1. Un conte de noël

Venise, 22 Décembre

A la saison hivernale, Venise était parée de lumière et de givre. Les sapins, les guirlandes et les décorations de noël donnaient à la ville une aura féerique. Lors de nuits comme celles-ci, mille lueurs allumaient les façades des maisons qui se reflétaient dans les eaux paisibles du canal. La beauté vénitienne et la majesté des anciens bâtiments se mêlaient alors allègrement à la magie de Noël qui flottait dans les rues.

Un Noël à Venise : C'était le rêve de deux amies. Des vacances planifiées de longue date. Plus que cela ! C'était une véritable parenthèse enchantée dans le quotidien de Gigi Le Roux, bibliothécaire, et de Gwen Le Hir, barmaid. Et c'était maintenant !

Oui, cette année, les deux amies avaient sauté le pas et craqué toutes leurs économies. Sur un coup de tête, elles avaient quitté leur Bretagne natale pour passer les fêtes dans la belle cité flottante. Et elles ne le regrettaient pas. Désormais, presque à la fin de leur séjour, déjà un peu acclimatées aux merveilles de la ville, elles savouraient chacun de leurs derniers instants, partagées entre flegme et curiosité.

L'une des deux amies était rousse à la peau diaphane tandis que l'autre était brune et très mate de peau. Elles étaient, pour ainsi dire, comme le feu et le charbon : contraires et complémentaires.

Gigi, était plus petite que Gwen. Elle avait une opulente chevelure rousse dont les boucles souples et désordonnées folâtraient tout autour de son visage fin et mutin. Elle se savait belle et charmante, mais sans doute pas autant que sa meilleure amie aux cheveux lisses et bruns et à la mine franche et sensuelle. Gwen, avait en effet le physique latin, rien à voir avec celui de Gigi, bien plus breton. Ce qui était en fait un comble quand on savait que Gigi était le surnom de Ginevra, un prénom Italien que la jeune femme tenait de sa mère, alors que Gwen comptait parmi les prénoms bretons les plus emblématiques. L'ironie avait voulu que ce soit Ginevra qui hérite de l'allure noble et fougueuse d'une princesse celte et que ce soit Gwen qui ait autant de charisme et de prestance qu'une jeune Monica Bellucci. Pourtant, malgré leurs différences, leur amitié indéfectible sautait au yeux.

Ainsi, bras dessus bras dessous, emmitouflées sous leurs lourdes écharpes de laine assorties et leurs petits bonnets à pompon, Gwen et Gigi arpentaient gaiement le marché de noël du Campo Santo Stephano. La grande place était située dans le quartier de San Marco, au cœur de Venise, non loin du Pont de l'Accademia. Et à l'approche des fêtes, l'endroit respirait le vin chaud, la joie et la bonne humeur.

En cet instant, peu importait le froid et la neige qui lui tombaient sur le coin des yeux, Gigi avait chaud. Elle se sentait bien. L'écho des chants enfantins et des accents portés par les voix italiennes résonnait mélodieusement dans ses oreilles. L'air sentait bon le chocolat, le pain d'épice et les marrons chauds. Et à travers les cils de ses yeux bleus, perlés d'eau glacée, elle pouvait deviner le sourire émerveillé de sa meilleure amie, dissimulé comme le sien, derrière son écharpe. Les yeux noisette de Gwen étaient creusés d'élégantes ridules rieuses et leur lueur complice renvoyait à Gigi le reflet de sa propre joie.

Gigi connaissait Gwen depuis l'enfance. Elle n'avait ni frère ni sœur, mais elle ne doutait pas que ce qui la liait à son amie était comparable à un amour fraternel. De cet adage, elle était certaine : On ne choisit pas sa famille mais on choisit ses amis ! Et cela faisait une éternité qu'avec Gwen elles s'étaient choisies. Si tant est que l'on puisse faire remonter l'éternité à l'école primaire...

Étrangement, à leur arrivée en classe de CP, la maîtresse avait cru qu'elles venaient de la même famille. A sa décharge, les deux enfants avaient exactement le même profil, la même attitude sauvage et taciturne. Peut être était-ce un comportement commun chez les petites filles qui avaient prématurément perdu leurs mamans ?

Sans doute parce qu'elles avaient traversé les même épreuves, elles se comprenaient. Elles s'étaient même si bien apprivoisées, qu'ensemble, elles avaient fait rempart à la solitude. De fil en aiguille, en prenant soin l'une de l'autre et en remplaçant les larmes par les rires, elles étaient devenues amies puis naturellement sœurs.

Les deux fillettes avaient surmonté la même douleur, le même manque et sans que ce ne soit conscient, elles avaient tenté de combler l'absence de leurs mères par la présence perpétuelle de l'autre. Si bien qu'aujourd'hui, elles étaient unies par une relation fusionnelle et de nombreuses passions communes. Elles étaient deux inséparables amies, profitant de la vie, arpentant les rues de Venise.

Peut-être parce qu'elles avaient passé leur enfance ensemble, Gigi avait l'impression de redevenir une gosse lorsqu'elle partait en vadrouille avec Gwen. Elle se sentait comme une enfant qui, à l'approche de noël, s'émerveille de tout et se satisfait d'un bonheur simple, doux et convivial.

Quand elles eurent traversé de part en part la grande place sous les illuminations, Gwen se stoppa devant un stand regorgeant de friandises, duquel s'échappait une forte odeur de sucre et de crêpes.

- Gigi ? On se laisse tenter par un chocolat chaud et on rentre se reposer ?

- Bonne idée ! Il faut être en forme pour demain. Rien, pas même la fatigue ne se mettra en travers de notre conte de Noël !

Leurs gobelets fumants entre leurs mains gantées, elles regagnaient à petits pas le chemin de leur hôtel quand Gwen soupira, l'air songeuse :

- A bien y réfléchir, il manque quelque chose à notre parfait conte de noël...

- Quoi, tu ne t'amuses pas assez ? lui demanda Gigi en prenant une sirupeuse lampé de chocolat chaud.

- Si beaucoup, mais dans les contes de noël, il y a toujours un prince ! Et à la fin de notre séjour je désespère un peu qu'on croise les nôtres...

Gigi se contenta de hausser les épaules :

- Le prince charmant n'existe pas, Gwen ! Moi je trouve qu'on se prend moins la tête entre filles.

- Allez Gigi, ne fais pas l'innocente ! Je sais que ça te manque à toi aussi...

Elle affichait son éternel sourire lubrique et Gigi fit semblant de ne pas l'avoir reconnu.

- Je ne vois pas de quoi tu parles...

- Du sexe ! Explosa théâtralement son amie en mimant des bras se resserrant autour d'elle. De la peau d'un homme contre la tienne ! De la passion de deux corps déchaînés...

- C'est bon je crois avoir saisi ! Bien sur que le sexe me manque aussi. Mais tu sais, je ne pense pas être encore prête à fréquenter d'autres hommes...

- Mais bon sang Gigi ! Ça va faire un an que tu as rompu avec Arthur. Un an que tu mènes la vie sentimentale et sexuelle d'un moine ! Je ne serais même pas étonnée que tu caches un cilice dans ta chambre !

Gigi avait attendu et redouté le moment où son amie allait remettre ça sur le tapis. Elle savait qu'au fond, Gwen était inquiète et essayait de l'aider. Mais elle ne supportait plus qu'elle la confronte aussi brutalement à son inaptitude à nouer des relations.

- Je ne sais pas quoi te dire Gwen. Personne n'a encore réussi à me redonner envie et je ne sais pas quand ça reviendra. Pour l'instant laisse moi profiter d'un Noël simple, sans prise de tête et surtout sans mecs ! Quoi ? Pourquoi tu me regardes comme ça ?!

- Tu m'agaces. Tu es si têtue. J'espère qu'il te loupera pas ton prince quand tu le rencontreras ! S'il te fait pas violence, tu vas finir vieille fille dévorée par ses chats !

- Charmant... C'est pas bientôt fini l'oiseau de mauvaise augure ?

- Désolée. Je m'emporte, mais je veux juste te voir heureuse moi ! Et puis je dois t'avouer que je commence aussi à être un peu en manque...

- Quoi en manque ? Ça fait seulement deux semaines !

- Désolée mais tout le monde n'a pas la détermination de s'abstenir pendant un an...

- Pas un an... ça fait exactement 11 mois et 10 jours.

Gwen s'arrêta brusquement, enserrant soudain le bras de son amie avec sérieux.

- Tu vois, tu en es réduite à compter. C'est bien que quelque chose cloche !

Ses grands yeux bruns ne la lâchaient pas et devant sa moue sévère, presque exaspérée, Gigi se sentit faiblir. Elle ne voulait pas se disputer avec Gwen ou la contrarier, elle en était de toute façon généralement incapable. Aussi, sans grande surprise, elle s'empressa d'aller dans son sens :

- Ok ok, tu as gagné ! Si jamais on croise de beaux italiens, je te promets de me forcer et advienne que pourra...

Gwen afficha soudain un sourire triomphal avant de lui sauter au cou, toute excitée :

- J'aime mieux ça... Oh, Gigi ma belle, c'est décidé ! Demain soir, toi et moi on est de sortie !

Elle avait croisé son bras dans le sien, à nouveau, et l'entraînant à sa suite, elle avait repris la route de l'hôtel.

Et voilà ! Comme souvent, Gigi s'était faite piéger en beauté. Sa manipulatrice de meilleure amie avait encore obtenu ce qu'elle voulait... C'était agaçant, mais Gigi ne doutait pas qu'elle le fasse avec de bonnes intentions. Jamais Gwen n'aurait insisté par pur égoïsme. Non, elle le faisait surtout parce qu'elle était persuadée que ça l'aiderait. Et dans le fond peut-être avait-elle raison... D'ailleurs, si Gigi se montrait conciliante, au point de se laisser mener par le bout du nez, c'était bien parce qu'avec Gwen, elle ne s'ennuyait jamais !

23 Décembre

Le lendemain, les deux inséparables se levèrent tôt pour partir en quête des derniers monuments qu'elles n'avaient pas encore visités. Elles avaient appris que les musées seraient fermés du réveillon jusqu'à leur départ dans trois jours. C'était donc leur ultime chance d'admirer la célèbre Galeria Dell'accademia et le somptueux Palazzo Ducale.

Elles s'étaient levées aux aurores, non sans mal. Pour Gwen, qui était toujours fraîche et pimpante de bon matin, ç'avait été une formalité. Mais pour Gigi en revanche, qui avait plus l'habitude de courir la nuit blanche, ç'avait été une véritable torture. Son amie avait dû lui arracher la couette des bras et ouvrir la fenêtre pour que, contrainte et forcée, elle ne daigne se lever.

Les cheveux hirsutes, ses boucles emmêlées comme des tentacules monstrueuses, elle avait déboulé dans la cuisine.

- Putain ! Tu veux ma mort ou quoi ?! Hurla-elle comme une furie en grelottant sous son ample tee-shirt Cthulhu, qui, il fallait bien l'avouer, lui allait comme un gant.

Habituée et peu impressionnée par cette colère matinale et passagère, Gwen s'était tournée vers elle, la bouche en cœur :

- J'ai fait des crêpes. Tu en veux une au nutella ?

Gigi avait toujours tenu les crêpes de Gwen comme les meilleures de Bretagne. Son amie avait en effet reçu de sa grand-mère la recette parfaite, transmise par les femmes de sa famille de génération en génération. Face à ce savoir faire et à la proposition alléchante, sa colère se ratatina comme un soufflet :

- Moui... Et une au sucre aussi. Grommela t-elle en s'asseyant et en s'affalant mollement sur la table.

Deux tasses de thé dans le gosier et trois crêpes dans le ventre plus tard, Gigi était redevenue la crème des meilleures amies et avec Gwen, elles avaient pu débuter leur journée d'exploration.

Toute la matinée, elles l'avaient passée dans le quartier de Dorsoduro. Elles avaient commencé par parcourir le dédale de chef d'œuvre de la Galeria Dell'accademia, où la profusion et la splendeur des toiles de maîtres vénitiens les laissèrent tantôt songeuses et contemplatives, tantôt bavardes et malicieuses. Puis, le midi, elles avaient déjeuné dans une très fameuse pizzeria, près de la chaleur d'un four à bois. Le ventre bien remplie, arrivées aux heures creuses, il leur restait une heure à tuer. Leur prochaine escale, le Palazzo ducale, se trouvait sur la rive du quartier voisin, celui de San Marco, et le monument n'était qu'à peine à plus d'un kilomètre de la Galerie.

Les deux jeunes femmes convinrent qu'il faisait bien trop froid pour rester dehors à se promener en pleine digestion. Puis, Gwen avait eu comme une illumination. La veille, elle avait ramassé la pub d'une diseuse de bonne aventure. Elle sortit le prospectus froissé de son sac et s'écria :

- Cette rue ! Elle n'est vraiment pas loin, j'ai vu le panneau tout à l'heure. Ça doit être un signe. Gigi, il faut qu'on aille la voir !

- Qui ? La voyante ? Hors de question !

- Pourquoi, tu n'es pas curieuse de connaître ton avenir ?

Si des deux, Gigi était celle qui avait le plus d'imagination, elle ne partageait pas les croyances superstitieuses et spirituelles de Gwen.

- C'est pas ça... C'est juste que c'est bidon. Je refuses de payer pour une arnaque !

- Oh allez, vrai ou pas ça peut être marrant...

- A quoi ça t'avancerait ? Et puis tu ne parles même pas si bien l'italien !

- Peut-être mais toi oui... C'est pour ça que tu dois le faire avec moi.

Gwen la fixa longuement avec des yeux de merlan frit et pour la faire céder, elle lui lança un si grand sourire que même le chat du Cheshire en personne aurait pu lui envier.

- Bon, d'accord... Mais c'est vraiment parce qu'on a une heure à tuer !

- T'es la meilleure Gigi !

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