Chapitre 7

L'air est frais, la nuit est tombée. Julien regrette de ne pas avoir pris de veste, encore une fois. Il hésite à remonter dans l'appartement pour le prendre, mais se ravise. S'il y retournait, il n'était pas sûr de redescendre. Il se frictionne donc les bras dans l'espoir de se réchauffer, vainement. Il descend le boulevard Barbanegre en direction du centre-ville. Les rues sont désertes, ou presque. Seulement quelques voitures l'éclairent avec les feux de croisement. Sans doute des personnes rentrant de soirée. Un instant, il craint de croiser la voiture de Rémy qui aurait décidé de lui rendre visite à cette heure tardive pour éclaircir les péripéties de la soirée. Il sursaute donc au moindre bruit de moteur, scrutant la plaque d'immatriculation de chaque véhicule pour se rassurer.

Dans le centre-ville, tout est aussi désert. Les rues sont plus étroites et bordées de vieux immeubles et de magasins. Certains cafés sont encore ouverts. Julien irait bien en prendre un, de café, mais il a laissé le téléphone dans l'appartement, il ne peut pas payer. De toute façon, pouvait-il encore payer maintenant qu'il n'avait plus de capsule ? Il n'en savait rien. Il se contente donc de fixer la devanture du café en essayant de voir à l'intérieur malgré la vitre à moitié recouverte d'inscriptions, annonçant une ouverture jusqu'à une heure du matin les vendredis soirs. Que va-t-il faire maintenant, seul dans la rue, si semblable aux autres d'apparence, et pourtant si différent à cause d'une entaille qu'il a au cou. Il se demande si cela se voit sur le visage, qu'il n'a plus de capsule. Il approche la tête de la vitrine du café, afin de voir le reflet que lui renvoie la vitre. Il a du mal à distinguer quelque chose.

Une cloche tinte, Julien sursaute et fait un bond pour se reculer de la devanture. Un homme sort du café.

— Pardon, monsieur, je vous ai fait peur.

Il ôte le chapeau qui recouvre le haut du crâne pour saluer Julien. Le jeune homme ne peut s'empêcher de trouver ces manières ridicules. Il hoche tout de même la tête en signe de réponse.

— C'est pas grave, marmonne-t-il.

L'homme s'éloigne, Julien aussi, dans la direction opposée. Il tourne, arrive Place Clemenceau. Celle-ci est déserte. Quelques habitations qui entourent la place ont encore les fenêtres éclairées, mais la plupart sont plongées dans le noir. Les dalles grises résonnent dans le silence de la place lorsque Julien s'avance jusqu'à la fontaine. Il s'assoit sur le rebord et embrasse toute la place du regard. En face de lui s'ouvrait l'Avenue de Lattre de Tassigny, coincée entre deux grands immeubles. L'entrée de ces immeubles était surmontée d'une esplanade. À gauche, il y avait une rangée de vieux arbres et à droite, un manège. Julien se souvenait d'y avoir fait quelques tours, le mercredi soir, lorsque c'était le grand-père qui le gardait. Il se sentit nostalgique. Tout était si simple alors. Il s'appelait Nicolas, mais Julien l'appelait toujours Papi Nico. C'était la seule personne qui s'était jamais préoccupée de moi, pense Julien. Il se lève sans trop s'en apercevoir et marche vers le manège.

Les doigts de Julien rencontrent le bois du cheval immobile. Il laisse courir la main sur la croupe, sentant les reliefs du bois sculpté. Il fait le tour : un éléphant, une montgolfière qui tourne. Il arrive devant une petite voiture avec un volant muni d'un klaxon. Il se souvenait que c'était celui-ci qu'il choisissait pour faire le manège, quelque six mille jours plus tôt. Julien sourit béatement. Il avait donc toujours aimé les voitures. Peut-être que les tests ne trompaient pas, finalement. Mais de nouveau, une voix derrière lui le fait sursauter.

— C'est plus l'heure pour un tour de manège, monsieur, je suis en train de fermer.

Julien se retourne, un vieil homme à la figure ridée se tenait derrière lui, une grande bâche dans la main. Il avait les mains calleuses et une profondeur dans le regard. Julien ne peut s'empêcher une nouvelle fois de penser à Papi Nico.

— Désolé, bredouille-t-il. Je ne faisais que regarder. Ca me rappelle des souvenirs.

Il fait un geste vague pour désigner le manège. L'homme s'approche et commence à attacher la bâche en bas du manège.

— Ah, ça, j'en ai fait rêver, des mômes, avec ce manège. Y en a plus beaucoup des manèges, alors même si j'ai l'âge de la retraite, je continue.

Il se redresse pour regarder Julien.

— Ce soir, vous venez de me rappeler que j'ai bien fait de pas partir en retraite, parce que les manèges de l'enfance, c'est précieux : on s'en rappelle même plusieurs mille jours après.

Le gars était du genre causant, mais Julien reste un peu pour l'écouter. Après tout, personne ne l'attendait, et il ne savait pas trop quoi faire d'autres.

— A l'époque du Grand Soulèvement, j'avais vingt-cinq ans, moi. Alors ce métier, je l'ai choisi moi-même. Je sais pas si c'est une chance, mais vous voyez, je pense pas m'être trompé, vu que je suis encore là. Parfois, l'instinct, c'est plus utile que les tests qu'ils font passer. Même si je dois avouer que c'est bien pratique quand même, ces machins-là, parce que c'est sûr qu'à l'époque, le chômage, c'était pas drôle. Remarquez, personne n'aurait voulu faire tourner un manège. Pourtant, y avait encore plein de place où un manège aurait pu tourner. Alors, faut bien parfois désigner. Mais enfin, on m'enlèvera pas de l'idée que l'instinct, on peut rien contre. Vous croyez pas ?

Le vieil homme se redresse pour regarder de nouveau Julien, mais celui-ci avait disparu.

*

 Julien avait marché au hasard des rues, les mains dans les poches. Il réfléchissait. Il est maintenant minuit passé et les lumières aux fenêtres s'éteignent une à une. Seule la lumière des réverbères éclaire la silhouette longiligne de Julien. Une voiture le dépasse et s'arrête sur une place de parking devant un immeuble. Le conducteur en descend, claque la portière, traverse la route pour rejoindre le bâtiment d'en face. Julien s'arrête et le regarde passer. L'homme ne lui prête aucun regard, sans doute pressé de rentrer chez lui.

Julien s'approche de la voiture. Les doigts glissent sur le métal froid. La voiture de couleur blanche se découpe dans la pénombre de la rue que les réverbères peinent à éclairer. Il descend du trottoir pour passer côté conducteur. La main de Julien trouve la poignée, il tire. Un petit déclic lui indique que la porte est ouverte. La voiture n'est pas verrouillée. À quoi bon, quand on sait qu'on ne se la fera jamais voler ? Comme pour vérifier cette théorie, il s'avance et teste la portière d'une autre voiture, qui s'ouvre également sans résistance. Derrière lui, une fenêtre de l'immeuble s'est allumée, au troisième. Le conducteur a dû arriver chez lui. Julien s'approche d'une troisième voiture. C'est un joli modèle, un qui vaut cher. Une voiture qu'il ne pourra jamais acheter avec ce salaire diminué. Alors, comme pour les deux précédentes, il tire sur la portière noire qui s'ouvre sans résistance et cette fois-ci, il se glisse dans l'habitacle. Il avait déjà contrôlé des voitures de ce type, au garage. L'habitacle sent le cuire : la voiture semble neuve, ou quasi.

Julien sourit et il a le cœur qui s'affole. Ce qu'il s'apprête à faire est interdit. Ce qu'il s'apprête à faire, personne n'a osé le faire depuis l'ère ▲ ■. Bien sûr, il n'a pas les clés, mais ce n'est pas un problème. Il sait comment démarrer une voiture d'au moins trois ou quatre façons différentes. Là, ce qu'il voudrait faire, c'est éviter que le système satellite et internet s'allument : de cette façon, la voiture ne pourrait être pistée. Il se dit qu'il pourrait recommencer une vie ailleurs.
Pour désactiver le système de navigation satellite, il faut ouvrir un petit boîtier. Julien le voit très bien, au-dessus de la boite à gants. Mais il n'a pas le matériel nécessaire pour le faire. Il ouvre la boite à gants, une pile de cartes sd tombe. Un rapide coup d'œil sur les titres lui indique qu'elles contiennent essentiellement de la musique, pour la plupart. Le propriétaire de la voiture était un mélomane. Il fouille au fond de la boîte à gant et trouve un petit couteau suisse, ainsi qu'une paire de lunettes de cinéma en plastique, sans doute oubliée là. Il essaye d'abord de tourner les vis à l'aide de la lame du couteau suisse, mais il n'y parvient pas. Alors une idée lui vient en tête. Il se met à tailler l'une des branche des lunettes de la forme de la vis. Il essaye de faire attention que la lame ne ripe pas sur le plastique et ne lui entaille pas le bras : il avait perdu assez de sang pour aujourd'hui.

Enfin, au bout d'un quart d'heure, il parvient à lui donner la forme qu'il souhaitait. Il insère la branche dans la fente de la vis, force un peu, et enfin, il parvient à tourner. Il dévisse la première vis, la deuxième et la troisième afin de laisser pendre le panneau en plastique. Il peut enfin accéder à la partie qui l'intéresse. Il tire sur un fil d'un coup sec, sans hésitation, et le fil se rompt. Ce n'était bien sûr pas professionnel, mais la méthode était efficace : il appuie sur un bouton pour démarrer la voiture et le tableau de bord reste noir. Un sourire triomphant étire les lèvres de Julien. De cette façon, il était intraçable : ni lui, ni la voiture ne pouvait être repéré par les satellites. Il n'avait plus de capsule et la communication avec la voiture était rompue.

Il ne pouvait plus se servir du mode de conduite automatique, mais Julien avait la chance de savoir très bien conduire sans : au garage, c'était un pré-requis et il avait passé des cours de conduite dès l'âge de seize ans. Il allume les feux et fait sortir la voiture de la place de parking pour commencer à rouler sur la route. Julien sent l'excitation le gagner alors qu'il commet une infraction : et cette fois, le gouvernement ne sera pas au courant ! Il roule un peu, sort du centre-ville et gagne la périphérie. Les paysages nocturnes défilent devant lui, comme un spectacle d'ombres chinoises. Il s'arrête sur le bas-côté ; il n'y a aucune voiture. À cette heure, tous sont rentrés chez eux ou bien travaillent de nuit. L'activité reprendra dans quelques heures, lorsque s'effectuera le chassé-croisé de ceux qui rentrent et de ceux qui partent. Pour l'instant, Julien est tranquille.

Il prend le temps de farfouiller dans la pile de cartes sd dans la boîte à gants, fait le tri entre ce qu'il apprécie et n'apprécie pas, choisit une musique et l'insère dans la fente prévue à cet effet. Une musique aux basses et guitares électriques se fait entendre dans l'habitacle. Exactement ce dont il avait besoin.

Il roule au hasard au rythme des chansons. Parfois, dans les lignes droites, il pousse au-dessus de la limite de vitesse autorisée. Il se sent grisé lorsqu'il voit le compteur dépasser les cent-dix kilomètres-heures : il n'avait jamais roulé au-dessus. Il va au hasard des routes : il essaye d'emprunter de petites routes de campagne pour être sûr de ne croiser personne. Parfois, il traverse de petits hameaux. Toutes les lumières sont éteintes, sauf celle des quelques réverbères qui ont été installés au bord de la route principale. Il a l'impression d'être seul survivant après une catastrophe naturelle.

Il roule ainsi pendant une heure ou deux et finit par se lasser. Il sort de la voiture pour se dégourdir les jambes. Il est presque trois heures, le soleil ne va pas tarder à colorer timidement d'orange le ciel d'encre. Julien met les mains dans les poches et s'appuie sur le nez de la voiture. Il fait un peu froid, il regrette vraiment de ne pas avoir pris de veste. L'euphorie est retombée, il se demande ce qu'il va faire, où il peut aller. Comment il peut manger. Le sommeil également, se fait ressentir. Il a les yeux qui papillonnent et a dû mal a les garder ouvert. Il se demande comment il a fait pour tenir éveillé jusqu'ici sans problème. Le découragement s'abat sur lui. Il commence à avoir faim, il n'a rien mangé depuis la veille au soir. Il se demande aussi comment il va faire, pour la voiture. Il faudra qu'il remette de l'essence dedans, mais il n'a rien pour payer. Pour l'instant, la jauge indique un peu au-dessus de la moitié, il a eu de la chance que celle-ci soit pleine, ou presque.

Il laisse vagabonder les pensées qui lui traversent l'esprit, attendant le levé de soleil. Devant lui s'étale un champ d'herbe verte et grasse, et sur le côté droit, on voit serpenter la route jusqu'à la ligne d'horizon. Un arbre se découpe sur le ciel en ombre noire. Il a le tronc épais et noueux. Les feuilles sur les branches forment un ensemble très compact, si bien qu'on aurait pu dire, dans l'obscurité matinale, qu'elles ne formaient qu'un seul et même bloc plus ou moins ovale, posé sur le tronc. Finalement, le levé du soleil se faisant attendre, Julien retourne à l'abri de l'habitacle. Il baisse le volume de la musique. Il s'est garé dans un champ, derrière un arbre. Il est presque invisible depuis la route. Il espère simplement que l'agriculteur à qui il appartient ne viendra pas voir le champ ce matin.

Il essaye de garder les yeux ouverts pour voir les premiers rayons d'or parcourir le ciel, mais la tête dodeline sur les épaules. Il s'endort finalement, assit dans la voiture. Le ciel se teinte de rouge : il est quatre heures du matin.

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