Chapitre 6
La clé tinte dans la serrure. Enzo ouvre la porte de l'appartement, le cœur battant. Depuis le couloir où il suspend le blouson en cuir qu'il portait, il ne voit qu'une faible lueur filtrer sous la porte du salon. Il s'arrête avant d'ouvrir la porte. La main d'Enzo trouve la poche où la bague est cachée. Il la fait rouler entre les doigts, souffle, prend une grande inspiration. Il ouvre la porte. La première chose qu'il voit est la table en bois massif posée au centre de la pièce et l'armoire où les portes en verre laissent voir la vaisselle. Il s'avance en faisant grincer le vieux parquet. La lumière provient d'une lampe de salon, éclairant le plafond et les poutres apparentes. Lovée dans un fauteuil jaune, Jen est en train de lire. Enzo reconnaît la couverture : les chants du chu, qu'elle doit relire pour la centième fois. Elle avait replié les jambes contre le torse et posé le menton sur les genoux. Les cheveux noir ébène tombaient devant le visage concentré.
— C'est à cette heure-là que tu rentres, remarque-t-elle sans même lever les yeux du livre.
Malgré la position détendue, Enzo devine au ton de la voix qu'elle est sur la défensive. Par la fenêtre, la lune se découpait au-dessus des toits des immeubles. La lune était presque pleine.
J'étais au travail, marmonne Enzo, en s'approchant un peu.
Une sorte d'instinct lui murmure de ne pas s'approcher trop près. Il reste donc à hauteur de la table, une main sur le dossier d'une chaise. Cette fois, Jen lève les yeux du livre et vient les planter droit dans ceux d'Enzo.
— Je conçois que tu portes une dévotion énorme à ce travail, Enzo, mais rentrer à vingt-trois heures, ce n'est plus de la dévotion, à ce stade.
— Tu sais très bien que c'est un travail qui demande d'être disponible et que je dois travailler beaucoup si je veux espérer avoir une bonne place.
Jen lève les yeux au ciel. Elle repose le livre sur l'accoudoir du fauteuil en ayant pris soin de corner la page. Les jambes sont de nouveau dépliées, touchant le sol. Elle reste calme, mais Enzo ne la connaît que trop bien : chez elle, la tempête est toujours intérieure. Il ne sait pas comment rattraper le coup. Maladroit, il sort la bague de là où elle était et la lance sur la table.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? Demande Jen en se redressant un peu pour voir l'objet briller sur la surface de la table.
Enzo se passe une main dans les cheveux, fronce les sourcils. Il sent que la situation lui échappe, et il n'aime pas ça.
— Une demande en mariage. À l'ancienne.
Jen n'a toujours pas bougé du fauteuil. Elle renifle avec mépris.
— Et je suis censée dire oui ?
— En principe, oui, répond Enzo avec humeur.
Elle fait semblant de réfléchir, posant le doigt au creux du menton.
— Attend, c'est pour que je sois contente, ou pour rendre le patron qui me sert de père content et obtenir une augmentation ? Non, parce que j'aimerais savoir pour quoi je signe.
— Jen, s'il-te-plaît...
Enzo est exaspéré. Il s'était attendu à un peu de résistance de la part de Celle-qui-lui-était-Promise, mais qu'elle emploie ce ton ironique le blessait. Bien sûr, il n'y avait peut-être pas que du faux dans ce qu'elle racontait, il avait toujours voulu plaire au père de Jen, mais, et c'est ce qu'elle refusait de comprendre, il aimait vraiment la jeune fille. Il était simplement peu expressif sur ce point.
— Ok, Jen. Je te sers tout sur un plateau, je t'offre la vie que beaucoup de filles rêvent, qu'est-ce que tu veux de plus ? Pourquoi c'est toujours à moi de faire les efforts ?
Jen se lève soudainement, les poings serrés. La tempête était manifestement trop grande pour être contenue à l'intérieure.
— Mais tu crois que j'en fais pas des efforts, moi ? Je suis là toute la journée dans un appartement vide à attendre un mec que je n'ai même pas choisi ! J'en ai marre de jouer la fille parfaite, Enzo. Tu comprends ça ?
Enzo, lui aussi s'est rapproché. Ils sont maintenant à un mètre l'un de l'autre, chacun serrant des poings et des dents. Ils se jaugent du regard. Encore une fois, Enzo tente de sauver les meubles.
— Tu crois que j'ai pas la pression, moi, le gendre du patron ? Tout le monde m'attend au tournant, au boulot.
Puis, il essaye de se radoucir :
— On est fait pour être ensemble, Jen.
La jeune femme a un petit rire étranglé. Elle se passe la main devant le visage, replace une mèche derrière l'oreille.
— Parce que tu crois à ces salades ? Ca marche pour les autres, peut-être, mais pas pour nous.
Ils avaient déjà eu cette discussion des milliers de fois. Ils n'avaient jamais passé les tests, ils n'avaient jamais mis les pieds à la Cérémonie des Promis. Un paquet de billets avait servi à changer la donne. Enzo s'approche encore, enserre les poignets de Jen entre les poings fermés. Il pourrait les briser, s'il forçait un peu.
— Raison de plus pour ce mariage, on se sentirait plus... plus couple.
— Et si j'ai pas envie de me sentir plus « couple » ?
Enzo relâche les poignets de Jen. Elle se les masse en grimaçant. Était-ce encore de la comédie ou bien avait-il vraiment serré fort sous le coup de la colère. Il n'en savait rien. Il la sentait monter, cette colère. Elle chauffe les muscles, les joues. Il serre les poings à s'en faire blanchir les phalanges.
— Putain, Jen, tu fais chier, souffle-t-il.
Il fait basculer la chaise qui se trouve à côté de lui. Elle tombe avec fracas sur le parquet. Il envoie ensuite valser la bague. Elle atterrit dans un coin sombre de la pièce que la lampe de salon n'éclaire pas.
— Tu fais vraiment chier, répète-t-il.
Jen reste immobile au milieu du salon. Elle regarde Enzo faire tomber toutes les chaises, puis frapper du pied dans l'armoire à vaisselle, sans réagir. La vaisselle fait de gros bruits quand elle tombe et se casse. Certains morceaux de porcelaines viennent se loger dans les rainures disjointes du vieux parquet. Elles ne pourront s'en déloger qu'avec un aspirateur. Puis Enzo semble se calmer, il s'assoit doucement sur le sol, au milieu des débris de verres. Il se passe la main dans les cheveux, comme s'il cherchait à déloger les éventuels morceaux qui s'y seraient coincés.
Le silence s'installe dans la pièce. Ni l'un ni l'autre ne bouge. C'est à peine s'ils osent respirer. Enzo s'en veut de s'être laissé emporter, mais c'est déjà trop tard. Il fixe les dégâts, autour de lui. Quelques assiettes intactes sont restées accrochées dans l'armoire. Le reste s'étale par terre, en petits et gros morceaux. Il lève les yeux et croise le regard de Jen. Elle ne dit rien, elle attend. Il soupire, lui sourit.
— On est bon pour faire du nettoyage, non ?
Jen secoue la tête. Elle se baisse enfin pour ramasser un verre qui avait roulé jusqu'à elle. Il est encore intact. Elle le pose sur la table, embrasse une dernière fois les débris du regard avant de se retourner.
— On fera ça demain. Il est tard, et je crois qu'on a tous les deux besoin de sommeil.
Elle disparaît alors dans la pénombre entre le canapé et la table basse. Elle rejoint sûrement la chambre pour se mettre en pyjama. Enzo reste encore quelques instants assit sur le parquet qui grince. Il regarde la lune par la fenêtre. S'il bouge un peu la tête, elle disparaît derrière le toit de l'immeuble d'en face, et elle semble alors lui faire des clins d'œil.
— Peut-être que je devrais prendre quelques congés, non ? s'interroge Enzo à voix haute, comme s'il s'adressait à la lune elle-même.
Il sourit de nouveau, sûr de lui. Il prendrait une semaine de congé, cela ferait plaisir à Jen. Ils passeraient quelques jours de vacances à lézarder au soleil de juin, dans la chaleur quasi-caniculaire. Peut-être même pourraient-ils aller sur la plage, en Italie ou en Espagne ? C'était la période où la plage était bondée, mais qu'importe, cela leur ferait du bien. Il se relève, pousse du pied un autre débris d'assiette, avant de suivre le même chemin que Jen. Avant de quitter la pièce, il ordonne aux lumières de s'éteindre et la pièce plonge dans l'obscurité.
La chambre avait une moquette grise qui chatouille les pieds nus d'Enzo. Sur le lit à baldaquin, la forme du corps de Jen se découpe sous la couverture rouge. Les volets sont fermés, mais de même que pour le salon, la lumière des lampes de chevet donne une teinte jaune à l'ensemble de la pièce. Enzo reconnaît dans un coin la chaise sur laquelle Jen a posé les vêtements qu'elle portait encore il y a quelques minutes.
— Tu dors ? murmure Enzo.
La jeune fille qui lui tournait jusqu'à présent le dos se retourne pour lui faire face. Elle a les yeux grands ouverts. Enzo danse d'un pied sur l'autre devant le silence de Celle-qui-lui-est-Promise. Jen se redresse un peu, comme pour mieux le voir.
— Tu ne m'as pas raconté ce que tu as fait aujourd'hui, au boulot, fait-elle.
Enzo est surpris par la question. Cela faisait bien longtemps qu'elle ne s'était pas souciée de l'emploi du temps d'Enzo. Il lui raconte les différentes interventions, sans rentrer dans les détails. Il ne devait jamais trop en dire, l'AFS devait rester secrète, mais Jen avait l'avantage d'avoir grandi à l'intérieur de ce système. Elle le connaissait peut-être mieux que lui.
— La routine, quoi, résume Enzo.
Il enlève le t-shirt noir qu'il portait, dévoilant les muscles bien dessinés par l'entraînement. Il le jette dans un coin.
— Et toi ? Interroge-t-il avant de repasser dans la salle de bain pour se brosser les dents.
Il revient la brosse dans la bouche pour écouter la réponse de Jen. Elle s'est tourné sur le dos et fixe le plafond.
— La routine aussi. J'ai lu, et c'est tout.
Officiellement, Jen est journaliste : elle est censée couvrir les faits divers. Dans la réalité, elle s'ennuie fermement devant l'absence d'information. Les jours se ressemblaient, aucune nouvelle ne filtrait. On ne parlait jamais des interpellations à la télévision. Il restait tout au plus les accidents mortels à traiter – mais là encore, les lecteurs n'étaient pas friands de ce genre de faits divers. Ils préféraient encore lire les interviews bateaux de monsieur-tout-le-monde qui racontait la routine au travail et le bonheur d'avoir des enfants. Pour Jen, rien de tout cela n'était intéressant, alors ces journées ennuyeuses qui s'étiraient longuement, elle les passait à lire et à rêver. À quoi, Enzo n'en savait rien. Il va reposer la brosse à dent dans la salle de bain et revient. Il se débarrasse du pantalon qui lui reste.
— Pourquoi tu n'écris pas un article sur l'histoire ? Le Grand Soulèvement, la mise en place de la Cérémonie, l'arrivée de la capsule. Des choses comme cela.
— Les enfants sont biberonnés à cela dès la primaire. Tout le monde connaît ces détails par cœur. Ça sert à rien, répond-elle sans lâcher les moulures du lit à baldaquin des yeux.
— Ils font quoi, les autres journalistes ? Y a bien des émissions de télévision, non ?
— Ouais, souvent c'est des jeux et puis après c'est des choses comme « Machin a gagné une médaille au cent mètres saut de haies » ou « Truc se voit récompenser pour le travail fournit dans l'entreprise où il travaille ». Pas très excitant.
Elle se redresse complètement et s'assoit dans le lit. La main de la jeune fille fait des dessins sur la soie rouge de la couverture, suivant les motifs brodés, distraitement. Elle ajoute :
— Ce que j'aimerai, c'est faire des articles sur la littérature. Du genre, lisez ce livre, il est bien. Ou alors de parler de comment c'était avant. Mais qui se soucie encore de littérature ou de ce qu'il y a eu avant ?
Enzo monte sur le lit. Il se positionne face à Jen. Il essaye de sonder ce qu'il y a derrière le noir du regard de Celle-qui-lui-est-promise.
— Avant, tu veux dire, avant le Grand Soulèvement ?
— Oui, y a eu des choses avant, souffle-t-elle. Je veux dire des choses autre que du chaos et des manifestations.
Enzo approche encore le visage de celui de la jeune femme. Il regarde ces traits qu'il connaît par cœur : la tête un peu ronde, les grands yeux noirs en amande, la peau laiteuse. Il replace délicatement une mèche de cheveux noirs qui avait glissée du chignon de Jen.
— Si tu veux, je pourrai lire un livre.
Jen émet un petit bruit étranglé, surprise. Elle écarquille les yeux.
— Toi, lire ?
— Ouais. Tu me trouves un truc bien, je te promets que je vais essayer.
— Ok, je vais y réfléchir, fait-elle dans un souffle.
Soudain, les lèvres se scellent. Enzo approche la main de la hanche de Jen et la fait basculer sur le dos. La lampe de chevet dessinait les ombres sur le mur blanc, bougeant lentement dans l'obscurité.
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