Chapitre 32
Le bruit des pales de l'hélicoptère couvrait tout et le vent soulevait les cheveux d'Enzo. Il se tenait au bord, la porte ouverte, des jumelles à la main. L'engin s'était stabilisé au-dessus du parc naturel. Le point rouge sur le téléphone indiquait que c'était bien ici qu'ils étaient, mais Enzo ne parvenait pas à les voir dans la masse verte profonde des arbres. Il voyait en revanche la voiture noire conduite par Bill qui venait d'arriver. Il rentre à l'intérieur de l'hélicoptère et fait un signe au conducteur. Celui-ci remet en mouvement l'appareil alors qu'Enzo se laisse tomber sur le siège passager. Il avait demandé à avoir un pilote : de cette façon, il pouvait porter toute l'attention dont il était capable à rechercher Julien et se reposer si nécessaire pendant les trajets en hélicoptère.
Il sort le téléphone de la poche intérieure du blouson en cuir qu'il porte. Il commence à avoir chaud sous ce blouson, d'ailleurs. Il compose le numéro de Bill, qui décroche rapidement.
— Je vois la voiture, tu es sur place ?
— Oui, j'y suis, répond la voix de Bill, légèrement déformée.
Enzo jette un coup d'œil en contre-bas. Il ne voyait plus la route.
— Et que vois-tu ?
Bill ne répond pas immédiatement. Enzo entend la portière claquer, puis le souffle de Bill marchant sur la route.
— Pas grand-chose. Ils ont dû s'enfoncer un peu plus profondément dans la forêt.
Enzo hoche la tête :
— Oui, c'est ce qu'indique le signal de la capsule de Jen.
— Attends, je bascule en visio, si tu veux.
Enzo décolle l'appareil de l'oreille pour le placer devant lui. Quelques secondes plus tard, l'écran d'appel est remplacé par les images filmées par la caméra du téléphone de Bill.
— C'est bon, tu vois, là ?
Enzo voit la route effectuer un virage. Deux sillons marquant le passage des voitures se dessinaient dans la poussière. De chaque côté, des arbres culminaient à des hauteurs vertigineuses, le tronc lisse avec seulement quelques feuilles en haut des cimes. Certains étaient même nus, grillés par la chaleur du soleil. Les buissons étaient dans le même état : certains étaient encore verts, mais la plupart n'étaient que branchages secs, bons pour allumer des feux. À droite, le terrain montait en pente raide, vers le cœur de la forêt. À gauche, il plongeait presque à pic. Nul doute que celui qui se risquait à descendre finirait immanquablement par glisser et rouler-bouler jusqu'en bas. Au-dessus, le ciel est d'un bleu limpide. On ne voyait même pas l'hélicoptère, qui survolait le tout un peu plus loin.
— Regarde, fait Bill.
Il s'approche un peu du bord gauche et découvre la moto, cachée derrière les buissons, appuyée contre un arbre, juste au bord de la chaussée. C'est bien celle que Julien a volée, rouge et noire. Bill passe la caméra en mode selfie et fait apparaître le visage au crâne chauve à l'écran.
— On en fait quoi ? On la laisse ici ?
— Surtout pas, réplique Enzo. Ici, il est perdu en pleine nature. Il ne parviendra pas à voler un véhicule aussi facilement. Si on lui enlève la moto, il sera obligé de continuer à pied. Ou de se rendre.
Le jeune homme se rend compte qu'il ne peut pas conjuguer les phrases au pluriel. Il a du mal à se dire que Jen est plus impliquée dans l'histoire qu'il ne souhaite l'admettre. Elle l'avait aidé à s'enfuir, alors qu'il le tenait presque. Enzo se demande un instant, le cœur serré, s'il devra également arrêter Jen. Il se demande également comment Eliott réagirait.
Enzo a dû rester trop longtemps silencieux, car Bill se croit obligé de le rassurer :
— Ne t'inquiète pas, nous les tenons presque. Ils ne peuvent pas nous échapper longtemps.
— Oui, tu as raison, concède Enzo. Cette fois, il est coincé.
Il regarde le paysage baigné de soleil qui s'offre à lui. Au loin, il distingue les pics les plus hauts. Il devrait exulter à l'approche du but, mais au lieu de cela, il se sent triste. C'est un étrange sentiment qui l'envahit. D'un côté, il se sent totalement abattu ; de l'autre, la jambe tressaute, nerveusement. Il soupire.
— Bon, on va essayer de se poser quelque part. En attendant, occupe-toi de la moto.
Bill hoche la tête avant de raccrocher. L'écran devient noir à nouveau. Enzo donne les instructions au pilote et se plonge dans le mutisme.
Depuis maintenant plusieurs jours, il retournait les éléments dont il disposait dans tous les sens, pour tenter de les faire coïncider. Cela le réveillait la nuit, ou l'empêchait de dormir. Il se demandait ce qu'il avait raté, ce qu'il aurait dû faire pour empêcher un tel désastre. Il se souvient du dernier soir qu'il a passé avec Jen. Ils se sont disputés à propos du mariage. Elle ne voulait pas l'épouser. Avec un pincement au cœur, la pensée lui vient que la jeune femme ne l'aime pas, tout simplement.
Enzo ferme les yeux, pour les empêcher de piquer. Il ne souhaite pas que le pilote le voit pleurer, bien que celui-ci semble plus occupé à manœuvrer l'appareil que par les états d'âme du passager.
Soudain, le téléphone vibre. Enzo rouvre les yeux. C'est Eliott. Il renifle et s'éclaircit la gorge avant de décrocher. Il n'a pas envie d'affronter les reproches que l'homme risquait de lui faire, mais garder le silence serait de la lâcheté.
— Oui, allô, grommelle Enzo.
— Enzo, comment s'est passé l'opération de ce matin ? Vous l'avez ?
Enzo serre les dents. Évidemment qu'Eliott lui aurait posé la question.
— Pas très bien, répond le jeune homme avec humeur.
À côté de lui, le pilote lui fait signe qu'il a trouvé un endroit où se poser. Enzo jette un regard à la carte sur le tableau de bord. Le terrain est dégagé, mais assez étroit. La manœuvre risquait d'être difficile. Il hoche cependant la tête pour confirmer, il n'avait pas de temps à perdre et ne voulait pas s'éloigner de l'endroit où Julien jouait à Robin des bois.
— Comment ça, pas très bien ? réplique Eliott.
Le ton est contenu, mais Enzo sent la colère poindre. Cela ne sentait pas très bon pour lui, mais il fallait garder la face. Il explique par le menu ce qu'il s'est passé le matin même. Il ne cherche même pas à protéger Jen – il ne voit pas comment justifier le comportement de la jeune femme. Et si elle lui préfère Julien, il n'avait plus aucune raison de mentir à Eliott. Pourtant, le cœur se serre alors qu'il raconte la trahison de la jeune femme.
— Elle est donc encore avec lui ? interroge Eliott.
— Oui, confirme Enzo.
Un silence lourd et pesant s'installe, avant qu'Eliott, pragmatique, enchaîne :
— Et là, tu sais où ils sont ?
Enzo hoche la tête. L'hélicoptère se rapproche du sol, doucement, soulevant un nuage de poussière et faisant bouger les feuilles des arbres alentour.
— Oui, on a toujours le signal de la capsule de Jen. Je les ai suivi en hélicoptère. On a récupéré la moto – il faudra venir la chercher pour la rendre au propriétaire. Ils sont coincés, ce n'est plus qu'une question de temps.
— Tu as déjà dit cela hier soir, lui fait remarquer Eliott.
Enzo serre les poings. En effet, il avait été sans doute trop sûr de lui. Et il avait cru que Jen l'aiderait. Maintenant qu'il sait qu'il ne peut pas compter sur la jeune femme, il ne se laisserait plus avoir.
— Oui, mais là, ils ne peuvent vraiment pas s'enfuir. Il faut seulement que j'ai des hommes. Beaucoup. Nous allons les encercler.
— Bien, je te fais venir toutes les équipes aux alentours. Je veux voir Julien dans trois jours. Tu m'entends ? Si tu le loupes encore, c'est toi que j'étripe.
Il raccroche. L'hélicoptère est désormais totalement posé au sol. Le pilote coupe le moteur. Ils descendent tous les deux. Le paysage est différent de celui qu'ils ont survolés jusqu'à présent : le sol est caillouteux, et les graviers crissent sous les semelles d'Enzo. Les arbres brodant le chemin sont beaucoup moins hauts, et plus verts. Seule l'herbe est grillée, signe de la sécheresse.
— On est où, demande Enzo.
— Ca s'appelle la Baisse au pape, d'après le GPS, répond l'autre.
— Ok, je dis à Bill de nous rejoindre ici. On va établir un campement ici en attendant toutes les équipes.
Le pilote le regarde avec des yeux ronds. Enzo hausse les épaules.
— Quoi ? Tu n'as jamais fait de camping ?
*
Les flammes dansent et éclairent le visage d'Enzo d'une lueur orangée, creusant la petite fossette du menton et le trou des orbites. Pendant tout le temps qu'il a été occupé à dresser le campement et à l'organiser, à donner des ordres à Bill et au pilote, il n'a plus pensé à Jen. Mais maintenant qu'il est seul, que les deux autres sont partis se coucher dans la tente, les pensées l'envahissent de nouveau.
Il a bien vu les petits regards rapides que Bill lui avait jeté pendant le repas. Ce brave type s'inquiétait pour lui, alors qu'il l'avait envoyé baladé quelques jours plus tôt avec mauvaise humeur – et mauvaise foi. Il devrait peut-être aller s'excuser, d'ailleurs. Cela lui faisait mal de l'admettre, mais Enzo n'avait pas été la personne la plus agréable avec qui travailler durant ces derniers jours. Ni même peut-être durant ces dernières années.
On lui avait toujours montré que pour être le chef, il fallait être fort et ne jamais montrer de faiblesse. Qu'il fallait tout diriger d'une main de fer, pour que rien ne dépasse. Pour mieux se faire apprécier d'Eliott, il avait d'abord copié le ton de la voix, puis les gestes et enfin, la mentalité. Il s'était laissé allé à devenir le même genre de personne impitoyable, de celle qui ne pardonne pas facilement et prête à tout pour atteindre les objectifs qu'elle s'est fixée. Mais il avait toujours perdu dans le bras de fer face à Eliott.
Depuis l'accord passé entre les deux familles, on lui avait toujours répété qu'il était important de rentrer dans les bonnes grâces du père de Jen, puis du frère. Tous les choix qu'il avait faits, il les avait faits en pensant au degré de plaisir qu'Eliott éprouverait. La fameuse demande en mariage, pressante, en faisait partie. Il avait simplement oublié que Jen n'était pas comme Eliott, et que le frère et la sœur n'étaient pas une seule et même personne.
Enzo se lève en soupirant, et époussette le jean. Il éteint le feu, de peur que le vent n'emporte les braises et n'enflamme l'herbe cuite par le soleil. Au-dessus de lui, la lune était levée, formant un petit croissant. Il se dirige vers une des deux tentes. Demain, il y en aurait beaucoup plus, les équipes arriveront en début d'après-midi. La grande opération était prévue pour le lendemain matin.
Il gratte sur la toile hermétique de la tente. D'abord, personne ne répond, puis un grognement se fait entendre. Il gratte de nouveau. La fermeture se baisse et la tête de Bill, encore mal réveillé, apparaît dans l'encadrement de la porte. La joue droite de l'homme est rouge et striée par le tissu du sac de couchage.
— Enzo ? Qu'est-ce qu'il se passe ? Y a un problème ? articule-t-il d'une voix alerte.
Déjà, il est presque sorti de la tente, prêt à se redresser et passer à l'action. Enzo secoue la tête et pose une main rassurante sur l'épaule de Bill.
— Non, t'en fais pas. Je voulais seulement te dire que j'étais désolé.
Bill se fige, dévisage Enzo. La surprise se lit sur le visage carré de l'homme.
— Désolé ? Mais pourquoi donc ?
Enzo sourit.
— L'autre jour. Je me suis énervé en te disant que chacun avait des problèmes personnels. Je m'excuse, je n'aurais pas dû dire cela.
Il cherche des mots qui pourraient sonner juste. Enzo n'est pas habitué à ce genre d'exercice. Que pourrait-il dire pour rattraper le coup ?
— Je sais que c'est dur de ne pas voir les gens qu'on aime. C'est bientôt fini, tu pourras rentrer et prendre des vacances bien méritées après. Ok ?
C'est un peu maladroit, mais cela lui semble bien. Bill hoche la tête et murmure :
— Oui, merci.
Enzo se détourne, il est prêt à aller se coucher. Mais Bill le rappelle. Le jeune homme fait demi-tour pour faire de nouveau face à l'homme.
— Je sais que tu es le chef, et que tu as un rôle à tenir...
Bill marque une pause, semble hésiter. Il se lance quand même :
— Mais si tu as besoin de parler, je suis là. Ça arrive de faire des erreurs.
Bill rentre dans la tente et referme la porte, devant le silence d'Enzo qui n'a pas bougé et danse d'un pied sur l'autre, gêné.
— Merci, Bill, finit par souffler Enzo.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top