Chapitre 4

 Après une demie-heure de route, la voiture s'arrête devant les grands panneaux en métal qui protègent l'entrée. Contrairement à tous les autres systèmes d'ouverture de porte, celle-ci était doublement sécurisée avec une machine à reconnaissance faciale ainsi qu'une vérification humaine. Enzo descend de la voiture et se place à l'emplacement prévu pour l'analyse. Le détecteur reconnaît le visage, qu'il transmet au garde. Après quelques secondes, la porte se met en branle et dévoile l'intérieur jusqu'ici caché par de grands murs surplombés de fer barbelés. Le véhicule s'avance sur le goudron lisse et passe devant un bâtiment gris anthracite où sont garés quelques véhicules, tous noirs comme la fourgonnette dans laquelle est installé Enzo. Ils contournent le bâtiment et apparaît derrière un bâtiment encore plus grand, de la même couleur. Cette fois, il y a des barreaux aux fenêtres et des gardes aux portes. Le véhicule ralentit et se dirige vers une entrée spécialement prévue pour le véhicule. Un des garde vient l'ouvrir et Eliott fait avancer le fourgon à l'intérieur. La porte se referme derrière eux et les lumières s'allument. Il n'y a aucune fenêtre dans la pièce, les murs et le sol sont nus. Cela résonne quand Enzo saute à terre pour descendre du véhicule. Eliott éteint le moteur et descend à la suite. Il va ouvrir l'arrière du fourgon et le visage creusé de Corentin apparaît. Comme celui-ci ne bouge pas, Eliott monte à l'intérieur pour le pousser dehors.

Ils sortent tous deux, Eliott tenant fermement Corentin par le bras. Enzo referme la porte et ils se dirigent vers une porte menant à un long couloir.

— On va d'abord passer dans un bureau pour remplir tous les papiers d'usage, explique Enzo. Là, on préviendra la famille à propos de l'arrestation. Puis, vous dormirez cette nuit dans une cellule, le temps qu'on vous trouve une chambre. Inutile de vous dire que vous allez y rester longtemps.

Corentin ne fait aucun commentaire. Il baisse les yeux et se laisse conduire dans ce long couloir impersonnel et froid. Ils passent un hall d'entrée et tournent à gauche. Enfin, Eliott le fait entrer dans une pièce. Celle-ci est toujours aussi froide que le couloir, seul un bureau et trois chaises occupent le centre. Le long du mur, une étagère où sont rangés des bibelots. Eliott fait asseoir Corentin sur une des chaises qui se trouve en face du bureau et s'installe sur celle qui se trouve de l'autre côté. Enzo, lui, reste près de la porte, comme pour surveiller, sur le qui-vive. Eliott allume une tablette et rentre un code secret. L'écran d'accueil s'allume. Il pianote quelques secondes et tend l'appareil à Corentin.

— Prenez le temps de lire ceci, c'est le règlement du centre. Si vous avez des questions, vous pouvez les poser, c'est maintenant ou jamais. Et après, en bas, vous posez les mains pour prendre les empreintes digitales. Ca compte comme une signature.

— Une signature ? demande Corentin.

Eliott esquive la question d'un geste las de la main.

— Oui, un truc pour dire que vous êtes d'accord avec le règlement.

— Mais... Et si je ne suis pas d'accord ?

Les lèvres d'Eliott s'étirent dans un demi-sourire, méprisantes. Il pose les coudes sur le bureau, ramène les mains jointes sous le menton, comme pour mieux regarder l'homme qui se tient en face de lui.

— Je crois que vous n'avez pas trop le choix, de toute façon. À moins que vous souhaitez devenir un boulet pour la société. On serait alors obligé de vous garder pour toujours, de peur que vous ne deveniez un criminel. Ou pire : on serait obligé de vous tuer. Voyez ce petit séjour ici comme une chance de vous racheter.

Corentin soutient un moment le regard noir d'Eliott, avant de baisser la tête et de commencer à lire. En général, cela prenait un quart-d'heure, parfois deux. Personne n'avait plus l'habitude de lire aujourd'hui et ils butaient tous sur les mots compliqués. Ils demandaient ce que voulait dire « incarcération » et d'autres questions de ce genre. Eliott répondait qu'il s'agissait d'effectuer un petit séjour d'une durée plus ou moins longue, afin de les guérir et il prenait plaisir à voir le visage de celui qui se tenait en face de lui se décomposer petit à petit. À chaque fois qu'Enzo assistait à ce manège, il ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la pitié pour ces hommes et femmes dont la vie basculait du jour au lendemain. Il se répétait que c'était pour leur bien, et pour le bien de la société que le père d'Eliott avait réussi à redresser, après le Grand Soulèvement. Maintenant, le vieil homme laissait de plus en plus de place à Eliott pour le commandement, notamment au sein de l'Armée des Forces Secrètes, qui se cachait derrière le sigle AFS.

 Corentin mit moins de temps que la moyenne à lire le document. Peut-être avait-il sauté des lignes, et dans ce cas, tant pis pour lui, il aurait la surprise. Peut-être aussi était-il de ces rares personnes qui lisaient encore des livres. À cette pensé, Enzo convoque l'image de Jen, qui, à l'heure actuelle, devait être confortablement assise dans un fauteuil, un livre à la main, en train de l'attendre. Il avait toujours trouvé cette manie de lire bizarre, mais cela n'était pas interdit, alors qu'y pouvait-il ? Si cela rendait Jen heureuse...

Corentin a posé l'index sur le bord de la tablette, pour la prise d'empreintes. Celle-ci s'allume en vert et une jauge se rempli lentement. Une fois la jauge remplie, Eliott indique :
— Vous pouvez enlever les doigts, c'est signé.

Corentin s'exécute prestement, comme si la machine lui avait brûlé les doigts. Puis, Eliott se lève et prend un bac qui était posé sur l'étagère. Il fait signe à Enzo, qui s'approche également.

— Veillez nous remettre tous vos effets personnels.

Corentin plonge les mains dans les poches et en ressort quelques bouts de papier, un paquet de chewing-gum à moitié entamé. C'est tout. Eliott verse tout dans le bac.

— Pas de téléphone ? fait-il.

Corentin fait non de la tête.

— C'est ce qu'on va voir. Déshabille-toi.

L'homme reste interdit et fixe Eliott avec des yeux ronds. Eliott répète l'ordre, et Corentin recule d'un pas. Il tape dans Enzo, qui se trouvait juste derrière. Tremblant, Corentin finit par obtempérer. Il enlève d'abord le t-shirt. Il avait le torse rasé et on lui voyait les côtes. Pendant ce temps-là, Eliott imprimait une étiquette pour coller sur le bac. Corentin enlève le pantalon qu'il portait.


— Le slip aussi, fait Eliott sans même lever les yeux du bac où il était en train de coller le morceau de papier.

Corentin se retrouve nu comme un ver devant Enzo et Eliott. Enzo fouille lui-même les poches du jean. Il n'y a rien d'autre. Il secoue les vêtements, les retourne. Toujours rien. Eliott se tourne de nouveau vers l'étagère et en sort un petit robot sur trois roues, d'à peu près un mètre de hauteur. Le petit robot était composé d'un plateau et d'un bras articulé.

— C'est pour une fouille anale. Au cas où vous auriez eu la mauvaise idée d'aller mettre un téléphone là-dedans.

Les genoux de Corentin s'entrechoquent.

— Je n'ai pas de téléphone ! Je n'ai pas de téléphone, monsieur ! s'exclame-t-il.

La voix monte dans les aiguës. Il jette des regards à droite et à gauche, cherchant de l'aide, une échappatoire. Il ne voit que du vide. Enzo détourne le regard. Il n'a pas le courage d'affronter ce moment douloureux. Il déteste lorsqu'Eliott s'engage dans ce genre de manipulation : c'était seulement pour briser le moral de la personne et l'abaisser plus bas que terre. Il ne s'attendait même pas à trouver de téléphone. Et effectivement, ils ne trouvèrent absolument rien. Corentin est invité à se rhabiller, soulagé.

— Maintenant, nous allons vous conduire dans une cellule, d'accord ?

À ces mots, Enzo empoigne Corentin par l'épaule, le force à se lever. L'homme se laisse faire. Il semble avoir abandonné toute résistance depuis qu'ils sont arrivés au centre. Ou peut-être même depuis qu'il a été jeté dans le ventre de la fourgonnette. Encore une série de couloirs. À force, Enzo les connaissait par cœur. Il se souvient de la première fois qu'il était venu ici. C'était une visite obligatoire dès la deuxième année d'école, dans la formation pour devenir garde de l'AFS. Ils étaient dix, sept garçons et trois filles. Il se souvenait de l'excitation qui l'avait gagné, à l'approche de cette visite. Puis du désarroi éprouvé face à cette enfilade de couloirs dans lequel l'instructeur évoluait avec aisance. Et puis, en dernier, on leur avait fait visiter les cellules d'isolement. L'instructeur avait dit qu'il fallait y aller un par un, avec un garde, car les interpellés qui étaient là étaient fraîchement arrivés et certains auraient pu en profiter pour s'enfuir. Aucun élève n'avait trouvé cela étrange.

Quand vint le tour d'Enzo, le garde lui fit signe. L'inspecteur lui chuchota quelque chose à l'oreille. Enzo crut entendre le nom de Jen. Ici, il était connu pour être le Promis de la fille du patron. Déjà, on le regardait avec respect, déjà, on savait qu'il était promis à un haut rang. Cela ne rendait les professeurs que plus exigent envers lui : il ne fallait pas décevoir le beau-père. Enzo avait suivi docilement le garde dans une enfilade de couloir, lui sembla-t-il plus étroit.
La lumière faible qui clignotait au plafonnier était la même qu'aujourd'hui. Rien n'avait changé, si ce n'est la place qu'il occupait. Maintenant, c'était au tour de Corentin d'être victime de ce maudit couloir.


— Il faudrait faire changer les néons, énonce Eliott, tranquillement.

Il sourit à Corentin. Quand il souriait, les yeux noirs en amandes se plissaient et formaient des petites ridules sur les coins. Il avait le même visage rond que Jen, les même cheveux noir ébène raides et denses. Les souvenirs se superposent sur la réalité. Enzo sait quel effet produisent les lumières vacillantes à la première visite.

— Désolé, on a pas eu le temps de changer l'ampoule des néons, avait dit le garde.

Enzo devait faire de grandes enjambées pour le suivre. La lumière, ou plutôt cette continuelle absence et présence de lumière l'empêchait de distinguer clairement les détails. Le couloir semblait éternel, sans fin. Les murs et les portes de chaque côté, peints en blanc donnait au tout un aspect d'hôpital. Mais la lumière le mettait mal à l'aise et la comparaison s'arrêtait là. Alors qu'il passait à côté d'une porte, on se mit à marteler de l'autre côté, ce qui fit sursauter Enzo. L'homme donnait des grands coups sur la porte qui résonnaient dans le silence du couloir. Il criait : « Laissez-moi sortir ! Y a quelqu'un ? ».

— N'y prêtez pas attention. Vous voyez comment certains criminels peuvent être sauvages ? fit remarquer le garde. 

Cette fois, Corentin est le seul à sursauter. Enzo, lui, a l'habitude. Il sursautait encore les dix première fois puis il avait fini par intégrer cet élément au quotidien, comme beaucoup de choses.

— N'y prêtez pas attention : certains interpellé sont violents, très dangereux pour la société. Nous sommes obligés de les garder plus longtemps. J'espère que ce n'est le cas pour vous ? commente Eliott, laconique.

— Non, bégaye Corentin.

Brusquement, Corentin s'arrête devant une porte. C'est celle-là. La même que pour Enzo, quelques années plus tôt.

— Voilà une cellule vide.

— Vous avez beaucoup d'interpellés, avait fait remarqué Enzo, en se retournant pour constater l'étendue du couloir.

— Ca va, avait répondu le garde pour éluder la question.

Il avait ouvert la porte. Devant Enzo se tenait une petite pièce de huit mètres carré, munie d'un lit aux couvertures épaisses et de toilettes à la turque. Il n'y avait pas de douche, pas de fenêtre. Un interrupteur permettait d'ouvrir et d'éteindre la lumière. C'était la première fois qu'Enzo en voyait.

— Vous pouvez rentrer à l'intérieur, pour voir comment c'est, avait dit le garde.

Enzo s'avança, curieux. Il avait pensé découvrir un autre élément en passant la porte, dans l'angle qu'il ne pouvait pas voir. Il n'y avait rien. Il s'approcha de l'interrupteur curieux. Quand il l'actionna, la lumière s'alluma... et la porte se referma sur lui.

— Eh ! s'exclama-t-il.

Il frappa trois coups à la porte. Personne ne lui répondit. Il pensa que le garde lui faisait une blague. Il s'assit sur le lit et attendit quelques minutes. Le garde ne revint jamais. Enzo ne sut jamais combien de jours il passa dans cette cellule, coupé de tout. La secrétaire avait récupéré tous les téléphones portables des élèves avant la visite. Il n'avait aucun moyen de contacter Jen, un ami ou un parent. Il était seul. Il sentit les larmes monter aux yeux. Il les essuya d'un geste rageur. Il refusait de pleurer. Il était formé pour devenir un membre de l'AFS. Les gardes de l'AFS ne pleuraient pas. Les heures, puis les jours, sans doute, passèrent. De temps en temps, une petite trappe s'ouvrait dans le mur, lui livrant un repas insipide. Il n'y avait jamais personne de l'autre côté. Il dormait dans le lit, les couvertures lui grattait les joues. Il passait d'ailleurs le plus clair du temps allongé sur le matelas dur comme du bois, à réfléchir.

Il avait deviné que cela était un test : on approchait de la fin de l'année, il fallait évaluer les élèves. De plus, l'école avait envoyé aux parents un mot les avertissant d'une sortie scolaire, s'étalant sur le week-end. La semaine, tous les élèves dormaient à l'internat de l'école. Par conséquent, avait calculé Enzo, il ne resterait que deux semaines maximum dans cette petite chambre. Il fallait qu'il soit rentré le vendredi soir chez lui, sinon les parents s'apercevraient de quelque chose. Il prit donc sur lui pour rester calme et pragmatique. Il fit des pompes et des abdos pour passer le temps et s'entretenir : il ne fallait pas qu'une fois sorti, il soit devenu une chiffe molle. Cela n'était pas dans l'esprit de l'AFS. Pour s'occuper l'esprit, il réfléchissait. Tous les sujets y passaient : il tâchait de se souvenir des cours qu'il avait eu, pour les mettre en application. Il pensait également à Jen et établissait une liste de choses à faire dès qu'il sortirait d'ici. Il réfléchit également beaucoup sur le sens de ce test. Sans doute l'instructeur voulait évaluer le mental des élèves : pour appartenir à l'AFS, il fallait avoir la tête sur les épaules. Cela permettait donc d'éliminer ceux qui étaient trop faibles.

Effectivement, les calculs étaient justes. Au bout d'un moment, la porte s'ouvrit de nouveau.
Vous pouvez sortir. Votre instructeur vous attend pour le bilan. Enzo avait retrouvé le néon qui clignotait toujours avec soulagement.

Eliott ouvre la porte et Enzo pousse Corentin à l'intérieur.

— Ce n'est l'affaire que d'une petite nuit, le temps que nous te préparons une chambre, lance Eliott avant de fermer la porte.

En réalité, Corentin resterait ici plusieurs semaines sans voir un seul être vivant, comme les interpellés d'avant et tous ceux qui suivront.

—  Il avait même pas de téléphone, le bougre, souffle Eliott.

Quand Enzo ressort du bâtiment, il fait nuit. Il lève les yeux vers les étoiles. Sur Paris, on ne les voyait pas aussi bien qu'ici, en périphérie. Il salue un des gardes avant de se mettre à marcher jusqu'au parking. Il avait hâte de rentrer chez lui.

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