Chapitre 5
Julien est accoudé à la rambarde du balcon, il observe la rue déserte. Un chat s'avance sur la route. Il prend un temps infini pour traverser, comme s'il avait la certitude qu'aucune voiture ne viendrait l'écraser accidentellement. Une fois de l'autre côté, il renifle un peu partout, s'assoit, se relève et marche encore un peu. S'assoit de nouveau. Julien ne perd pas une miette de ce manège. Le chat est blanc et crème : il ressort bien dans la nuit qui s'installe et Julien n'a aucun mal à le suivre des yeux.
— Ah ! Ca fait une éternité que je te cherche !
Julien sursaute. Anna vient s'accouder à côté de lui. Ils sont côte à côte. Le chat lui aussi a filé.
— Je me doutais que je te trouverai là tout seul. T'as jamais été très fête.
Julien hausse les épaules. Il regrette déjà la tranquillité qu'Anna a brisée. La jeune femme ne semble pas s'apercevoir de l'indifférence de Julien, car elle enchaîne, presque aussitôt :
— Ca me fait plaisir que tu sois venu, que tu aies fait l'effort. C'était important pour moi.
Avait-il eu le choix de ne pas venir ? Julien avait du mal à s'en souvenir. Pour lui, le message envoyé par Anna quelques semaines plus tôt était plutôt tourné dans ce sens : avec les copines, on fait 1 fête pr fêter la f1 des études. Ce sera trop cool, comme ça, je pourrai te présenter, hihi ! Julien avait beau retourner le message dans tous les sens, il ne voyait pas où se trouvait l'invitation. Anna continue la conversation sans prêter attention au silence de Celui-qui-lui-est-Promis.
— J'ai dansé un peu, dommage que tu n'étais pas là. On aurait pu faire quelques pas ensembles. D'ailleurs, on pourra y retourner dans quelques instants, la soirée n'est pas encore terminée. Et tu as goûté les petits fours ? Ils sont délicieux. Je sais que je suis au régime, mais bon, il ne faut pas se priver tout le temps, sinon ce n'est pas drôle.
Anna s'interrompt tout à coup. Elle se tourne vers Julien, les sourcils froncés.
— Bon, Julien, tu pourrais faire un effort quand même. Ça fait des semaines que je suis obligée de parler toute seule, parce que tu ne réponds que par monosyllabes !
Anna avait donc quand même remarqué, finalement.
— Oui, ok. Désolé, j'ai la tête ailleurs. Vas-y continue, je t'écoute.
— Tu me dirais s'il y avait quelque chose qui te tracasserait ?
— Oui, oui. Le truc, c'est que pour l'instant, je ne sais pas ce qui me tracasse. Mais dès que je trouve, je te ferai signe. Allez, continue.
— Tu as parlé avec Bertrand ? Il est professeur d'histoire, il raconte des choses intéressantes. Je suis sûre que ça t'intéresserait.
— Ah, il s'appelle Bertrand ? Laisse tomber, c'est un idiot.
Julien a lancé cette phrase spontanément. Elle est sortie presque sans qu'il s'en rende compte. Il regrette déjà, mais Anna tique, l'invite à poursuivre.
— Comment ça, c'est un idiot ?
— Il se vante. Écoute-le parler, et vas-y que je parle des cours que je donne sur le Grand Soulèvement, et vas-y que j'ai des parents qui ont soutenu le gouvernement. L'histoire, c'est important, imite Julien en prenant une voix aiguë
— Non, mais tu entends ce que tu dis ? Bertrand a l'air de quelqu'un de bien : il enseigne des valeurs importantes aux élèves. Il a raison : si on n'apprend pas l'histoire, on pourra refaire les mêmes erreurs. Tu serais pas jaloux, Julien ? Tu sais que ce n'est pas bien d'être...
Julien rit jaune, lui coupe la parole :
— Je suis jaloux de rien du tout ! Comment pourrais-je être jaloux quand je vois que tout le monde se fourre le doigt dans l'œil jusqu'au coude ?
Anna recule d'un pas, soucieuse. Julien s'est redressé et fait de grands gestes en parlant. Toute la colère, tous les non-dits qu'il avait accumulé ces derniers mois, peut-être ces dernières années ressortent.
— Tu me fais peur, là, Julien...
— C'est pas moi qui devrais te faire peur, c'est le monde dans lequel on vit ! Tu trouves cela normal qu'on évalue les personnes sur le comportement qu'ils adoptent ? Qu'on puisse leur retirer de l'argent tous les mois parce qu'une fois, ils ont fait une erreur ? Tu trouves cela normal qu'on t'a dit « tu vas faire psychologue, point » ?
Cette fois, le visage d'Anna affiche une mine effarée. Elle lève mollement un bras, comme si Julien allait la frapper. Julien, lui, s'emporte ; il ne peut plus s'arrêter de vociférer.
— Mais il n'y a plus de chômage, on est en sécurité... se défend Anna faiblement.
Le jeune homme ne semble pas l'entendre. Il a le souffle rapide. Il sent l'adrénaline monter, lui chauffer les joues qui deviennent rouges. Anna jette de temps en temps des regards vers la baie vitrée. Est-ce parce qu'elle implore silencieusement quelqu'un qui puisse venir la sauver ou au contraire, prie pour que personne n'assiste à la scène ?
Au creux de la nuque de Julien, la pulsation avait repris, furieuse. C'était comme un orage qui grondait, en même temps que le jeune homme. Et puis soudain, tout retombe. Les bras de Julien s'immobilisent le long du corps, les épaules s'affaissent.
— Tu comprends pas ce que je te dis, hein ? fait-il
Anna profite de cette accalmie. Elle pose une main qui se veut rassurante sur le bras de Celui-qui-lui-est-Promis.
— Ok, Julien, calme-toi. Je suis sûre que ça va passer. Je sais pas ce que tu as, mais il faut que tu te calmes, tu risques de commettre une autre infraction...
Mais au contraire, ces mots ont l'effet inverse. Julien explose de nouveau. Il écarte les bras, la main d'Anna glisse dans le vide.
— Alors c'est ça, tout ce qui t'intéresse, en fait, c'est d'avoir un Promis qui se comporte comme un parfait toutou. Ça t'embête, hein, que j'ai moins d'argent que les autres ? Tu as jamais essayé de comprendre pourquoi j'avais fait cette infraction. Jamais ! Mais tu sais quoi, tu n'as qu'à trouver un autre promis, un qui a plein de fric et qui t'emmène en vacances sur la côte italienne. Tiens, Bertrand, il est peut-être libre !
Anna essaye une nouvelle fois d'établir un contact physique avec Julien. Celui-ci se dégage d'un coup sec et se dirige, furieux, vers la sortie.
— Laisse-moi, dégage, lance-t-il par-dessus l'épaule.
Il ne se retourne même pas pour voir les larmes briller dans les yeux verts d'Anna. Il traverse la piste de danse, sans que personne ne prête attention à lui, une nouvelle fois. Une fois dans la rue, il se met à courir. Il a oublié la veste dans la chambre, et l'air commence à se rafraîchir. De toute façon, s'il veut rentrer, il faut bien qu'il se dépêche : il n'a pas de voiture et il en a pour un quart d'heure à pied. Dix minutes s'il court vite. Derrière lui, il entend Anna le rappeler, depuis le balcon. Il ne se retourne pas. Dans la poche, le téléphone vibre. C'est un SMS. Il ne regarde pas, il sait déjà ce que c'est. Il court sur le trottoir, dans la lumière des réverbères, parfois sur la route quand les rues ne sont pas trop passantes.
Lorsqu'il arrive en bas de chez lui, essoufflé, il s'est un peu calmé. Il ne s'arrête pas, afin de retarder le moment de la réflexion et appelle l'ascenseur. Il ouvre la porte de l'appartement à la volée, la referme tout aussi brusquement et se laisse tomber dans le lit. Le ressort grince. Seulement là, allongé, il commence à réfléchir. Il ne sait pas s'il regrette. La fête a dû s'arrêter, après qu'Anna est rentrée à l'intérieur, en larmes. Il n'arrive pas à éprouver de la peine pour elle. Tout n'avait été qu'apparence, comprend-il. Tous faisaient semblant que tout allait bien. Anna elle-même devait être convaincue qu'elle aimait Julien, pourtant, il était évident qu'elle n'avait jamais pensé qu'à elle : Julien n'était, en soit, qu'une convention sociale pour elle. Elle aurait dû remarquer que j'allais mal, pense Julien. Elle était psychologue, non ? Voilà une preuve que l'attribution des métiers dès la naissance n'était peut-être pas si infaillible que cela, finalement.
Le téléphone sonne. Cette fois, la sonnerie est plus longue. C'est un appel. Il se tourne de l'autre côté du lit en grognant, cherche à atteindre l'appareil qu'il a mis dans la poche sans se lever. Il y parvint alors que la dernière sonnerie se fait entendre. Il a seulement le temps de voir le nom s'afficher sur l'écran. Rémy.
Il souffle agacé. Il allait avoir toute la famille sur le dos. Il attend quelques minutes, et la mention d'un message vocal s'affiche. Rémy a donc laissé un message. Julien ne l'écoute pas. Il consulte les SMS. Effectivement, il a bien reçu un SMS lorsqu'il courait. Et il ne s'était pas trompé. La mention Gouvernement apparaissait tout en haut de la liste des conversations. C'était le deuxième message envoyé. Il était tout à fait semblable au premier qu'il avait reçu, quelques années plus tôt.
Le gouvernement vous informe que vous avez commis une deuxième infraction le 6 392 ème jour après l'ère ▲ ■ ● à 22h24. Cette infraction est accompagnée d'une baisse du salaire de 30 %. Nous vous rappelons qu'à la troisième infraction, vous serez jugé dangereux pour vous-même et pour la société. Un membre de l'AFS viendra vous chercher pour vous emmener dans un centre de non-conformité afin de vous guérir. Nous vous encourageons à vous inscrire à une thérapie, qui vous soulagera peut-être et vous empêchera d'aller jusqu'à votre troisième infraction. Vous pourrez même regagner les pourcentages perdus sur votre salaire après 3 650 jours sans mauvais comportement. Cordialement. Le gouvernement.
Bien sûr, il était impossible d'effacer le message. Le téléphone vibre de nouveau. Cette fois, c'est le nom d'Anna qui s'affiche. Julien éteint le téléphone et le lance à travers la pièce. Il sait qu'il a très peu de chance de le casser, mais cela lui ferait du bien de voir ce téléphone se fracturer en mille morceaux.
— Mais laissez-moi tranquille, à la fin !
La pulsation à la nuque est toujours vivace, elle ne le quitte pas. Il a l'impression d'avoir la nuque engourdie. Cela le gêne. Il se lève difficilement. La chemise est trempée de sueur par la course. Il l'enlève, le roule en boule et le jette dans un coin. Il passe de nouveau dans la salle de bain, les lumières s'allument automatiquement, l'aveuglant.
— Oh, moins fort ! souffle Julien et les lumières diminuent d'intensité.
Il hésite à prendre une autre douche. Se dit que cela ne pourrait pas lui faire trop de mal. L'eau chaude le détend. Quand il sort, il y a comme un nuage de buée dans l'air. Il ne voit plus le reflet dans la glace. D'un geste de la main, il essuie une partie de la buée et les yeux bleus et les cheveux châtains apparaissent dans le miroir. Il se rappelle qu'il n'a pas rasé la barbe qui lui pousse. Julien se saisit donc d'un rasoir posé dans un gobelet avec les brosses à dents. Il applique de la mousse.
La pulsation dans la nuque n'a pas cessé. Il s'en agace, les gestes deviennent brusques. Au dernier coup de lame avant la fin, il se coupe.
— Aïe !
Il fixe l'objet, une goutte de sang glisse sur la lame. Et en effet, dans le miroir, une petite coupure nette est apparue sur la joue de Julien, juste à côté du menton. La lame, cela coupe facilement si on n'y fait pas attention. La pulsation dans le cou est insupportable. Que se passe-t-il donc ? Julien aimerait que cela cesse pour de bon. Une idée lui germe dans la tête. Et si...
Tremblant, il approche la lame de l'endroit où cela le gêne. C'est au-dessus de la jugulaire. Il ne sait pas trop ce qu'il est en train de faire. S'il se loupe, c'est fini. Et puis après tout, qu'avait-il à perdre ? Il inspire trois fois, en suivant le mouvement de la pulsation, puis d'un coup sec, il tranche la peau. Il ne peut s'empêcher de grimacer. La pulsation ne s'est pas arrêtée, au contraire. Il sent que quelque chose le gêne : la lame rencontre quelque chose de dur. Un os ? Julien se met à paniquer. Puis, il se demande pourquoi il est toujours debout à contempler le filet de sang qui lui coule sur l'épaule. Avec effort, il tente de se rappeler des cours d'anatomie de primaire, mais n'y parvient pas. Il se tourne vers la porte de sa chambre, laissée ouverte et crie :
— Composition du cou.
Le téléphone s'active, avec un petit bruit :
— Je n'ai pas compris la question.
Julien jure. Il reformule, essaye « qu'est ce qu'il y a sous la peau », puis « anatomie du corps humain ». Le téléphone finit par réciter :
— Le corps humain est d'abord composé d'un squelette qui entoure les organes, puis de ligaments, de tendons, de fascias, de muscles et de cartilage. Le tout est recouvert par une couche de peau, qui se divise en trois parties : l'épiderme, le derme et l'hypoderme, où se trouvent les veines et les artères.
Il n'avait donc pas pu atteindre d'os sans se sectionner une artère – ce qui aurait signé une mort quasi-immédiate. Mais quel était alors cette chose dure que Julien sentait ? Cette fois sans plus d'hésitation, il retourne de nouveau dans la plaie, cherchant à toucher la surface de ce qui était sous la peau. La lame rencontre de nouveau cet élément dur et il semble même à Julien qu'il peut le déplacer en le faisant glisser. Il parvient ainsi à passer la lame dessous et applique un système de levier pour faire basculer la chose hors de la plaie. La coupure s'agrandit, Julien grimace. Mais il entend quelque chose tomber sur le sol. Il retire la lame, presse la main sur la plaie pour éviter de perdre plus de sang, et parce que cela le lance et jette un coup d'œil au sol. Il n'y a rien, pourtant, il a bien entendu un bruit ! Il se penche, se penche encore, jusqu'à se retrouver accroupi sur le sol.
C'est là qu'il le voit. L'objet est plat, carré d'un demi-centimètre de côté. La transparence de celui-ci permet de voir de petits fils et circuits à l'intérieur. Le sang de Julien se glace. Il n'en a jamais vu, mais il sait ce que c'est.
Il venait d'enlever la capsule qui le pistait depuis tout petit. Interdit, il la prend dans la paume ensanglantée. À l'intérieur, une petite lumière rouge clignotait furieusement, au rythme des pulsations. C'était donc cela ! Il la repose à terre et d'un coup brusque, il frappe du poing dessus. La capsule se brise. Il se relève, avale un coagulant et deux antidouleurs, farfouille dans l'étagère pour trouver un pansement. Il se nettoie de nouveau afin d'enfiler un haut propre. Puis il se retourne sans regarder derrière lui et claque la porte de l'appartement. Il dévale les escaliers, le cœur battant.
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