20. Un conte cruel (2)

Bonjour, bonsoir:)

Voici donc la suite et la fin de ce conte cruel.

! Warning : léger érotisme malsain, passages morbides ! Vous êtes avertis ^^ !

Le temps m'est trop court pour vous conter tout ce qu'en un an, les deux femmes s'étaient livrés d'apaisement et d'amour chaste, mais sachez que c'est bien leur dévotion l'une envers l'autre qui les sauva des tourments de leur emprisonnement.

Il me semble désormais crucial de vous exposer comment, après avoir gagné l'affection de l'épouse en toute bienveillance, la jeune héritière parvint à séduire mortellement le Prince.

Au départ, malgré son attitude docile, le tyran se méfia d'elle comme de la peste. Loin d'être dupe, il se doutait que sa soumission n'était motivée que par la peur qu'il ne s'en prenne à sa famille. Et même s'il ne considérait que bassement les femmes, persuadé qu'aucune ne parviendrait à le blesser par sa seule force, il ne céda jamais à l'imprudence de laisser sa captive avoir accès à une arme. Et malgré son orgueil putréfié, jamais il ne lui tourna le dos.

Il aurait donc été fâcheux de prendre le Prince pour un sot. Ainsi, il fallut à l'héritière assez d'habilité pour ne pas renier sa qualité d'ennemie vaincue et imiter un basculement progressif vers les sentiers de la tourmente, de la séduction et de la frustration.

Plus que nul autre, le Prince s'était destiné à la voix de l'ombre. Il pratiquait l'art secret du sang et de la flamme. Érudit de cette science infernale, il n'avait pas son pareil pour se perdre en de sombres rituels, dédiés à la gloire des ténèbres et du pouvoir. Assidu dans sa folie, plus que tout, il louait les vertus innommables du sang. Fraîchement puisé à la source d'un corps, qu'il soit animal, virginal, ou bien tiré de la veine d'un ennemi ancestral, le fluide vital était un ingrédient de choix pour ses onctions diaboliques.

Aussi, avait-il pris l'habitude de venir certains soirs dans les appartements de sa prisonnière pour lui prélever de son énergie et de sa sève. Chaque fois, lors des saignées, il admirait la passivité avec laquelle elle s'abandonnait à ses mains maniant la lame. Il la tenait contre lui, observant avec toujours autant de fascination, les sanglants sillons s'échapper de ses plaies pour se déverser dans des coupes d'argent.

Au fil des entrevues, un étrange érotisme émergea de ces instants d'intimité macabre. Le tyran ne se lassait pas des soupirs d'épuisement que poussait sa prisonnière et de cette langueur qui saisissait son corps lorsque son cruor s'en déversait. Jamais les plaies ne furent mortelles à la jeune héritière, mais le Prince jouissait immensément de se sentir maître de sa vie. Cette vie que lui seul avait le pouvoir de laisser s'évanouir et que pourtant, il choisissait toujours de préserver, bandant les blessures avec soin lorsque sa victime devenait trop exsangue.

De semaines en semaines, un désir monstrueux et malsain grandit en lui, alimenté par les réactions prudes et ambiguës, superbement simulées par sa captive qui oscillait magistralement entre la honte du plaisir et un évident dégoût.

Rien n'aurait su flatter davantage l'égo du Prince que de voir son ennemie lui succomber lentement au cours des mois. Il n'aimait que trop plonger ses yeux dans les siens. Avide de saisir cet instant où sa pupille écartelée remplaçait l'éclat de défiance dans son regard, qui finissait toujours par s'éteindre sur la noirceur grandissante de son désir contre nature.

Avec le temps, le Prince avait subtilement tenté de faire basculer leurs têtes-à-têtes vers une intensité plus charnelle. Il l'avait d'abord forcé à endurer les séances de scarifications dans une complète nudité, ajoutant à son supplice une humiliation intolérablement excitante. Il avait ensuite poussé le vice en offrant à sa lame, des endroits de son corps bien plus tendres et bien plus intimes que ses seuls poignets, procédant à de minces ouvertures sur ses cuisses, le bas de son ventre et la courbe de ses seins...

Et vint finalement le jour où affamé, ivre de sang et de sexe, il osa darder la pointe de sa langue le long de ses plaies, suivant le chemin des perles pourpres qui glissaient avec lenteur jusqu'à son sanctuaire encore vierge de toute blessure et de tout outrage...

Pour la première fois, sa prisonnière s'opposa à ses gestes. Elle se saisit du visage du Prince pour l'arrêter, le tenant en coupe entre ses mains fébriles. Ses membres tremblaient d'émotion mais sa voix se fit ferme lorsqu'elle lui confessa :

- N'en déplaise à mon corps, qui plus encore que vous se fait mon ennemi, je préfère être pénétrée par votre lame que par toute autre partie de vous.

Si le tyran avait été fidèle à ses habitudes concernant les femmes qui se refusaient à lui, il aurait dû la prendre aux mots et lui percer le ventre de sa dague. Pourtant, sans même se laisser dominer par la colère qu'aurait pu provoquer un tel affront, il se retira en silence, non sans se faire la promesse qu'un jour prochain, elle lui céderait corps et âme.

Pour uniques représailles, l'héritière se vit séquestrer jour et nuit dans la chambre du Prince.

Plusieurs fois, elle l'implora d'au moins la laisser aller au jardin, rien qu'une petite heure de la journée, mais voyant à quel point cela semblait important pour elle, il se borna à lui refuser cette unique requête.

Alors qu'elle miroitait la victoire de sa longue guerre psychologique, l'héritière ne craignait que tous ses efforts ne soient réduits à néant par l'absolutisme du tyran. Elle avait joué son rôle à la perfection, la mascarade touchait presque à sa fin, mais ainsi cloîtrée, elle ne pouvait entrevoir le grand final auquel elle s'était préparée pendant un an.

Avant le tombé de rideau, elle devait plus que jamais se dissimuler derrière le voile du désespoir. Et ce masque triste et maudit, dont elle s'était tant paré qu'elle avait cru qu'il finirait par se souder à son visage pour lui faire littéralement perdre la face, elle devait une ultime fois l'endosser avant de quitter la scène.

Elle tenait son personnage : celui d'une femme tourmentée par le triomphe de son amour sur sa haine. Une femme dont la vertu lui commandait de mourir plutôt que de s'avilir dans les bras de son bourreau. Une femme qui, telle la noble et pieuse Lucrèce, choisirait de s'ôter la vie plutôt que de subir la honte et le déshonneur de la souillure charnelle. Oui, elle le savait, sa résistance passive ne pouvait se clore que par son suicide.

L'illusion tragique promettait ainsi d'être assez grandiose pour pousser le Prince dans ses derniers retranchements, et si tout se passait selon ses plans, elle le forcerait à se montrer magnanime. Ce serait sa dernière performance en tant que prodigieuse actrice, son chant du cygne à l'agonie.

Un soir, comme d'accoutumé, le Prince avait pénétré dans la chambre à la nuit tombée. Qu'elle n'avait été sa stupeur en découvrant sa captive, gisant inanimée dans une mare de sang au beau milieu de son lit. Il avait aussitôt bondi auprès d'elle, pressant désespérément ses paumes sur les blessures qu'elle avait rongées et creusées de ses ongles et de ses dents. Et en constatant l'état critique dans lequel elle se trouvait, sa voix avait déchiré la nuit comme un violent coup de tonnerre résonnant à travers l'ensemble du palais.

En entendant ses rugissements sauvages et emportés, ses hommes accoururent et bien vite les meilleurs médecins prirent en charge la jeune héritière.

Impuissant et dépossédé de tout contrôle sur la survie de son ennemie adorée, le tyran devînt comme fou. Il tournait dans la chambre comme un lion en cage, déversant sa fureur contre ses hommes et contre le corps médical :

- Si elle meurt, je jure de tous vous faire écorcher vifs, bandes d'incapables !

Même pour un homme aussi impie que le Prince, la tentative de suicide de sa captive était un blasphème, une aberration. Non pas qu'elle dût préserver sa vie pour s'en remettre aux plans de Dieu, mais pour satisfaire les siens seuls. Lui qui était devenu son maître absolu. Lui qui perdait tout sang froid à la seule pensée que la mort puisse la soustraire à son autorité.

Et sous les viles et incessantes menaces du Prince en déroute, les médecins se démenèrent pour sauver la belle prisonnière de son hémorragie.

Trois jours plus tard, l'héritière avait ouvert les yeux dans cette même chambre où elle s'était évanouie, découvrant le Prince à son chevet. Son visage, terne et obscure, semblait avoir souffert d'une longue insomnie qui ne lui avait pourtant pas ôté sa complexion dure et sévère.

Sans mot dire, il avait porté aux lèvres asséchées de sa captive un peu d'eau fraîche et elle avait dû se faire violence pour accepter docilement son geste bienveillant.

Quand l'esprit de sa faible créature sortit définitivement des brumes de sa convalescence, il se mit à l'interroger :

- Est-ce parce-que je t'ai interdit les visites à la serre et au jardin que tu as bravé la mort ?

Sa voix, étrangement calme, ne parvenait à atteindre les douceurs de l'affection. Pourtant, l'héritière sut que comme elle l'avait espéré, la portée de son geste avait affaibli la légendaire cruauté de son geôlier.

Elle avait poussé un soupir à fendre l'âme, et jouant d'une intonation volontairement éteinte et pitoyable, elle lui avait répondu :

- Ces visites me sont certes vitales mais mon geste a une tout autre raison...

- Laquelle ?

- Vous le savez très bien. Faut-il vraiment que vous m'obligiez à me couvrir de déshonneur en vous le disant à haute voix ?

- Oui.

Alors elle lui avait dit ce qu'il voulait entendre et ce que malgré elle, à force de feindre, elle commençait presque à tenir pour vrai :

- Je vous déteste... au moins autant que je vous désire... Au-delà de toute raison. De ma haine a jailli un fol amour que je n'ai plus la force de réprimer ou de supporter. J'aime mieux me tuer que de laisser mon cœur me trahir et vous appartenir.

Une lueur de satisfaction avait envahi le regard ardent du Prince. Il fit alors peser sa main sur la poitrine de l'héritière et lui souffla avec une fougue à peine contenue :

- Il est désormais trop tard. Chaque battement de ce cœur est déjà mien, et la moindre goutte de ton sang, chaque souffle que tu expires, tout cela est également mien. Ta vie ne t'appartient plus. Tu n'as aucun droit de mourir si ce n'est sous mon consentement et par ma main.

Au désespoir, sa captive avait tout de même trouvé la force de soutenir ses yeux de braises pour lui répliquer d'une voix suppliante :

- Alors disposez donc de moi comme vous l'entendrez mais accordez-moi cette unique faveur : l'assurance que si je vous cède enfin, vous achèverez mes tourments et m'accorderez le repos. Les sentiments que je vous porte ne peuvent être que fatals et je répugnerai à me voir éprouver de vous du plaisir sans aussitôt en mourir.

Un sourire sardonique avait étiré les lèvres de l'apostat :

- Ma douce ennemie, que ce soit dans le plaisir, dans l'amour ou dans la haine, je ne te laisserai aucun repos. Et pour te punir d'avoir attenté à ta vie, dès que tu auras retrouvé de la vigueur, je te ferais mienne. Autant de fois qu'il me plaira.

Un court silence marqua la résignation de sa prisonnière avant qu'elle ne consente à cette évidence impitoyable.

- Ainsi vous avez parlé, mon cruel Prince, ainsi il en sera... Mais me laisserez-vous au moins retourner au jardin ?

- Oui. Cela je peux te l'accorder puisque tu y tiens tant.

Devant cette réponse magnanime, sans rien en laisser paraître, la jeune héritière vit l'espoir reparaître en son âme : si elle pouvait à nouveau côtoyer l'angélique épouse de ce démon dans l'intimité florissante de la serre, alors tout n'aurait pas été vain.

Une semaine de répit lui fût ainsi accordée. Et tout le temps de sa rémission, elle le mit à profit pour jouir de la compagnie de sa tendre amie, pour entendre son rire et se rassasier de son sourire, rien qu'une dernière fois, avant de s'offrir sans résistance à son odieux mari.

Arriva enfin le funeste soir de son union avec le Prince.

Dans la pénombre de la chambre, il vint s'unir à elle, non pas cruellement, mais avec une passion si débordante que la belle captive se sentit défaillir prématurément. Il la besogna ardemment, la fit gémir misérablement dans ses bras. Il lui arracha cette jouissance violente et amère qui aurait dû couronner sa honte mais qui la fit simplement s'oublier elle-même.

Et soudain, au pic de son plaisir, le Prince fut pris de vertiges. Haletant, il s'effondra sur le corps de sa belle et baisa ses lèvres pour la centième fois, espérant retrouver son souffle en allant cueillir le sien. Mais même en demeurant immobile, sa suffocation ne faisait que grandir, à tel point que sa poitrine lui semblait être une cage bien trop étroite qui comprimait son cœur affolé et douloureux. Au bord du malaise, ce n'est que lorsqu'il se détacha de cette bouche tant convoitée qu'il en remarqua les reflets bleuâtres et inquiétants.

Devant le regard torpide et plein d'horreur de son furieux amant, la jeune héritière se redressa et fit basculer son corps privé de force à l'envers du lit. Elle aussi commençait à souffrir et à étouffer, mais c'est impérieusement qu'elle le chevaucha. Et alors qu'elle le tenait encore entre ses cuisses et à sa merci, elle lui annonça d'une voix double, partagée entre les affres du regret et la joie du triomphe :

- Je t'avais prévenu : « les sentiments que je te porte ne peuvent être que fatals. » Vois comme le poison qui nous dévore est amère, mais plus douce encore est ma vengeance. Je reprends mon droit sur ma vie et pour la prospérité de tout ce qui m'est cher, j'emporte la tienne avec moi mon Prince.

Déjà, le tyran ne pouvait plus parler, étranglé par les vénéneuses vapeurs du poison. Il tenta de se débattre avec la mort, essaya de saisir la gorge de son ennemie qui le chevauchait victorieusement, mais il était trop tard. Et dans de douloureux sursauts, il trépassa, emportant pour dernière vision, celle de la femme qui l'avait vaincu.

La jeune héritière s'autorisa à verser une seule et unique larme devant le cadavre de cet homme cruel. Puis, elle délaissa le corps froid, trouvant la force de se traîner hors de la chambre. Dès qu'elle en ouvrit la porte, elle s'effondra dans les bras de l'épouse qui l'attendait anxieusement sur le seuil.

- Il est mort... souffla-t-elle dans un sourire piteux.

Au lieu de se réjouir de cette nouvelle, sa tendre amie s'inquiéta de son état fragile et agonisant. Et en voyant à quel point la jeune héritière peinait à tenir sur ses membres, l'épouse l'accompagna au sol pour la tenir tout contre son sein. Sa main inquiète ne cessait de palper son front et l'impuissance commençait à torturer ses sens :

- Mon Dieu, que t'a-t-il fait ?! T-tu es si froide, si pâle... et tu ne cesses de trembler...

Luttant contre l'appel de la lumière, l'héritière prit soudain la parole :

- Je n'ai que peu de temps, alors écoute-moi... Dans la serre, sous les pots de myrrhe, j'ai laissé deux lettres. L'une va à ma sœur et l'autre te revient. Ce sont là mes adieux au monde et mes dernières volontés. Je compte sur toi pour les respecter...

- Comment ça des lettres d'adieu ? Je t'ai pourtant vu boire l'antidote ! la coupa l'épouse qui refusait encore d'admettre l'évidence.

- Ce breuvage ne permettait que de ralentir les effets. Il n'existe aucun remède... Pardonne-moi de t'avoir menti... Tu ne m'aurais jamais aidé à cultiver les plantes nécessaires au poison si je t'avais dit la vérité.

- Non ! C'est impossible... Tu ne peux pas ! Je t'interdis de me laisser !

L'épouse se perdait dans le déni, se bornant à secouer violemment son visage larmoyant, jusqu'à ce que l'héritière n'y porte une main fébrile.

- Chut ma douce... Ne me laisse pas mourir sur tes lamentations. Je ne peux déjà plus voir ton visage... Serre moi contre toi.

L'épouse se tue et obéit. Dans le calme et le silence préfigurant la mort, elle la berça au creux de ses bras, enserrant son corps avec la force du désespoir, comme pour l'empêcher de partir.

- Ne t'inquiète pas, je meurs sans aucun regret... J'ai accompli ma vengeance... Ma famille est maintenant à l'abri... Et toi, mon ange, tu es enfin libre.

Sur ces derniers mots, étreinte par sa plus fidèle amie, la valeureuse héritière mourut. Elle aussi avait enfin été libéré de toute prison, qu'elle fût mentale ou charnelle. Et c'est apaisée et couverte de gloire, que son âme avait rejoint cet endroit des cieux qui n'est que plénitude pour les justes et les bienheureux.

Grâce à son noble sacrifice, la paix ne tarda pas à revenir dans les rues de notre belle et bien aimée ville de Venise, qui comme l'épouse, et à jamais, lui devra son éternelle reconnaissance.



Voilà, voilà ! Je suis contente d'avoir achevé ce conte. Il est un peu plus long que ce que j'avais prévu mais j'espère que vous trouvez que ce récit enchâssé s'insère bien dans l'histoire. J'espère aussi que la lecture ne vous aura pas été ennuyeuse ou trop éprouvante. Tout ce que je peux vous dire c'est qu'il a une grande importance dans l'intrigue. :)

N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé, si vous y voyez des incohérences ou des longueurs ^^

En média, on retrouve la petite référence au suicide de Lucrèce avec un tableau de Jacopino del Conte. Le personnage de Lucrèce est vraiment très très représenté en art, qu'il s'agisse de son viol ou du moment où elle plonge la lame dans son corps pour se donner la mort. Il y a tellement de tableaux qui la représente que je n'avais que l'embarra du choix, mais j'ai volontairement choisi une image pas trop choquante pour ne pas qu'elle soit supprimée ^^'.

Sur ce, encore merci à tous mes fidèles lecteurs et lectrices.

Prenez bien soin de vous. <3 

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