23. Inconnue vue trop tôt...
Roméo
« Trop tôt j'en ai peur ! Mon âme pressent
Qu'une amère catastrophe, encore suspendue à mon étoile
Aura pour date funeste
Cette nuit de fête, et terminera
La méprisable existence contenue dans mon sein
Par le coup sinistre d'une mort prématurée
Soit ! Que celui qui tient la barre de mes jours
Dirige aussi ma voile ! »
W. Shakespeare
A l'écart de la fête, de retour dans la bibliothèque, Giorno attendait, bras croisés, que sa mère n'ouvre le dialogue. Son air sibyllin ne lui permettait pas de deviner la raison de cet entretien, mais il pressentait à sa posture guindée que la chose était d'importance.
Fidèle à son naturel franc et délicat, Bianca commença la conversation en douceur :
- Gigi est drôle et intelligente. C'est une femme de caractère, pleine de vie, et il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer à quel point tu en es fou.
- Je suis heureux que tu perçoives en elle les mêmes qualités qui m'ont séduit, mais je doute que ce soit là le cœur du sujet mamma.
Elle pouvait sentir le regard de son fils l'interroger et la presser d'en venir au fait, mais sans se laisser précipiter, elle répondit en louvoyant :
- Te connaissant, tu as déjà dû lancer une enquête sur elle.
- Oui. Le dossier me parviendra dès demain.
- Tu appréhendes ?
- Non. J'ai l'intime conviction qu'elle ne me cache rien et que ses sentiments sont purs et partagés.
D'un simple signe de tête, Bianca acquiesça avec assurance.
- Je le pense aussi. Je voudrais juste m'assurer d'une chose : tu m'as dit que sa mère était morte lorsqu'elle était petite. T'a-t-elle dit de quoi ?
- Un accident. Mais elle-même ne semble pas vraiment en connaître les détails.
- Je comprends mieux...
- Comprendre quoi ? Pourquoi toutes ces questions mamma ?
- Parce que j'ai été étonnée qu'elle ne réagisse pas à l'histoire que je vous ai racontée.
- Elle aurait dû ? En quoi ce qu'il s'est passé il y a 20 ans aurait pu la concerner ?
- C'est bien là où je veux en venir. Tu ferais bien de t'asseoir Giorno.
Trop saisi par l'impatience et l'appréhension, le beau vénitien ignora son conseil. Debout, les poings serrés, il observa sa mère se diriger vers sa bibliothèque, ouvrir un livre en son milieu et récupérer entre les pages, ce qui ressemblait à une enveloppe vierge. Il remarqua comme sa main se faisait caressante sur le grain de papier et comme son visage luttait pour ne pas laisser paraître son émotion.
- Tu te souviens, j'ai dit qu'avant de mourir, la prisonnière de ton père avait rédigé deux lettres. L'une d'elles, je devais la remettre à sa sœur jumelle, l'actuelle Dona Cavaletto, anciennement ennemie de notre clan. Tu n'es pas sans savoir que c'est à cette époque que nous avons enterré la hache de guerre.
Le beau vénitien acquiesça. Cela remontait à son enfance, pourtant, il se souvenait très bien qu'en effet, la trêve instaurée entre Giovanna et Cavaletto avait pris effet à la mort de son père.
- L'autre lettre, elle m'était destinée et la voici. Je te laisse en prendre connaissance...poursuivit Bianca en lui tendant son bien, échouant à lui dissimuler une vague réticence.
Giorno se saisit respectueusement de l'enveloppe vieillie pour en extirper le document qu'il devinait riche d'informations. Le papier était usé, les pliures défroissées et par endroits, l'encre bavait comme une aquarelle noirâtre.
Depuis que sa mère avait pris en charge son éducation, il ne l'avait plus jamais vu pleurer. Pourtant, cette lettre était la preuve que ses yeux ne s'étaient jamais véritablement taris de larmes. Sa mamma, si forte et si secrète, lui offrait pour la première fois, un regard sur l'origine de ses blessures intimes. Avec le temps, Giorno avait presque oublié l'étrangère à qui ils devaient leur délivrance. Mais il comprit qu'en revanche, sa mère serait toujours habitée par son souvenir, et que plus encore qu'une veuve acharnée, elle porterait le deuil de cette femme avec une éternelle affliction.
Sans perdre une seconde de plus, il parcourut avec attention la lettre de la défunte que sa mère avait conservée aussi secrètement qu'un saint reliquaire.
Bianca,
Mon ange,
C'est dissimulée à la faveur des plantes, témoins silencieux de notre complicité, que je dois trouver les mots. Les derniers. Ceux que tu conserveras de moi à jamais.
Pardonne mon écriture vacillante et peu soignée. J'ai tant à dire et si peu de temps. Je dois me hâter. Les gardes ne tarderont pas à venir me chercher pour me conduire à lui... Je m'étonne même d'avoir trouvé le moyen de tromper leur vigilance pour me procurer ce papier et ce stylo que je tiens de mes doigts tremblants.
L'émotion me gagne en repensant à nos joies et à nos peines partagées ici même, entre les fleurs et le poison. En repensant à ces instants merveilleux, où dans cette prison, il n'existait que nous, que ton sourire, ta douceur, et ton parfum de rose blanche. Tout cela je l'emporte précieusement avec moi. Car tout prend fin aujourd'hui.
Pour le meilleur et pour le pire, je suis résolue au sacrifice. Je ne regrette rien. Mourir ne m'effraie pas. À là folie, l'enfermement, et la peur, je préfère la liberté et la sécurité des miens. Il n'y a que la mort qui puisse briser nos chaînes et éradiquer la menace que représente notre geôlier.
Que Dieu pardonne mon geste et le couronne de succès. Une fois que j'aurais terrassé ce mal qui nous hante, le marionnettiste de nos vies, puissent nos enfants s'épanouir dans un monde plus sûr et plus juste. Un monde où cet homme ne tirera plus les ficelles et où son spectre aura rejoint les limbes qui le fascinent tant.
Durant ma trop courte existence, j'aurai connu plus d'amour et de joies que je n'aurais pu en rêver ou en mériter. Ma plus grande peine, c'est d'imaginer comme mon absence accablera mes proches. Tous ces gens qui m'ont aimé et que je chéris plus que ma vie. À commencer par toi mon ange. Essaye de ne pas m'en vouloir. C'est aussi pour ta liberté que je laisse ton mari m'emporter avec lui...
C'est également le cœur brisé que je pense à ma sœur, qui se trouvera à jamais amputée de sa jumelle (pour rien au monde je ne souhaiterais être à sa place, être celle qui reste !).
Mes pensées les plus tendres et les plus bienveillantes vont à mon époux, qui pendant quelques années m'aura fait goûter aux joies de la rédemption. Cet homme d'apparence si stoïque qui je le crains, aura un mal fou à se remettre de ma disparition. Enfin, je prie de toute mon âme pour que notre fille, la prunelle de mes yeux, trouve le moyen de s'épanouir sans l'affection de sa mère. Jamais je ne la verrais grandir, mais au moins, je pars avec l'assurance qu'aucune menace ne pèsera plus sur sa tête.
Ma consolation est immense lorsque je songe à ma petite Ginevrina : mon prolongement, ma descendance, ma chair et mes os, le parfait héritage que je lègue à ce monde. Son innocence, je le sais, rachètera tous mes péchés. Et j'ai foi en Billy, mon fier guerrier des océans. Je lui fais confiance pour donner la sécurité, l'amour et l'éducation qui feront de notre Gigi, une femme brillante et épanouie. Il sera son roc, comme il a été le mien quand j'ai cru pouvoir fuir la mafia... Mais toi et moi savons qu'il est des milieux qui forgent nos destins à jamais et dont on ne peut s'extraire que dans le sang ou par la mort.
Tu le sais Bianca, débarrassé du tyran, ton clan devra subsister ou se faire décimer. Aussi ne perd pas trop d'énergie à me pleurer. Tu vas devoir être forte et vigilante pour protéger ton fils. En raison de sa position d'héritier et de son jeune âge, il sera la cible de bien des menaces. Mais ton Giorno est un enfant déjà bien précoce, étonnant de volonté et d'intelligence. Acharnes-toi à défaire les noirs desseins que son père à voulu ancrer en son âme, et je ne doute pas qu'il t'écoutera et se laissera guider par ta lumière pour devenir un digne chef de clan.
Ne crains pas les représailles des Cavaletto et de ma sœur Valentina. La lettre que tu devras lui remettre la contraint, dans une ultime promesse, à ne jamais vous faire de mal. Je souhaite ainsi poser les solides fondations d'une trêve entre Giovanna et Cavaletto. Et j'espère de tout cœur que les relations futures entre nos deux familles, prendront racine dans cet amour que je te porte et non plus dans la déraison, la haine et l'esprit de vengeance.
Pour finir, je t'adresse, à toi ma Rose, quelques magnifiques vers d'un poète français, qui à s'y méprendre, aurait pu les composer pour nous :
Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.
J'entends que l'on s'agite dehors, que l'on me cherche. Il est maintenant temps de te dire Adieu Bianca.
Quand tu regarderas le ciel, garde espoir mon ange, et pense à moi qui veille sur vous tous.
Ta dévouée Ginevra
Trop secoué par ces révélations, aussi fatales qu'invraisemblables, Giorno dû relire plusieurs fois ce fameux passage qui lui révélait la véritable ascendance de sa bien-aimée.
- C'est impossible... souffla-t-il malgré la preuve qu'il tenait entre les mains.
Puis levant son regard glauque et incertain vers sa mère, il ajouta dans un murmure inquiet :
- Tu veux dire que...
- Que cette femme à qui nous devons notre liberté n'est autre que la mère de ta chère Gigi. Et que c'est ton père qui est responsable de sa mort, lui assura-t-elle alors qu'il ne parvenait à trouver les mots pour décrire ce coup du sort.
Tout s'imbriqua alors dans son esprit, et il réalisa soudain que cette fameuse inconnue au restaurant, que Gigi avait confondu avec sa mère, était en vérité sa tante, la Dona Cavaletto. Et lui, n'était autre que l'héritier de celui qui avait privé son amante de l'amour d'une mère.
L'ensemble des faits concordait avec l'implacable évidence : comme écrite dans les astres, la passion des parents ennemis s'était transmise au sang des enfants.
Devant son silence médusé, Bianca voulu rassurer son fils.
- Giorno. Les voies de la destinée sont impénétrables. Mais sans doute faut-il imaginer qu'il était inévitable que Giovanna et Cavaletto, après s'être si longtemps haïs, finissent par s'aimer. Cela a commencé il y a vingt ans quand j'ai rencontré Ginevra, et cela se poursuit par ta rencontre avec Gigi.
Sa mère avait raison. Il l'avait déjà reconnu, cet amour, dont la rencontre fatidique avait porté son sceau sur son âme. Un amour inscrit dans ses veines, cristallisé par les lois de la fortune et que jamais il ne pourrait renier. Il y avait quelque chose d'évident et d'effrayant dans cette fatalité qui se révélait à lui, comme si les fils tendus par le destin s'étaient entremêlés autour de son cœur aussi sûrement qu'un piège tissé dans les rets d'une immense toile d'araignée.
Et si dans un élan d'optimisme, sa mère semblait y voir une survivance de l'affection pure et parfaite qu'elle avait eue pour Ginevra, Giorno se mit à redouter la sienne, au moins autant que ses pires instincts. À ses yeux, sa passion pour Gigi devenait soudain aussi dangereuse et ambivalente que sa soif de pouvoir et de domination. Toujours, il avait craint de se laisser rattraper par la sombre figure paternelle qui planait au-dessus de lui, s'imaginant lui être par trop semblable en plusieurs endroits. Et quand il se rappelait ce conte cruel, qui racontait comment son père avait basculé dans un amour malsain et obsessionnel pour la mère de Gigi, il craignait le pire. Non pour lui-même, mais pour sa tendre amante.
Saisi par un intense sentiment de malaise, ses tripes se serrèrent dans son ventre pour former une boule, aussi lourde qu'une pierre façonnée dans la peur et l'anxiété. Car il en était persuadé, ce qu'il ressentait pour sa belle ressemblait plus à une fièvre dévorante, une douce aliénation, qu'à une chaste adoration.
Il aurait dû se sentir illégitime à recevoir d'elle des faveurs et à vouloir jouir de son amour. Lui, le fils de l'homme qui avait torturé sa mère pour la précipiter vers la mort. Mais en dépit de tout ce qu'il savait désormais, il ne pouvait renoncer à elle. Et le fait que le destin lui ait réservé Gigi, le confortait dans cette idée et cette volonté qu'elle ne puisse appartenir qu'à lui seul. Elle, cette inconnue vue trop tôt, chérie au premier regard et reconnue trop tard...
Ouf ! Je suis tellement contente d'en être arrivée à cette partie de l'histoire :) Depuis le début je voulais faire ce parallèle avec les amants maudits / ennemis, à l'image de Roméo et Juliette (il est temps de rebaptiser mes héros Giornoméo et Gigiulette ^^').
Et d'ailleurs en média, le tableau c'est : Roméo et Juliette de Franck Bernard Dicksee.
Je n'ai pas résisté à mettre un de mes tableaux préféré représentant la célèbre scène du balcon où Roméo obtient les faveurs de Juliette. Vous noterez que Gigi et Giorno ont eu leur scène de balcon deux chapitres auparavant et qu'on était bien loin de toucher au romantisme et au sublime de Shakespeare dans les dialogues ^^' (mais bon, il faut bien que Gigi assume la charge comique de cette histoire, car pour l'instant c'est Giorno qui se coltine le poids de la tragédie ^^')
Sinon j'espère que ces révélations sont claires et qu'elles relancent un peu l'intrigue et la tension ^^ N'hésitez pas si vous avez des questions, ou à me dire si vous pensez qu'il y a des choses peu compréhensibles ou incohérentes.
Oh et j'allais oublier, pour ceux qui se demandent, les quelques vers du poète français dans la lettre de Ginevra, ce sont ceux de Gérard de Nerval et le poème (mon préféré all time ^^ ) se nomme El desdichado.
Sur ce prenez bien soin de vous <3
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