21. Buon appetito !

Gigi avait à ce point été happé par le récit de ce conte cruel, qu'aux abords de la fin, elle avait serré très fort la main de Giorno nichée au creux de la sienne. Elle avait toujours tendance à se laisser emporter par les pouvoirs de la fiction, et le triste sort de la jeune héritière l'avait profondément émue. Aussi, quand la superbe voix de conteuse de Bianca s'était tue, la bella rossa avait involontairement meublé le silence d'un reniflement disgracieux et incontrôlé.

Dans une piètre tentative de dissimuler son évidente sensiblerie et de donner un autre motif à l'aquosité chagrine qui perlait dans ses yeux, elle s'était mise à simuler une soudaine quinte de toux.

- N'allez pas vous étouffer Gigi. Il est froid, mais voulez-vous un peu de thé ? lui demanda Bianca avec prévenance.

- Non non ça va aller je vous remercie ! glissa-t-elle entre deux toussotements qu'elle chassa en tapant par trois fois son poing contre sa poitrine.

- Dites-moi, qu'avez-vous pensé de cette histoire ?

- Elle est belle et triste. Très psychologique pour un conte... Le courage et la vertu de l'héritière sont admirables... Oh et ce satané prince n'a eu que ce qu'il méritait !

- Je suis bien d'accord. Et certains jugeraient même qu'il na pas assez souffert au regard de tous ceux qu'il a tourmentés...

Giorno, qui jusqu'alors était resté presque mutique, lança à sa mère un regard oblique et dubitatif, lourd d'interrogations.

S'il n'avait dit mot tout au long du récit, ça n'avait été que pour mieux accueillir les lointains souvenirs qui s'étaient révélés à lui. Dans son esprit, l'épouse avait endossé les traits rajeunis de sa mère, le prince cruel ceux de son père, tandis que de la jeune héritière, il se souvenait seulement d'une femme sans visage à la chevelure ébène et hirsute.

Le conte avait fait surgir le cadre du jardin familial qu'il avait connu à ses 8 ans, et où plusieurs fois il avait surpris sa mamma, le visage effondré sur les genoux de cette jeune femme brune, par trop habituée à recueillir ses pleures.

Cette même inconnue, il se rappelait l'avoir vu une dernière fois. Précisément le jour où son paternel avait été assassiné. Il n'avait pas oublié la scène macabre dont il avait été témoin, lorsque alerté par les cris de sa mère, il avait pénétré dans la chambre de son père. Il le revoyait encore, inerte, étalé sur le lit en croix renversée, sa tête basculant du bord, la bouche écumante et tordue, les yeux exorbités sur le spectre de la mort. Comme il revoyait sa mère, recroquevillée dans un sombre recoin de la pièce, penchée telle une piéta sur le cadavre de la meurtrière, qui une dernière fois avait accueilli ses larmes.

Il ne comprenait pas pourquoi, sous le masque d'un conte hors des âges, sa mère venait de révéler à Gigi un fragment de leurs tourments familiaux les plus secrets. Mais l'afflux des funestes souvenirs fit peser sur sa poitrine un lourd pressentiment, le poids d'une fatalité dont il ignorait encore toute l'ironie.

- Vous venez manger ? On meurt de faim nous en bas !

La voix impatiente et enjouée de son petit frère, qui venait de paraître dans le cadre de la porte, le tira soudain de ses éprouvantes réminiscences.

Alors qu'ils quittaient la bibliothèque, Bianca déposa une main légère et encourageante sur l'épaule de Gigi.

- J'espère que vous avez bon appétit. Ma mère a la folie des grandeurs dès qu'il s'agit de cuisiner des repas de fête.

Et lorsqu'elle vit la table si admirablement garnie, Gigi constata que c'était loin d'être exagéré. Elle manqua même d'avoir le tournis devant la farandole de plats, tous plus riches les uns que les autres, quand la nonna se mit à les nommer un à un :

Gnocchis aux pomme de terre et aux châtaignes

Tortellini en bouillon

Risotto à la sauge et au speck

Conchiglie rigate au gargonzola et pistache

Chapon farcie

Lasagne à la bolognaise

Polpettonne (pain de viande) a la mortadelle

Encornets farcis à la sicilienne

Devant cette profusion culinaire, chacun des convives fit son choix, car il n'était pas humainement possible de tous les goûter en quantité. Tous les estomacs eurent ce privilège, sauf bien sûr celui de Gigi, qui voyait son assiette se remplir comme par magie dès qu'elle avait fini de se rassasier d'un plat :

-Vous n'avez pas goûté mon risotto. Vous m'en direz des nouvelles ma chère Gigi.

- Mais bien volontiers ma chère Vanozza.

Puis ce fût le tour des encornets, puis des lasagnes et ainsi de suite jusqu'à ce que toute la carte ne vienne étendre la panse de la bella.

En mangeant avec appétit, Gigi se fit la réflexion que la vioque n'était certes pas commode, mais que sa nourriture avait au moins le pouvoir de ravir les papilles et les palais les plus délicats . Et ce fut avec plaisir, qu'au départ, elle releva le défi fourbe et tacite que lui lançait la nonna.

Et ainsi, tout au long du repas, la vieille vénitienne et la jeune bretonne ne cessèrent de se confondre en aimables attentions et ronds de jambes forcés. Cette parodie diplomatique était si grotesque qu'elle manqua plusieurs fois d'arracher quelques fous rires aux autres membres de la tablée.

Malgré son entêtement à ne pas laisser faiblir son coup de fourchette, Gigi n'était pas dupe. Derrière les gestes hospitaliers et le sourire faussement avenant de l'ancêtre, se cachaient les relents d'une vengeance par indigestion ! Cette ogresse avait même entrepris de l'enivrer plus que de raison, remplissant son verre dès qu'elle avait le malheur de tourner son regard luisant, imbibé d'amour et de champagne, vers son beau voisin de table.

Si elle n'avait pas été aussi pompette, l'imprudente aurait sans doute songé à boire moins vite, et à manger très lentement pour contrer la fourberie de la grand-mère, mais les effets de l'alcool la rendaient plus hardie et plus têtue que jamais.

En la voyant faire, Giorno fut impressionné qu'un si petit corps puisse faire disparaître une telle quantité de nourriture sans sembler en souffrir. Il aurait bien tenté de la mettre en garde ou de la réfréner s'il n'avait remarqué l'enjeu véritable de sa goinfrerie : elle voulait à tout prix tenir tête à sa nonna et lui prouver ce qu'elle avait dans le ventre, ou du moins sa capacité à le remplir tel un inépuisable garde mangé.

Lorsqu'elle eut fini absolument toutes les rations que lui avait servi Vanozza, les faisant couler à grandes rasades de champagne millésimé, la bella afficha un air satisfait, proprement risible. Bien que ratatinée sous le poids de son abdomen, elle affichait un petit sourire de contentement qui témoignait d'à quel point elle était fière de ressortir victorieuse de cette épreuve de gavage improvisée.

Son visage se mit cependant à pâlir lorsque la grand-mère annonça, non sans une certaine malice, la liste des desserts à venir :

Cannolis citron et mascarpone

Budino au chocolat

Tiramisu

C'était le coup de grâce. Et en voyant le trio de douceur paraître sur la table, Gigi afficha une mine aussi déconfite que désespérée. Pourtant, son esprit aviné se refusa à toute forme de reddition.

« La vieille bique ! Si elle croit que je vais faiblir si prêt du but, elle se fourre le doigt dans l'œil ! » songea-t-elle en se frottant le ventre pour se donner une bonne dose de courage.

Déterminée, elle se laissa servir une belle part de tiramisu. Elle ne doutait pas que, comme tout le reste, le dessert soit véritablement divin, pourtant avant même d'enfourner sa première bouchée, elle commença à se sentir le cœur au bord des lèvres.

En voyant le petit visage résigné de sa belle, avaler laborieusement une maigre cuillerée, Giorno décida qu'il était temps de mettre un terme à son obstination. C'était dans son lit qu'elle devait finir la soirée, pas dans la cuvette des toilettes !

- J'ai besoin de prendre l'air. Tu m'accompagnes Gigi ?

Quand elle posa les yeux sur son beau vénitien, la jeune femme crut apercevoir des étoiles scintillantes s'accrocher dans ses longues boucles d'or pour venir illuminer son aimable visage satiné.

« Mon ange ! Mon sauveur ! » divagua-t-elle, en se pâmant d'admiration.

Et lorsque Giorno lui prit galamment la main, elle oublia aussitôt la folle compétition dans laquelle elle s'était futilement embarquée.

En se levant, elle se senti soudain lourde, assaillie par un léger tournis. Fort heureusement, le bras prévenant de son amant avait enserré sa taille pour l'empêcher de tituber, et la tenant fermement contre lui, il l'avait menée à la baie vitrée qui s'ouvrait sur un modeste balcon.

La fraîcheur nocturne fit le plus grand bien à Gigi. Plus que guillerette, elle se précipita vers la rambarde pour s'y pencher et tel l'oiseau sur la branche, elle se balança légèrement en inspirant à plein poumon l'air de la nuit. Loin des lumières éblouissantes et de la touffeur du salon, elle se sentait déjà bien plus légère.

Sa divine cambrure agitée, ainsi que son visage distrait et délicieusement empourpré, eurent tôt fait d'aiguiser les sens de Giorno. Guidé par l'envie de l'approcher, et mû par la crainte que son ébriété ne la fasse basculer de la rambarde, il vînt se placer juste derrière cette beauté insouciante pendue à son balcon. Ses grandes mains se refermèrent avec douceur sur les bras nus de sa belle : Dieu que sa peau était douce, blanche et glacée comme un flocon de neige !

Gentiment, il la tira en arrière pour l'éloigner du vide et lui glissa à l'oreille :

- Ne reste pas trop près du bord Gigi. Je vais aller chercher ton manteau.

Avant qu'il ne s'éloigne, la belle se retourna brusquement pour lui saisir le bras :

- Non reste avec moi ! réclama-t-elle d'un ton adorablement capricieux. J'ai pas froid. Au contraire je meurs de chaud !

Devant sa moue presque enfantine, Giorno la saisit par le menton pour lui faire entendre raison :

- Ce sont les effets de l'alcool qui te donne cette impression. Mais si tu ne te couvres pas, tu vas finir par attraper la mort.

Et avant même de lui laisser l'occasion de répondre, il ôta sa veste de costume gris chiné pour la déposer sur ses frêles épaules.

Plus pour s'entourer de son odeur que pour véritablement se couvrir, Gigi s'engouffra dans ce vêtement beaucoup trop grand, resserrant les pans tout autour d'elle. Puis soudain, prise de malice, elle commença à admirer la manière dont le tissu épousait trop largement ses formes.

- Alors de quoi j'ai l'air ? Je ressemble à un éminent homme d'affaires ? fanfaronna-t-elle en faisant un tour sur elle- même.

- Hum non pas vraiment... réparti Giorno dans un profond rire de gorge.

- Ah oui et comme ça ?

Aussitôt, elle grimpa sur un banc pour se grandir. Bombant la poitrine, elle brandit le poing pour se donner un air viril et important, et tout en mimant un regard de conquérant, elle s'exclama :

- Je suis Giorno Giovanna. Le sexual killer de la sérénissime. L'homme aux multiples palais !

En la voyant ainsi, Giorno ne put réprimer un franc sourire. Avec son petit air espiègle et passablement éméché, elle était aussi drôle qu'adorable. Ce petit bout de femme ne cessait décidément de le surprendre et de l'émerveiller.

Même debout sur le banc, elle demeurait à peine aussi grande que lui et c'est en la toisant intensément qu'il se posta juste devant son nez.

- Gigi, serais-tu en train de te moquer ? demanda-t-il d'une voix faussement sévère.

- Comment ? Moi ? Mais monsieur, on ne se moque pas impunément de l'homme le plus influent de Venise, celui là même qui...

N'y tenant plus, sentant sur lui la brise légère de son souffle railleur, Giorno entoura son visage et la fit taire d'un baiser.

Mourant impitoyablement contre la bouche du beau vénitien, son petit ton hautain et théâtral fut bien vite remplacé par de doux soupirs de contentement. Éperdue, elle entrelaça ses bras autour du cou de cet homme qui plus encore que l'ivresse lui faisait délicieusement tourner la tête.

Ce n'est qu'à cet instant que les deux amants réalisèrent combien joindre leurs lèvres leur avait manqué. Comme si s'embrasser était devenu pour eux un énième besoin primaire, aussi vital que de respirer. À l'instar de leurs langues, leurs corps s'éprouvaient l'un l'autre dans une fougue incoercible. Et transie de désir, plus imbibée qu'un baba au rhum, Gigi faufila soudain ses doigts dans le pantalon de Giorno. Sans honte, avec avidité, elle palpa sa virilité jusqu'à arracher à son beau vénitien un grognement rauque, chargé de frustration.

La main immense de Giorno se posa instinctivement sur celle de sa belle qui le mettait au supplice.

- Bella mia... Je te rappelle que nous n'allons pas tarder à retourner à l'intérieur... souffla-t-il d'une voix sourde en essayant de lutter contre l'urgence de son désir.

- Oh, comme ce serait dommage que cette monstrueuse érection t'en empêche, murmura-t-elle en venant taquiner le lobe de son oreille du bout de la langue.

Déjà douloureuse et largement épanouie entre les doigts de sa bella, ladite érection était effectivement bien loin de désenfler. L'alcool avait mis le diable au corps Gigi, et si elle continuait à le provoquer sans vergogne, Giorno craignait de ne bientôt plus avoir la capacité de réfréner ses pulsions.

- Diavola... Si tu ne cesses de me tourmenter je jure de te lier les mains avec ma cravate... l'intimida-t-il quand elle commença à frotter impunément ses petits seins contre son torse.

Faisant fît de l'avertissement, le regard allumé d'une flamme infernale, elle le provoqua d'un sourire effrontément charmeur :

- J'ai bien peur qu'en mettant cette menace à exécution tu n'en sois que plus excité.

Cédant à la force de son désir, captif de ses moindres gestes et paroles, Giorno trancha alors d'une voix lourde :

- Bene... Je voulais attendre que nous soyons dans ma chambre, mais peut-être que je devrais t'emmener plus loin dans le jardin...

- C'est où tu veux et quand tu veux Giorno.

Cette seule phrase, proférée avec une certitude hautement aguicheuse, acheva de précipiter la résolution du beau vénitien.

Il n'attendit pas plus longtemps pour libérer habilement sa cravate de son col, se saisir des poignets de Gigi et les lier solidement. Avec précipitation, il bascula sa belle sur sa large épaule et entreprit de sauter dans la cour du jardin, un mètre plus bas. Mais alors qu'il enjambait promptement la rambarde du balcon, la voix impassible de Carmine résonna derrière lui :

- Rhum hum... Gio' tu penses pouvoir attendre qu'on ait déballé les cadeaux avant d'enlever Gigi ?

Comme un voleur prit sur le fait, Giorno se figea dans son élan. La présence de son ami lui fit instantanément retrouver la raison. Et regagnant d'un coup sa maîtrise et sa contenance habituelle, il se résigna à revenir sur le balcon.

- On arrive dans une minute, annonça-t-il à son ami en lui délivrant un regard désabusé.

Carmine hocha la tête avant de repartir, non sans renvoyer à son Don un imperceptible sourire compatissant.

Dépité, le beau vénitien passa une main sur son visage. D'ordinaire, le sentiment de gêne ne lui était pas familier, pourtant en cet instant, à l'idée que son meilleur ami l'ait surpris en pleine perte de contrôle, il commençait à l'éprouver. À se laisser guider par sa passion sans frein pour Gigi, il peinait lui-même à se reconnaître. Sa belle le faisait inexplicablement se sentir aussi déraisonnable et fougueux qu'un adolescent.

Peut-être qu'à force de la côtoyer, le naturel téméraire et impulsif de la jeune bretonne finissait par déteindre sur lui ?

En reportant son attention sur Gigi, il remarqua qu'elle au moins, semblait bien loin d'être sujette à la gêne. Il pouvait la sentir se tordre de rire du bas de son épaule. Elle riait si fort, qu'elle ne parvenait même plus à parler, et pour lui réclamer de la faire descendre, elle dût cogner ses petits poings liés contre son dos. Il se rappela alors qu'elle était déjà loin d'être sobre et qu'en toute logique, la tenir tête en bas ne devait rien arranger à son état.

Après la gêne, succéda donc l'immense frustration de devoir la relâcher. Avec précaution, il la déposa sur le sol et alors qu'elle peinait à se remettre de son hilarité, à contrecœur, il entreprit de dénouer la cravate autour de ses poignets.

Une fois libérée, elle porta les mains à ses yeux pour essuyer les larmes de son fou rire. Et quand elle put enfin regarder son amant, elle gloussa de plus belle :

- Tu verrais ta tête Giorno ! T'as l'air si malheureux qu'on dirait qu'on vient de te déclarer impuissant pour la vie...

Loin de s'offusquer, il se retint de s'esclaffer avec elle tant ses éclats de rire étaient contagieux.

- Crois-moi, si j'étais impuissant, la situation me serait sûrement plus tolérable.

- Oh ! Moi qui croyais que de nous deux tu étais le plus patient et le plus raisonnable...

Tout en renouant impeccablement sa cravate, il se pencha sur elle et l'informa, comme à titre d'avertissement :

- J'ai mes limites bella mia... Et je n'ai qu'une chose à te dire : tu ne perds rien pour attendre !


Bon et bien voilà ^^ A nouveau, on constate que Gigi ne sait pas se tenir quand elle boit ;) J'espère vous avoir fait au moins un peu sourire avec ce nouveau chapitre.

N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé.

Je vous souhaite une bonne fin de week-end et je vous dit à bientôt :)

Prenez bien soin de vous <3

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