Chapitre 6




Comme chaque matin Abby prit son service au café et comme chaque matin elle éprouvait une fatigue épuisante et elle se demandait si un jour elle pourrait faire une nuit complète sans avoir peur d'ouvrir les yeux. En nouant son tablier elle remarqua que celui-ci devenait de plus en plus large laissant indiquer qu'elle avait encore perdu du poids. Ce qu'elle aimait le plus dans ce café c'est le silence qu'il y avait le matin à la prise de son service mais aujourd'hui un détail avait changé. Monsieur Tompson était attablé à sa place préféré pour lire son journal, et Madame Fletcher la couturière du coin bavardait au téléphone avec sa fille en savourant une tasse de thé bien chaude que venait de lui servir le patron. Jusqu'ici rien d'anormal mais ce qui l'était en revanche c'était l'homme tout vêtu de sombre qui était assis à la même table que la veille.

Elle ressentit une sensation étrange s'emparer d'elle sans pouvoir réellement se l'expliquer. Il attendait d'être servi et Abby comptait sur le patron pour le faire. Seulement il paraissait trop occupé à discuter avec Madame Fletcher pour se rendre compte qu'un autre client attendait.

Armée de courage elle prit une profonde inspiration et s'avança vers lui.

  - Un café noir comme hier ? Lui proposa-t-elle la respiration difficile.

Il darda sur elle un regard qu'elle ne pourrait sans doute jamais oublier. Dur et glacial il se recula sur la banquette et elle l'entendit craquer. Son pouls s'accéléra et elle se sentit fébrile tout à coup.

  - Ça sera comme hier, répondit l'inconnu d'une voix posée et gutturale.

Abby déglutit en faisant demi-tour et intérieurement elle se félicita parce que pour la première fois depuis qu'elle n'était plus captive, elle venait de parler à un homme sans prendre la fuite.

Lorsqu'elle revint avec son café elle prit soin de ne pas le regarder pour ne pas y lire cette sauvage hostilité qui résidait dans les lueurs de ses yeux, mais contre toute attente il déclara :

  - Serait-ce déplacer si je vous demandais de vous asseoir cinq minutes ?

Prise au dépourvue, Abby releva le regard afin d'être certaine qu'il s'adressait à elle et si elle avait bien entendu. Sa voix grave et empreinte de virilité la désarçonna plus qu'elle l'aurait voulu et ses mains se mirent à trembler comme pour annoncer l'aube d'une nouvelle crise.

  - Pour quelle raison ? Demanda-t-elle si faiblement qu'elle n'était pas certaine qu'il l'ait entendu.

  - Je suis nouveau en ville et j'aurai aimé que quelqu'un m'informe sur les avantages de cet endroit d'apparence paisible. Je m'appelle Silas Balthazar Azarov et vous êtes ?

Abby avisa sa main tendue comme une épreuve insurmontable et pourtant elle leva sa main.

  - Abby...Abby Rivera.

Il enveloppa sa main dans la sienne et elle sentit ses doigts se refermer sur les siens avec une force voilée par une certaine douceur.

  - C'est un plaisir de vous connaître, dit-il sur un ton suave mais sans sourire aux lèvres.

L'épreuve dura plusieurs secondes car il n'avait pas encore lâché sa main jusqu'à ce qu'elle force les choses en détachant ses doigts des siens. Quand enfin elle récupéra sa main, Abby la glissa dans le tablier en ayant la sensation d'avoir des brûlures sur la naissance de ses doigts.

  - Je ne peux pas m'asseoir, je suis en service, lui dit-elle alors en s'excusant poliment.

  - Le café est vide pour l'instant et votre patron semble occupé aux bavardages. Je suis presque certain qu'il ne se rendra pas compte que vous m'avez accordé un peu de votre temps mademoiselle Rivera.

Le plus troublant chez cet homme en plus de son charisme redoutable et glaçant c'est qu'il parlait sur un ton très calme qui donnait à sa voix quelque chose de séduisant.

Ajouté à cela, chacune de ses demandes ressemblait à une injonction impérieuse et qu'il se refusait à toute objection.

  - Juste cinq minutes alors.

Abby le prit comme un exercice au cours duquel elle saura enfin si sa crainte des hommes était sans issue.

  - Ça fait longtemps que vous êtes à Mercer Island ?

  - Seulement quatre mois.

Silas abaissa lentement sa main droite pour agripper les rebords de la banquette et il les sentit craquer sous la force de sa prise. Toute la nuit dernière il l'avait passé à l'observer pour tenter de comprendre pourquoi le destin l'avait remise sur sa route. Plusieurs fois il avait été submergé par de nombreuses pulsions meurtrières en fixant sa poitrine se soulever. Ensuite il était rentré au manoir pour expulser hors de lui un déchaînement de colère jusqu'alors jamais ressenti.

  - Pour des raisons professionnelles ?

  - Pour des raisons personnelles, murmura-t-elle d'une voix hantée.

Silas lutta contre un nouveau déchaînement mais cette fois-ci de souvenirs.

  - Mercer Island est différent de la ville où j'ai grandi, ajouta-t-elle. Il y a plus de nature, c'est agréable.

Silas fixa sa bouche charnue en se souvenant de l'avoir vu tant de fois trembler et son regard bleu le supplier.

  - J'aime la solitude, lui dit-il alors pour capter son attention.

Elle était fatiguée, harassée et la nuit dernière lui avait permis de constater qu'elle avait peur de dormir. Ce constat l'avait alors obsédé et continuait encore de l'obséder car lorsqu'elle demeurait sa captive, elle n'avait jamais résisté au sommeil comme elle l'avait fait hier. Même en le sachant tout près d'elle, la jeune femme n'avait jamais lutté pour garder les yeux ouverts. Quelque chose d'autre l'empêchait de fermer les yeux et il brûlait de le découvrir.

  - Moi aussi j'aime la solitude, murmura-t-elle tristement avant de secouer la tête légèrement. Faith m'a dit que vous étiez consultant pour la police.

  - En effet, confirma Silas en retirant ses doigts des rebords avant que la banquette se brise définitivement. Je vais tenter de les aider à retrouver ce tueur.

À ces mots délibérés le visage de la jeune femme devint blême et elle exhala un soupir tremblant.

  - Est-ce que j'ai dit quelque chose de déplaisant ?

  - Non...non...rien du tout, je...j'espère que vous allez le retrouver.

D'une certaine façon Silas était plus que satisfait qu'elle ne l'ait jamais oublié et une délectation se mit à grandir en lui de la savoir encore hanté par cette longue année à ses côtés.

  - Est-ce que vous vous plaisez ici ? Lâcha Silas en la dévisageant avec une intensité qui la troubla.

  - Oui, enfin je crois, bafouilla-t-elle.

  - Vous croyez ? Vous n'êtes pas heureuse ?

Elle lui jeta un regard comme si cette question était presque une insulte, un droit qu'elle ne s'autorisait pas.

  - Et vous monsieur Azarov ? L'êtes-vous ? Eluda-t-elle en ne cherchant pas à cacher le fait qu'elle ne répondrait pas.

Silas arbora un glaçant sourire qui masquait en réalité une forte irritation car pour la première fois depuis le premier jour de sa capture, la jeune femme n'avait jamais été à contresens de ses ordres.

En ne répondant pas elle venait sans le savoir d'aiguiser un peu plus le réveil du tueur au masque sans visage.

  - Qu'est-ce que le bonheur mademoiselle Rivera ?

Son regard bleu nuit tomba dans un voile de peur et tristesse mêlés qui l'intrigua.

  - Je l'ignore monsieur Azarov, dit-elle en se levant. Je suis désolée, mais je dois reprendre mon service.

Un mince sourire se dessina sur ses lèvres puis elle s'éloigna pour mieux disparaître dans la réserve. Silas ferma les poings avec une telle force qu'ils se mirent à trembler.

Chaque fois qu'il regardait cette fille Silas était comme frappé par des sabres qui lui lacéraient le dos pour lui rappeler qu'il aurait dû lui couper la main pour la châtier et ensuite la relâcher.

Rester ici lui infligeait une véritable torture intérieur qu'il ne montrait pas en surface, mais qui ravageait chacune de ses veines comme un sombre poison. Pourtant il ne pouvait pas et ne voulait pas partir de ce café et ce sentiment s'amplifia lorsqu'elle réapparut dans son champs de vision. Tout semblait indiquer qu'elle venait de pleurer et que tant bien que mal elle s'efforçait d'afficher un sourire pour les clients qui commençaient à affluer. Il fut étrangement contrarié que la jeune femme ne témoigne aucun désir de vivre. Ses yeux étaient vide de plaisir, d'envie et même de rage. Tout semblait mort à l'intérieur et il se sentait terriblement frustré qu'elle honore son cadeau de cette façon.

Aurait-elle voulu qu'il lui offre la mort plutôt que la vie ?

Non.

Silas savait au plus profond de lui qu'elle ne voulait pas mourir et il l'avait vu dans son regard lorsqu'elle lui avait annoncé que celle-ci viendrait pour elle.

  - Monsieur Azarov, je vous cherchais justement.

Silas quitta des yeux la jeune femme pour donner son attention au Shérif.

  - Vous voulez savoir si j'ai des pistes ? Lança Silas en se carrant contre le dossier de la banquette. Pas pour le moment je le regrette et vous ? Que faites-vous ici ?

  - Je suis venu parler avec mademoiselle Rivera d'un sujet important, expliqua le jeune shérif en regardant à son tour la jeune femme qui se débattait avec la machine avec le café.

Un vent mystérieux de colère se leva en lui comme si son territoire avait été pris d'assaut par un ennemi qui pourtant serait si facile à dissiper dans la nature sans que personne le remarque.

  - Vous connaissez mademoiselle Rivera ? Demanda-t-il sur un ton faussement intéressé.

  - Oui, elle est sous ma protection pour des raisons personnelles, je dois lui parler de...

  - Cela ne concerne pas notre affaire en cours j'espère ?

  - Non ! S'empressa de dire Garret Smith avec un rire trop nerveux pour qu'il puisse s'agir de la vérité.

Silas planta son regard dans le sien pour lire dans son âme mais ne trouva rien d'intéressant et il n'en avait pas besoin en réalité, car il savait les raisons de cette protection.

  - Pour tout vous dire mademoiselle Rivera a été victime d'une affaire similaire. C'est une survivante.

Une affaire similaire ?

Silas resta de marbre même si cette comparaison venait de déclencher en lui la tentation de créer une nouvelle liste.

  - Une affaire similaire ?

  - Pas celle de l'imitateur, mais l'originale.

" Tu t'enfonces dans les ténèbres " Songea Silas en gardant un masque impassible.

  - Un affaire bien plus grave que celle-ci mais nous craignons que cela affecte mademoiselle Rivera et mon devoir est d'assurer sa sécurité.

  - Quelle chance a cette jeune demoiselle d'avoir un tel homme pour assurer sa sécurité, commenta Silas qui ne put masquer ce sourire insidieux qu'il avait déjà sur les lèvres.

Troublé, le jeune homme acquiesça avec un sourire forcé et se dirigea vers le comptoir pour la rejoindre.

Silas couvrit la scène d'un regard noir tandis que son esprit était dévoré de souvenirs d'elle allongée sur ce lit en train d'attendre qu'il choisisse son destin.

Il inspira profondément en fixant la fille qui venait de défaire son tablier pour suivre le shérif.

Silas se leva pour les suivre à distance et quitta le café pour emprunter la ruelle adjacente.

Saisi d'une pulsion indescriptible il combla la distance qui le séparait de la jeune femme et dut s'arrêter à temps avant que sa main ne se plaque sur sa bouche pour la reprendre et la ramener aux portes des ténèbres. À la place il la contourna ainsi que le shérif et s'éloigna en direction du grand parking.

Les mâchoires serrées, il entra dans sa voiture et quitta le centre ville pour se rendre chez elle. Il voulait des réponses, il voulait comprendre pourquoi la jeune femme avait été remis sur sa route.

Un souvenir remonta et il le laissa s'insinuer dans chaque fibre de son corps pour le savourer.

" - Ta vie m'appartient, avait-il chuchoté derrière son masque en regardant la fille inconsciente dans ses bras.

Alors il l'avait déposé devant la deuxième entrée de l'hôpital et avait posé un genou à terre pour glisser son index sur son visage puis sa main qu'il avait lentement fait descendre sur sa gorge.

  - Je peux te la reprendre quand je le souhaite.

Il s'était penché en avant jusqu'à ce que son masque ne soit plus qu'à quelques centimètres du sien.

Ensuite il avait posé ses deux mains gantées de cuir sur sa chevelure pour encadrer son visage afin que même dans l'inconscience elle puisse sentir sa présence.

Silas avait senti ses mains trembler puis son visage, et avait dû s'écarter violemment pour ne pas revenir sur sa décision. Dans la nuit obscure il s'était éloigné en la laissant là, sur le seuil de cette entrée en pensant ne jamais le revoir "

Jamais...

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