Chapitre 8
La sonnerie s'enroule dans le cerveau encore endormi d'Enzo. Il met quelques secondes avant de comprendre que ce bruit ne provient pas d'un quelconque rêve ou cauchemar, mais bien du téléphone qu'il a posé la veille sur la table de chevet. Il grogne et se tourne : la main cherche à tâtons l'objet de ce vacarme. Les doigts finissent par rencontrer la surface lisse de l'écran, et il le tourne vers lui pour voir d'où provient l'appel. C'est le nom d'Eliott qui s'affiche. Avec un juron, Enzo se redresse et décroche.
— Oui, allô, chuchote-t-il pour ne pas réveiller Jen qui dort toujours à côté.
Il se lève, il est nu comme un ver sous les draps. Il quitte la chaleur du lit et s'éloigne jusqu'au salon. Les poils se hérissent sur les bras à cause du froid. Ça le gêne un peu d'avoir Eliott au téléphone alors qu'il est dans le plus simple appareil. Il attrape un caleçon au passage et tente de l'enfiler d'une seule main, tout en restant concentré sur ce que lui dit le beau-frère à l'autre bout du fil.
— On a un gros, gros, gros problème. J'aimerais te voir. J'ai appelé toute l'équipe, on fait une réunion de crise.
— C'est le gars qu'on a mis en cellule hier soir ? demande Enzo sans répondre à la question.
— Non, rien à voir. Lui il est tranquillement dans la cellule, il a pas bougé. J'ai regardé les vidéos, vite fait. Il a un peu crié, beaucoup pleuré. C'est pas un caïd, il nous posera pas trop de problèmes.
— C'est quoi, le problème, alors ?
Il entend Eliott pousser un long soupir. Ça fait grésiller la ligne.
— Je t'explique en face-à-face, c'est pour ça que je te demande de venir. Tu peux être là dans combien de temps ?
Enzo a enfin réussi à enfiler le caleçon. Il jette un regard à l'heure sur l'écran du téléphone. Il indique presque huit heures. Quel problème pouvait nécessiter de venir le déranger aussi tôt ?
— J'ai quarante minutes de route pour être au centre, mais à cette heure, y a les bouchons, estime Enzo.
— Eh bien, magne-toi, c'est urgent.
Le brun ouvre la bouche pour demander s'il pouvait prendre une semaine de congés après cette réunion de crise, mais Eliott avait déjà raccroché. Une intuition lui dit que cela allait être difficile de prendre des congés maintenant, et qu'il devrait reporter. Il repasse dans la chambre pour chercher le reste des habits. Il ouvre l'armoire. Le côté d'Enzo est essentiellement composé de t-shirts noirs, certains frappés du logo de l'AFS. Il ne portait presque que cette couleur. Il enfile un t-shirt propre. Un coup d'œil vers le lit à baldaquin lui indique que Jen dort toujours – ou bien fait-elle semblant ? Le chignon s'est défait et les cheveux noirs forment une auréole sur l'oreiller, encadrant le visage paisible. Tous les traits sont relâchés, la bouche pulpeuse légèrement entrouverte. Enzo se penche, dépose un rapide baiser sur cette bouche offerte avant de s'en aller. Il attrape quelque chose à manger dans le placard de la cuisine, la veste en cuir noire qui pend sur le porte-manteau et la porte de l'appartement se referme derrière lui. Il commande à l'ascenseur de descendre jusqu'au sous-sol où se trouve le parking privé de l'immeuble. Les pas pressés des Rangers d'Enzo résonnent dans le silence souterrain du parking. Il grimpe dans la voiture, appuie sur le bouton pour démarrer.
La porte automatique du garage s'ouvre laissant la lumière naturelle combattre la faible lueur des lampes led du plafond. Il fait déjà bien jour dehors, et la chaleur commençait déjà à monter. Enzo sait que cette journée sera chaude, voire caniculaire. Il n'a même pas pris la peine d'enfiler la veste qu'il a posée sur le siège passager. Il s'engage dans les rues du 16e arrondissement et rejoint le périphérique. Là, comme il l'avait craint, la circulation est dense, malgré la mise en place des horaires de travail en différé il y a 1 118 jours. Le secteur primaire et secondaire commençaient tous à sept heures et finissaient une heure plus tôt tandis que le secteur tertiaire, plus nombreux voyait les horaires de travail décalé d'une heure. Les enfants, quant à eux, ne commençaient les cours qu'à neuf heures. Enzo se trouvait donc en plein milieu des bouchons du secteur tertiaire. Il serre les mains sur le volant, tâchant de prendre le mal en patience. Il n'y pouvait rien.
Il se met à penser, alors qu'il jette de temps en temps des coups d'œil aux autres automobilistes qui le dépasse lentement et qu'il dépassera de nouveau dans quelques secondes quand la file dans laquelle il se trouve avancera également. Quel était ce problème si grave qu'il nécessitait la venue en urgence de toute l'équipe ? Enzo décide d'allumer les informations, au cas où quelque chose aurait fuité, mais il ne tomba que sur des émissions idiotes de divertissement. Il pense alors à Jen, qui devait toujours dormir, ignorante du départ précipité d'Enzo. Avec un peu de chance, il serait rentré pour l'heure de midi, pour manger avec elle. Il poserait les jours de repos dès la fin de la réunion de crise. Après tout, qu'est-ce qui pouvait être si grave ? Il songe un instant qu'un des interpellé aurait pu s'échapper, mais il rejette l'idée : les murs du centre sont hauts, les détenus n'ont plus aucune volonté propre. L'intérieur même du centre ressemble à un labyrinthe et étant toujours cloîtrés dans une chambre, les détenus n'ont aucune idée de l'organisation du bâtiment. Dans le pire des cas, l'un devait être sorti de la pièce dans laquelle il était retenu et errait dans les couloirs. Il n'y avait décidément pas besoin de toute une équipe pour cela.
Il arrive devant la porte immense du centre à neuf heures seize. Il sort de la voiture, se place dans le cercle de reconnaissance et après quelques secondes, la porte finit par s'ouvrir. Enzo rentre, gare la voiture sur le parking, devant le premier bâtiment. Il s'agit du bâtiment administratif, et c'est sûrement là que la réunion doit se dérouler.
Le centre était composé de trois bâtiments en tout : celui du fond était le plus long et le plus grand, et il renfermait tous les détenus. Il était gardé en permanence. Devant lui, ridiculement plus petit se tenait le bâtiment administratif : on y trouvait une salle de réunion, une cafétéria et les bureaux. Le bâtiment excentré sur la droite était quant à lui là où se déroulaient les cours des élèves en formation pour rentrer à l'AFS – seulement les troisièmes et quatrièmes années. C'est là qu'Enzo avait passé une partie de la formation. Le bâtiment était surtout composé d'une immense salle de sport et de quelques salles de cours. Dehors, il pouvait en voir quelques-uns qui courraient sur la piste d'athlétisme. Les élèves avaient également une cafétéria pour eux. Cela faisait cinq ans qu'il n'avait pas mis les pieds dans cet espace séparé du reste par un grillage dont le passage était lui aussi gardé en permanence. Les élèves rentraient par une autre porte qui se trouvait sur le côté. D'une certaine manière, ils ne se côtoyaient jamais, bien que situés au même endroit.
Enzo pénètre dans le hall, salut le garde qui le surveillait. Il grimpe les escaliers quatre à quatre. La salle de réunion se trouve au deuxième et dernier étage, avec la cafétéria, au-dessus des bureaux. Lorsqu'il entre, la salle est déjà pleine : six hommes grands et musclés se tenaient assis, les bras croisés, échangeant quelques mots avec le voisin en chuchotant. Il ne manquait plus que lui. Eliott faisait les cent pas, les mains derrière le dos, visiblement nerveux.
— Ah ! Enzo, nous n'attendions plus que toi, s'exclame-t-il lorsque le jeune homme entre dans la pièce.
Il désigne un siège à gauche :
— Installe-toi, nous allons commencer.
Le vidéo-projecteur avait été allumé et on voit les grains de poussière danser dans le rayon lumineux de celui-ci. Eliott pose les mains sur la table, à plat, pour prendre plus de prestance. Tout le monde le fixe, dans l'attente. Visiblement, Enzo n'est pas le seul à être dans l'ignorance du problème qui va être abordé. Sur le mur blanc, une photo d'un homme apparaît. Il est jeune, le même âge qu'Enzo, un peu plus jeune peut-être. Il a les cheveux châtains, les yeux bleus et il fixe l'objectif avec un sourire qui semble crispé.
— Cet homme s'appelle Julien. Citoyen numéro 1-2-2240-1329. Il a reçu le deuxième avertissement pour une infraction à vingt-deux heures vingt-quatre, hier, commence Eliott.
Un homme l'interrompt :
— Si c'est le deuxième avertissement, on n'intervient pas, normalement ?
Visiblement, Eliott travaille également la gestuelle, s'efforçant de paraître le chef et de prendre les choses en main. Le ton d'Eliott n'appelait à aucune contestation. Enzo croise les bras et attend la suite.
— Exact, sauf qu'ici, la situation n'est pas... classique. Julien vit à Pau depuis qu'il est né. Alors, vous allez me dire, pourquoi ce n'est pas la branche de Pau qui s'en charge ? Tout simplement parce qu'on ignore où se trouve Julien. Il a disparu.
La salle, jusqu'à présent silencieuse, fut parcourue de murmures. Une voix s'élève au-dessus des autres :
— Comment ça, disparu ? On a pas le signal de la capsule ? On devrait pouvoir le retracer.
Eliott secoue la tête.
— La capsule n'émet plus, lâche-t-il.
Cette fois le murmure se fit plus insistant, chacun s'étonnant de ce prodige et émettant des hypothèses : la capsule était défectueuse et avait cessé de fonctionner était l'hypothèse qui revenait le plus souvent. Eliott frappe la table avec le plat de la main pour faire taire le brouhaha.
— Silence ! Je vais vous rapporter les faits. L'infraction en question est la formulation de plusieurs insultes à l'égard d'un professeur d'histoire rencontré plus tôt et, plus grave, la remise en question du fonctionnement du système actuel. Comme je l'ai dit, cette infraction a été commise à vingt-deux heures vingt-quatre, alors que Julien se trouvait à une fête, rue Ernest Gabard en compagnie de Celle-qui-lui-a-été-Promise. Nous n'avons pas encore été voir chez elle pour l'interroger, cela ne saurait tarder. Il est ensuite rentré chez lui à une vitesse moyenne de sept kilomètres heure – il a dû courir. Jusqu'ici, la capsule émet encore. Le dernier signalement envoyé par la capsule indique bien les coordonnées de l'appartement de Julien et la capsule a envoyé un message à l'équipe de fossoyeur de Pau indiquant le décès du jeune homme.
— C'est un suicide ? demande Bill, passant anxieusement une main sur le crâne rasé.
Le mot sonnait bizarrement, cela faisait longtemps qu'on ne l'avait pas entendu. D'ailleurs, les cas de suicides ne touchaient que les détenus, souvent les nouvellement arrivés. Enzo n'avait jamais eu affaire à ce mot qu'au cours de la formation pour devenir garde à l'AFS. Et il n'avait jamais eu à faire avec cela depuis qu'il travaillait à l'AFS. Pour lui, le mot suicide était donc resté une théorie notée dans une page de cahier. Qu'on puisse penser qu'un citoyen se soit suicidé le mettait légèrement mal à l'aise. Une nouvelle fois, Eliott hoche la tête.
— Cela n'explique pas pourquoi la capsule a cessé d'émettre quelques secondes après : normalement, celle-ci émet toujours, même après le décès d'une personne. Et le plus étonnant reste à venir : lorsque l'équipe de fossoyeur est arrivé sur les lieux pour récupérer le corps et l'arranger pour l'enterrement, comme à leur habitude...
Eliott consulte les notes qui sont marquées sur la tablette en face de lui, avant de reprendre la parole :
— Oui, il était à ce moment-là sept heures du matin, les fossoyeurs ne travaillant pas de nuit. Bref, quand ils sont arrivés, il n'y avait pas de corps. En revanche, ils ont retrouvé...
Une nouvelle fois, Eliott brandit un objet triomphalement. Il s'agissait d'un petit sac plastique hermétique dans lequel Enzo cru deviner une forme de puce.
— Ils ont retrouvé une capsule complètement écrabouillée sur le sol. Après analyse, il s'agit bien de celle de Julien.
Il laisse passer quelques secondes avant de conclure :
— Autrement dit, nous nous trouvons face au premier cas de résistance au gouvernement : Julien a retiré lui-même la capsule, l'a cassée, sans doute dans l'espoir de brouiller les pistes, et s'est enfui. On ne sait pour l'instant pas où il se trouve. L'équipe de Pau est actuellement en train de sillonner la ville pour tenter de le retrouver, mais il est plus probable qu'il en soit parti. Cependant, vous savez que les effectifs pour les branches des villes moyennes sont seulement de cinq... Ils vont donc avoir besoin de renfort.
Eliott forme les groupes, donne les directives. Les fronts sont plissés par la concentration et l'inconcevable nouvelle qui vient d'être annoncée. Parfois, quelqu'un souffle comment c'est possible. C'est tout un système que l'on croyait infaillible qui est remis en cause. À midi moins cinq, Eliott termine, frappe dans les mains :
— Merci de votre attention, vous pouvez aller manger à la cafétéria et vous préparer pour ceux qui partent à Pau.
La salle se vide dans un brouhaha et Enzo reste seul avec Eliott qui débranche le vidéo-projecteur. Eliott ne lui a encore pas donné de rôle, pas de mission. Enzo s'approche, gêné.
— Eliott, vu que tu ne m'as rien dit... Je pensais prendre quelques jours de congé...
Eliott s'arrête et relève vivement la tête.
— Tu n'y penses pas, Enzo. C'est l'occasion en or de prouver ce que tu vaux et d'être digne de la famille. C'est toi qui va diriger les opérations. Je veux que tu l'attrapes, tu m'entends ?
— Et toi ? demande Enzo surpris.
— Moi, j'ai un centre à faire tourner, fait-il en balayant la pièce de la main. Pas le temps de m'occuper de cela. Je te conseille d'aller manger avec les gars. Il faut que tu apprennes à les connaître.
Eliott s'en va, le vidéo-projecteur sous le bras, laissant Enzo seul. Il fronce les sourcils, perplexe.
Dans un soupir, il pianote vite un message sur le téléphone avant de rejoindre les autres à la cafétéria :
Je vais rentrer tard ce soir. Désolé. Je t'aime.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top