2. Les prédictions de la sorcière
C'était dans une ruelle obscure et brumeuse, au rez de chaussé d'une très ancienne bâtisse passablement délabrée, que résidait la voyante. Si Gigi s'était attendue à trouver une vieille peau sapée comme une bohémienne qui lisait l'avenir dans une boule de cristal, elle n'aurait pas pu se tromper davantage. Leur hôtesse était jeune, et sans doute charmante si l'on excluait ses yeux outrageusement cernés de noir, sa pâleur morbide et les petits os entremêlés dans la masse informe de ses cheveux sales et hirsutes. Sa démarche était aussi fluide et aérienne que le vent et sa longue robe noire flottait derrière elle, remuant la poussière blanchâtre accumulée sur le sol. La pièce principale était une sorte de cuisine ou de laboratoire. Tout y était glauque, comme venu d'un autre âge : qu'il s'agisse des vieilles voûtes sombres d'où pendaient des herbes séchées, de l'âtre abritant à son crochet un immense chaudron ou de la table en bois massif où figuraient, pilon, mortier, alambics et tâches de sang frais... Vraiment ?!
Dans un silence inquiétant, l'étrange jeune femme les conduisit dans la pièce attenante, les gratifiant d'œillades peu rassurantes. Gigi avait remarqué que depuis leur arrivée, la voyante n'avait pas dit un mot, ni même une seule fois cligné des yeux. Et lorsque la sombre femme l'accrocha de son regard fixe et hanté, Gigi fut parcourue d'un frisson.
- Dans quoi tu nous as encore embarquées ? On se croirait dans l'antre d'une sorcière... Glissa t-elle à son amie d'une voix basse et blasée.
- Je sais, c'est trop la classe ! Fit Gwen, le regard satisfait, pouces vers le haut.
En suivant la sorcière, elles arrivèrent dans une pièce sombre et exiguë qui ressemblait à un salon. Il y baignait une forte odeur d'encens, de souffre et de fruits pourris. Les seules sources de lumière provenaient des flammes vacillantes d'un chandelier d'argent suspendu au plafond et du feu crépitant dans une ancienne cheminée de pierre.
L'étrange femme les convia à prendre place autour d'une table ronde dont le bois était entaillé et par endroit gravé d'inscriptions et de symboles ésotériques. La sorcière fouilla un instant sur son étagère et Gigi y remarqua une quantité impressionnante de bocaux remplis de formol renfermant de curieuses et repoussantes créatures. Pour sûr, le décorum avait au moins l'avantage d'être immersif et convainquant, aussi se mit-elle à redouter ce que cette femme allait leur mettre sous le nez. Un vieux crapaud moisi ? Des yeux de lapins bouillis ?
Ce fut finalement trois verres à pied et une bouteille de vin qu'elle déposa sur la table. En servant calmement ses invitées d'une main dégingandée aux ongles démesurément longs, elle annonça le prix d'une voix rauque.
- 50 pour vous deux. D'avance. Une seule question par tête. Qui commence ?
Gigi grimaça, mais Gwen, qui avait tout de même quelques notions d'Italien, sursauta sur sa chaise et lui tendit un billet en s'écriant : « Moi ! »
- Vous êtes catholiques toutes les deux ?
Un peu décontenancées, elles firent non de la tête et la sorcière dévoila ses dents brunies en un sourire sardonique :
- Alors ce sera les anciens rites... Votre question !
Si Gigi s'interrogeait sur l'importance de leur profession de foi et sur ce que signifiait l'invocation des « anciens rites », Gwen fonça sans se poser de questions.
- Hum... Comme je n'en ai qu'une seule je vais taper large : Que me réserve mon avenir proche ?
Gigi pris la peine de traduire et la sorcière attrapa une miche de pain sur le meuble derrière elle pour la tendre à Gwen :
- Boit le vin, mâche le pain et recrache sur la table.
Le début du rituel était pour le moins peu orthodoxe, pensé comme un sabotage de l'Eucharistie qui consisterait à rejeter le sang et le corps du Christ. Gigi observa son amie procéder avec obéissance et quand elle la vit recracher le pain englué de salive violette elle fut convaincue que « les anciens rites » devaient tirer leurs pouvoirs de la souillure et du blasphème.
A l'aide de son ongle noir, la sorcière creusa un puits dans la mixture pâteuse et après une longue rasade de vin, elle se mit à cracher dessus . Avec zèle, elle recueillit la bouillie ainsi formée dans le creux de sa main et se leva solennellement. C'était franchement dégueulasse mais l'aura de cette femme et l'atmosphère lourde et mystérieuse qu'elle faisait peser dans la pièce, empêchaient Gigi de la trouver ridicule.
- Venez avec moi près du feu.
Elle jeta le pain souillé dans la cheminée et se mit à regarder danser les flammes :
- Voyons un peu... Quels sont les dangers qui vous guettent ? Hum... Je vous vois souffrante, frappée au ventre... Mais vous pouvez l'éviter... Ne mangez pas de fruit de mer, sinon c'est l'intoxication assurée ! Méfiez-vous d'une femme au travail, elle cherche une occasion de vous nuire... Ce n'est pas tout, je vois une voiture... Un accident ! C'est votre père ! Dites-lui de ne surtout pas sortir le 31 au soir, sinon il se fera renverser...
Son ton était placide et avait cet accent fatidique qui ajoutait beaucoup au suspens de ses révélations. Gigi s'efforçait de tout bien traduire à Gwen, en espérant qu'elle ne prenne pas tout ça trop au sérieux. Mais visiblement c'était sous-estimer la crédulité de son amie qui sous le choc s'écria :
- Papa ?! Mais c'est affreux !
Voir Gwen désormais au bord des larmes... C'en était trop ! Gigi frappa le rebord de la cheminée en prenant la sorcière à partie :
- Mais vous êtes pas bien d'inventer des trucs pareils ! Votre métier c'est de faire peur aux gens ?!
- Ne me prend pas pour une médium de pacotille ! Tout le monde sait qu'on ne vient pas ici pour se divertir. On y vient pour contrer le malheur, les catastrophes et le mauvais œil. On y vient pour envoûter et connaître son avenir... Je fais dans le sérieux et le pas jolie-jolie ma petite et si tu ne me crois pas, c'est pas mon problème ! Tout ce que je dis c'est que si elle ne suit pas mes conseils, son père se fera renverser. Maintenant à vous de choisir : laissez la marche du destin suivre son cours ou vous y opposer.
- Oh, si vous dites vrai, merci, vraiment merci ! J'appellerai mon père dès ce soir !
La tirade de la sorcière avait été assez convaincante pour que Gwen se jure de suivre ses conseils à la lettre. Et face à sa détermination et à la violence sèche contenue dans sa voix, même le scepticisme de Gigi s'était suspendu un instant.
- Ne me remercie pas, tu as payé... Bien, maintenant voyons si l'avenir te réserve aussi de bonnes surprises.
La sorcière les lorgna d'un air patibulaire avant de replonger ses yeux dans le feu :
- Je vois de l'impatience récompensée... Une rencontre charnelle avec un homme... Il est comme vous l'aimez, beau et brutal... Votre relation n'est pas définie, elle pourrait être agitée, mais rien n'indique que vous deviez vous priver d'un tel amant... Oh et il n'est pas exclu que vous reveniez à Venise d'ici peu...
- Intéressant, un amant, beau, brutal... Comment est-il brun ou blond ? Notre relation s'agite et après ?
- Et après rien. J'ai répondu à votre question. Il reste celle de votre amie.
- Si tu veux je te la donnes. Tu pourras en savoir plus sur ton futur amant.. Offrit généreusement Gigi qui en vérité appréhendait les révélations la concernant.
- Ah non pas question ! Il est autrement plus important de savoir quand tu vas enfin rencontrer quelqu'un ! Objecta Gwen qui hasarda aussitôt de s'adresser en italien à la sorcière : « Elle trouver un homme quand ?! »
- Retournons à la table.
Pendant qu'elles se rasseyaient, la mystérieuse femme passa près d'un tonneau plus rempli de victuailles qu'une corne d'abondance et y saisit une pomme. C'était donc de là que venait l'odeur !
- Croque dans la pomme et donne la moi.
Gigi inspecta le fruit pour s'assurer qu'il n'avait pas pourri et à sa grande stupéfaction, elle découvrit que la pomme était sans défauts, ronde et rouge à souhait. Elle risqua ses lèvres sur la peau lisse et parfumée et croqua. La chair était juteuse, sucrée, particulièrement savoureuse.
- Je peux avaler ? Demanda-t-elle en lui tendant la pomme.
- Oui vous le devez. Opina la sorcière en commençant à observer les traces de ses dents imprimées dans le fruit.
Une fois qu'elle l'eut récupérée, elle la posa dans une coupe et déboucha une bouteille translucide dans laquelle flottait un énorme crapaud, ventru et gorgé de liquide. À en croire l'odeur nauséabonde qui leur piquait les narines, ce devait être un alcool très fort.. Peut être à 70 ° ou à 80° pensa Gigi. Toujours est-il qu'elle s'en servit pour noyer la pauvre pomme et un craquement d'allumette plus tard, elle la fit flamber d'un feu particulièrement vif et rougeoyant.
Gigi ignorait qu'on pouvait lire l'avenir dans la compote. Elle ne put retenir un sourire railleur mais l'écho de ses éclats de rire se teinta bien vite de trouble et d'appréhension. Car malgré toute la dérision dont elle était capable, ce qu'elle avait ressenti quand la sorcière avait mis le feu à sa pomme était effrayant et indescriptible. Comme une bouffée de chaleur, sauf qu'elle pouvait en prime sentir le feu parcourir son sang. Puis, les paroles de cette incendiaire Pythie s'étaient abattues sur elle avec autant de gravité qu'un glas résonnant à minuit un soir de pleine lune.
- Je vois l'abstinence fuir devant la passion... Il y a un homme, entre ombre et lumière. Les couleurs de la nuit... Un costume italien.. Oui, il arpente les rues de Venise... C'est un homme d'ici, un homme important et dangereux... Je le vois vous ravir toute entière, vous essaierez de lui résister mais n'y parviendrez pas...Personne ne lui résiste...
Après une courte pause, elle leva la main, caressant les langues du feu, cherchant à les attraper du bout des doigts dans un état proche de la transe. Le visage plongé dans la fumée, les yeux fermés, elle poursuivit :
- Oui... Je vois aussi une femme qui vous est chère ressurgir du passé... Oui et il y aura des perturbations dans votre départ qui sera considérablement retardé... Je m'avancerai même à dire que si vous ne quittez pas Venise ce soir, vous en resterez prisonnière au moins jusqu'au Carnaval. Et pour en revenir à cet homme qui vous est destiné, il se présentera à vous bien plus tôt que ce que vous ne croyez.
Gigi n'avait pas perdu une miette de ce que lui avait dit la sorcière. Ses paroles avaient éveillé quelque chose en elle : une chaleur, un poids sur le bas de son ventre, comme l'appréhension délicieuse que l'on ressent avant un premier rendez-vous. Si ce n'était pas magique, c'était au moins très étrange, mais en se faisant violence, elle parvint à retrouver son naturel rationnel et sceptique. Peut-être était-ce simplement les vapeurs de l'alcool de crapaud qui lui embrumaient l'esprit ? Pour ne pas perdre la face, elle se pressa de mettre fin à l'entrevue.
- D'accord, j'en prends bonne note. Merci à vous. Gwen, on y va ?
Les deux amies rassemblaient leurs affaires quand la sorcière s'adressa brusquement à Gigi :
- Attends ! Si tu me laisses une goutte de ton sang, la consultation est gratuite !
Gigi aurait dû accepter, après tout, elle s'était toujours défendue de ne pas croire à la voyance et elle n'aimait pas l'idée que Gwen se soit faite arnaquer de 50 balles... Pourtant, cette proposition lui semblait trop louche pour être honnête, et si jamais cette femme était vraiment une sorcière qu'allait-elle faire de son sang ?
- Pourquoi ? Demanda Gigi, partagée entre méfiance et curiosité.
- Pour mes potions, rien de bien méchant ne t'inquiète pas... Je ne veux rien qu' une petite goutte, sur un mouchoir... Je te promets que tu ne sentiras rien.
La manière si douce avec laquelle elle insistait, avait quelque chose de perfide et plus par instinct que par raison, Gigi lui répondit avec fermeté :
- Non, je refuse. Gardez l'argent.
- Très bien. Alors je vous dis au revoir, étrangères.
La sorcière leur serra la main et quand ses yeux ensorcelants se plantèrent dans ceux de Gigi, elle eut soudain l'impression qu'ils lui criaient : « A bientôt. Nous allons nous revoir. »
La jeune bibliothécaire ressentit un puissant besoin de sortir, de s'éloigner de cette sombre et mystérieuse inconnue. Sans demander son reste, elle récupéra sa main dans un geste brusque et se précipita sur la porte d'entrée. Elle avait besoin de prendre l'air !
*
Le vent glacé de Décembre lui avait immédiatement fait le plus grand bien. Après avoir marché quelques mètres, Gwen à ses talons, ses idées s'étaient éclaircies. Elle avait alors raconté à son amie les prédictions que lui avait faites la sorcière.
- Mais c'est trop excitant, bien qu'un peu flippant quand même !
- Non, ça n'a rien d'excitant ou de flippant. Jusqu'à preuve du contraire, c'est juste du pur délire. Cette femme a simplement hasardé en jouant avec nos peurs ou nos désirs.
- Hum peut être... Mais mieux vaut prévenir que guérir. Dans le doute je vais quand même suivre ses conseils.
- Et moi ? Tu crois que je dois quitter Venise ce soir ? Non mais sérieusement !
- Si j'ai bien compris, ça c'est seulement si tu veux fuir ton prince charmant...
- Crois moi, avec ce qu'elle vient de me raconter la foldingue, si je le croise ce foutu prince, je lui casse la gueule !
Gwen explosa de rire devant le ton volontairement surjoué de son amie. Elle était irrécupérable et au demeurant très drôle quand elle s'emportait ainsi.
- Moi je suis sûre que tu as eu peur... Et si tu as eu peur c'est qu'une part de toi y a cru !
- Oui c'est vrai, me voilà convertie ! Qui sait ? À n'importe quel moment je peux tomber amoureuse...Et si j'y crois assez fort, je sens que je pourrai aussi chevaucher une licorne et m'envoler.. Loin, très loin ! Oh ! je peux voir les lutins et les fées maintenant... Réalité mais où t'arrêtes-tu donc ?!
-Pff ! Arrêtes tes conneries Gigi !
Pliée de rire, Gwen se tenait le ventre en gloussant.
- Tu m'as tendu la perche aussi... Lui répondit Gigi en rajoutant une couche : Et en attendant je te rappelle que le Palazzo Ducale nous attend et qui sait, au tournant, peut-être notre destin !
Gwen, qui luttait pour contrôler son hilarité, lui administra une petite tape sur l'épaule et l'avertit en riant :
- On t'a déjà dit que trop de sarcasme, tue le sarcasme Gigi ?
- Tous les jours Gwen !
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