il se met en tête de les pourfendre :)
Sinon en média, pour coller avec le titre, j'avais désespérément cherché une image de foule paniquée et finalement j'ai arrêté mon choix sur « The Bulls and Bears in the market » de William Holbrook.
La semaine prochaine, le nouveau chapitre mettra encore un peu à l'honneur le ship Gwen/Carmine :)
Sur ce, à bientôt et encore un grand merci de me suivre, de me lire et de me faire part de vos avis ^^
Prenez bien soin de vous <3
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