Chapitre 36

L'ambiance est lourde au sein de l'hélicoptère. Personne ne parle, malgré le long trajet. Devant, le pilote est concentré sur la conduite, mais Enzo, lui, n'a rien à faire et cela le ronge. Il aurait aimé pouvoir conduire l'engin, afin de conjurer les pensées qui l'assaillent. De temps en temps, il jette un coup d'œil à l'arrière, vers Jen. La jeune femme est assise à côté de Bill, collée contre la paroi de métal de l'appareil, la tête posée dans le creux de la main, observant le paysage qui défile. Il aurait aimé pouvoir lui parler et s'expliquer avec elle, mais la présence de Bill et du pilote rendait impossible toute conversation intime.

De l'autre côté de Bill, Julien gisait, inconscient. À moins qu'il ne fasse semblant d'être inconscient. Enzo avait demandé à Bill de lui passer des menottes, pour plus de sûreté. Un hématome bleu-jaune commençait à s'étaler le long de la mâchoire fine du jeune homme. Enzo ne l'avait pas raté. Il en ressentait une certaine satisfaction, mais également une pointe de perplexité. Il n'avait pas réussi à se contrôler et avait frappé Julien alors qu'il était à terre, sans défense.

Les paroles de Jen lui reviennent en mémoire. S'il tire, s'il te tue alors que tu te rends, il montrera à tous que même un conforme peut faire quelque chose d'horrible. Il n'avait pas tué Julien, mais il l'avait frappé sans aucune justification, sinon celle de lui faire mal, de le détruire, de voir ce visage aux traits fins se réduire en bouillie. Sans doute cela signifiait-il qu'il ne valait pas mieux que les non-conformes qu'il pourchassait. Un frisson le parcourt. Il s'ébroue et tente de chasser ces pensées dérangeantes pour le reste du trajet.

*

L'hélicoptère atterrit sur le toit du centre, à l'endroit même où il avait décollé, quelques jours plus tôt. Moins d'une semaine s'était écoulée depuis le début de la fuite de Julien, mais Enzo avait l'impression que cela faisait des mois. Il saute à terre alors que le moteur de l'engin ronronne encore et embrasse du regard le complexe qui s'étend sous lui.

Un pincement au cœur le prend. Il a l'impression de rentrer à la maison après de longs mois à l'étranger. Pourtant, il sait que ce retour ne marque pas un retour à la normale, loin de là. Il contourne l'appareil pour aller aider Jen à descendre. Derrière lui, Bill saute également, puis porte Julien, toujours inconscient. Des quatre heures qu'ont duré le trajet, le jeune homme n'a pas ouvert les yeux. Enzo se prend à espérer qu'il ne soit pas mort, et qu'il se réveillera dans quelques instants, sous le regard bienveillant d'une infirmière.

Au moment où la portière de Jen s'ouvre, le regard d'Enzo est attiré par un mouvement, à l'autre bout du toit, vers la sortie. Une armada d'hommes et de femmes munis de caméras et d'appareils photo ne perdent pas une miette de la scène. Au milieu d'eux, Eliott qui s'avance pour aller à la rencontre d'Enzo.

— Merci, souffle Jen alors qu'elle saisit la main qu'Enzo lui tend.

Elle descend, d'un bond souple. Les deux mains se séparent, aussi vite qu'elles se sont jointes. Enzo reste, les bras ballants, sans savoir que faire ou que dire, alors que la jeune femme s'éloigne. Il la retient par le bras, plus fermement qu'il ne l'aurait voulu, et plonge les yeux dans ceux de Celle-qui-lui-est-Promise :
— Il faut qu'on parle. Plus tard.

Elle hoche la tête et se dégage. Il la regarde avancer vers la sortie, vers cette armée de journalistes occupés à photographier le corps inanimé de Julien dans les bras de Bill. Elle croise Eliott, qui la serre contre elle. Ils s'échangent quelques mots, mais Enzo est trop loin pour entendre ce qu'il se dit. Il regarde seulement le frère et la sœur se retrouver, Eliott examiner Jen sous toutes les coutures, les embrassades. Sait-il que Jen les a trahis ? Lui a-t-il déjà pardonné ?
Et aussitôt que la question se fraye un chemin dans la tête d'Enzo, une autre la remplace : la pardonnera-t-il, lui ? Enfin d'éviter d'y penser, il ferme la porte latérale et coulissante de l'hélicoptère dans un grand bruit métallique, puis se dirige vers Eliott. Jen lui laisse la place, sans rien dire et continue d'avancer vers l'intérieur du bâtiment.
Eliott lui assène une forte tape sur l'épaule, un grand sourire aux lèvres :
— Bravo Enzo ! J'avais fini par penser que tu ne l'attraperais jamais.

— Merci, marmonne l'intéressé.

Il est fatigué et n'a pas la force de supporter les sarcasmes d'Eliott. Pourtant, ce dernier le prend par l'épaule et l'entraîne vers la porte, où tout le monde s'est désormais engouffré.

— Alors, raconte-moi. Il a l'air salement amoché, quand même. Les photographies vont faire sensation.

Enzo ne répond pas, et laisse Eliott consommer l'euphorie dans les paroles qu'il déverse.

— Jen vient de me dire que tu avais fait un travail formidable, et qu'elle avait plein de matière pour faire un reportage. Elle a l'air d'être plus heureuse, quoiqu'un peu secouée. Tu m'étonnes, elle n'est pas habituée au terrain, mais je la reconnais bien là. C'est de famille, comme on dit.

Ils pénètrent à l'intérieur du bâtiment, les Rangers résonnent sur le lino gris. Enzo s'étonne de la loquacité d'Eliott. Ce n'est pas dans les habitudes de ce dernier, plus accoutumé à aboyer des ordres et communiquer par monosyllabes. Il écoute d'une oreille distraite les louanges de l'homme envers l'AFS et le système alors qu'ils empruntent les escaliers pour rejoindre le hall.

— Je vois déjà les gros titres des journaux, d'ici quelques dizaines de minutes... Julien enfin capturé, une victoire éclatante pour l'AFS.

— A ce propos, le coupe Enzo. Vous allez en faire quoi ?

Eliott s'arrête net. L'incompréhension se lit dans les sourcils qu'il fronce.

— Faire quoi de quoi ? demande-t-il.

— De Julien. Vous allez en faire quoi ?

Eliott se gratte la tête, gêné.

— Eh bien, j'avais pensé à le mettre en cellule ad vitam æternam, mais il est actuellement trop faible pour résister aux traitements. Il crèverait au bout d'une semaine, et j'imagine déjà le scandale. Non, j'imagine que le mieux est de le requinquer d'abord. Dis donc, tu ne l'as pas raté !

L'image de Julien, diminué, allongé sur le lit d'une cellule sans personnalité, une cellule qui serait la copie conforme que celle de Nicolas, et de toutes celles que le bâtiment abritait s'incruste dans la rétine d'Enzo. Il trouve cette vision insupportable.

— Non !

Eliott fronce les sourcils. Le non d'Enzo était trop véhément pour être un acquiescement de la dernière phrase. Le mot était sorti tout seul, et maintenant, Enzo allait devoir s'expliquer avec. Mais il n'était pas sûr qu'expliquer à Eliott que le système en lequel il croyait pour redresser les tords de la société n'était en fait qu'un endroit où on y mourrait à petit feu, sans même n'être plus capable de se souvenir à quoi ressemblait le ciel. Il fait donc ce qu'il sait faire de mieux : esquiver.

— Je ne pense pas que ce soit opportun de traiter Julien comme tous les autres non-conformes. Il faut qu'il serve d'exemple.

— D'exemple ? Et que proposes-tu ?

— Qu'on le tue. Et qu'on en avertisse le monde entier. Que personne ne s'avise de reproduire la même chose.

Eliott se frotte le menton. Il semble considérer l'option avec intérêt.

— C'est intéressant, je vais y réfléchir.

Il tape de nouveau sur l'épaule d'Enzo, d'un geste familier qu'il ne se serait pas permis avant.

— Bon, j'ai du boulot, je te laisse. On m'a fait savoir que les journalistes voulaient t'interviewer, alors reste dans le coin, ok.

Il s'éloigne, puis revient de nouveau vers Enzo en se frappant le front.

— J'ai failli oublier ! Tu as le droit à quelques jours de congé, pour te reposer un peu. Profite-en pour passer du temps avec Jen.

Cette fois, il s'éloigne pour de bon et disparaît dans l'angle d'un couloir. Enzo le regarde s'éloigner. Effectivement, beaucoup de choses avaient changé en l'espace de quelques jours, et rien ne sera plus comme avant. Il avait gagné l'estime d'Eliott, au moins pour un temps.

*

Il retrouve Jen à la cafétéria, un gobelet de thé fumant entre les mains. Elle est seule à la table, les genoux ramenés vers la poitrine, le regard perdu dans le vide. Elle relève à peine les yeux lorsque Enzo s'assoit en face d'elle.

— On m'a dit que je pouvais te trouver ici.

Jen ne répond pas et baisse le regard, soudain absorbée par la couleur du thé. Enzo attrape une touillette pour s'occuper les mains et combler le silence gênant qui s'installe entre eux deux. Il y a tellement de questions, de reproches et de choses à dire qu'il ne sait pas par où commencer. C'est finalement Jen qui prend la parole :
— Il va bien ?

La question agace un peu Enzo, mais il prend sur lui pour ne pas le montrer. La touillette en plastique se brise sous la pression exercée.

— Il a été placé en soins intensifs à l'hôpital le plus proche. Les médecins disent qu'il devrait se réveiller dans quelques jours et qu'il ne semble pas souffrir de traumatisme crânien.

Elle hoche la tête, et replonge dans le silence. Enzo remue sur la chaise, mal à l'aise. Mais de nouveau, c'est elle qui reprend la parole :
— Je sais ce que tu vas me dire. Et je ne t'en voudrais pas de me détester. Le fait est qu'Eliott n'a pas l'air de s'être posé la question sur la potentielle complicité que j'ai entretenu avec lui, et que je ne suis donc pas considérée comme non-conforme. Par conséquent, on va encore devoir vivre ensemble un bon paquet d'années.

Elle prend une grande inspiration et souffle doucement sur le thé. Enzo ouvre la bouche pour répliquer, mais elle l'arrête juste à temps :
— Donc j'aimerais que tu me laisses m'expliquer, afin qu'on reparte sur de bonnes bases.

— Va-y, grogne Enzo.

Elle pose le thé sur la table, s'assoit bien droite sur la chaise et pose le menton sur les mains qu'elle a croisées.

— Je sais qu'en apparence, j'ai l'air coupable.

De nouveau, Enzo tente de répliquer, mais elle le coupe :
— Non, ne m'interrompe pas, s'il-te-plaît. Ce jour-là, quand je me suis levée, j'étais joyeuse. Et crois-moi, ça faisait un bout de temps que je ne m'étais pas sentie aussi légère. J'ai commencé à chercher un livre qui pourrait te plaire dans la bibliothèque... Quand j'ai entendu l'information. Je savais ce que cela voulait dire. Tu reviendrais de nouveau tard le soir, voire pas du tout. Et tu serais obsédé par cet inconnu tant qu'il courrait à travers la France.

— C'est Eliott qui me met la pression.

— Je sais. Je le connais assez pour savoir comment il est. Depuis tout petit, il a été bercé par les discours de papa... Il ne fait que reproduire les schémas qu'on lui a inculqué.

— Toi, on ne t'a rien inculqué, apparemment, lâche Enzo, sur le ton du constat.

Jen secoue la tête et prend les mains d'Enzo délicatement. Elle plonge le regard dans celui du jeune homme et il sent les battements du cœur s'accélérer.

— Moi, j'ai eu la chance d'hériter de l'esprit un peu critique du côté maternel.

Enzo retire les mains de celles de Jen pour les placer sous les cuisses. Il trouve ces excuses trop faciles, mais il ne veut pas tout gâcher. Il aurait le temps, plus tard, d'y revenir, lorsque la plaie sera cicatrisée. Jen, imperturbable, continue l'explication :

— Je suis tombée sur lui un peu par hasard, mais quand je l'ai vu, je n'ai pas hésité. Je suis monté dans la voiture. Tout s'est enchaîné naturellement. Je voulais récupérer des informations sur lui, qui m'aurait servies à faire un article comme cela fait longtemps qu'on en fait plus : une enquête de terrain en quelque sorte. Le deuxième but, c'était de te le livrer lorsque j'en aurais eu fini avec lui. Comme ça c'était gagnant-gagnant. Moi, j'avais enfin la possibilité d'écrire un article intéressant et de vivre un aventure, toi, tu te faisais bien voir d'Eliott.

Elle a tout dit d'un trait, a à peine pris le temps de respirer entre deux phrases, comme si elle avait peur qu'Enzo l'interrompe ou réagisse au moment inopportun. Mais ce dernier était resté silencieux, et il garde encore le silence un long moment après la tirade de la jeune femme.

— Alors, on fait comme s'il ne s'était rien passé ?

Jen lève les yeux au ciel, visiblement agacée.

— On ne peut pas faire comme s'il ne s'était rien passé ! Ce qu'il y a eu est trop grand pour qu'on l'ignore. Il faut simplement le prendre en compte dans... la suite de la relation.
Le cœur d'Enzo rate un battement. Jen venait d'affirmer que tout n'était pas fini. Elle l'avait choisi lui. Puis, la raison revient le frapper de plein fouet : de toute façon, avait-elle le choix ?

— Tu l'aimes ?

Il ne sait pas quelle réponse il aimerait entendre. D'un côté, la fuite de Jen serait plus facile à pardonner si elle avait été motivée par l'amour. De l'autre, cela signifiait que si elle aimait Julien, il n'y avait pas de place pour lui dans le cœur de la jeune femme. Au lieu de ça, elle grimace.

— Je ne sais pas trop.

Enzo grogne.

— J'essaye d'être honnête ! se défend Jen. Je ne sais vraiment pas si je l'aime. Oui, il est sympa, et oui, j'ai eu du remord quand il a fallu le livrer. J'ai... La nuit à Saint-Agnès, j'ai décidé de l'aider à passer la frontière. Il m'avait touché. Il n'a vraiment pas mauvais fond, tu sais. Mais je ne sais pas si je l'aime, je... Je suis un peu perdue.

Enzo soupire. Il savait ce qu'il avait à faire.

— Il sera exécuté dans deux semaines, quand il aura repris assez de forces. Ce sera un truc public, pour donner l'exemple.

Cette fois, c'est Enzo qui mène la danse et il ne laisse pas à Jen le temps de protester. Il la coupe :

— C'était ça ou il finissait dans une cellule, ici et virait complètement marteau. Là, il va mourir avec dignité.

Il se lève et balance une clé sur la table.

— C'est la clé de la chambre d'hôpital où il est enfermé. Il n'y a que moi, Eliott et un médecin qui en avons la possession. Je te laisse aller le voir, au cours de ces deux semaines.

Il se racle la gorge, hésitant, avant de continuer :
— En ce qui nous concerne, je pense que ce serait bien qu'on profite également de ce temps pour réfléchir. Sur nous, sur l'avenir. Comment on veut avancer. Je vais aller dormir à l'hôtel, je te laisse l'appart. Je reviendrais dans deux semaines, et on pourra discuter calmement.

Jen hoche la tête, doucement. Le mouvement est presque imperceptible. Dans les yeux noirs de la jeune femme, une petite perle salée se forme. Enzo enfonce les mains dans les poches du blouson en cuir qu'il porte et se détourne. Il ne regarde pas en arrière au moment de partir.

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