Chapitre 31
C'est Jen qui a conduit la moto. Elle a soigneusement évité les routes menant vers le sud, remontant vers le nord, empruntant de petites routes. Maintenant, il fait complètement jour. Elle s'arrête enfin, en bordure de forêt. Julien descend, lentement. Il se sent mal. Durant le trajet, il n'a cessé de penser à Sophia et Celui-qui-lui-est-Promis. Il se demande s'ils ne l'ont pas aidé, un petit peu, en n'intervenant pas. Si c'est le cas, ils risquent d'avoir commis une infraction. Cela rend Julien mal à l'aise, que ces gens aient pu risquer de perdre un point pour lui. Pour eux, pense-t-il en posant les yeux sur Jen, qui est elle aussi descendue et étudie la carte.
— D'après ce que je vois, nous nous trouvons aux abords d'un vallon boisé, fait-elle en pointant un endroit de la carte. Près du parc national du Mercantour, là.
Elle fait le tour sur elle-même.
— Ca m'a l'air assez paumé comme endroit. Je pense qu'on peut s'arrêter ici quelques minutes pour manger un peu et voir ce que l'on peut faire.
La pizza de la veille commençait en effet à remonter à longtemps. Julien lui emboîte le pas alors qu'elle s'enfonce dans la forêt. Le terrain monte à pic et les fourrées et herbes séchées par le soleil rendent la progression difficile. Julien s'accroche dans les brindilles et les branches des arbres. Enfin, ils trouvent un endroit assez ombragé, où une grosse pierre leur offre un siège. Ils s'y assoient.
— Tu savais qu'il était là-bas, n'est-ce pas ? demande Julien en ouvrant une boîte de conserve pleine de fruits au sirop.
Il repense à la manière dont elle lui a serré la main. Ce geste n'était clairement pas anodin. Jen grimace.
— Je n'en étais pas sûre, mais je m'en doutais.
— Pourquoi tu ne m'as rien dit alors ?
Elle relève la tête et plonge les yeux noirs dans ceux, bleus, de Julien.
— J'ai essayé de te faire comprendre que ce n'était pas une bonne idée. Tu n'as pas voulu m'écouter.
— Tu m'as seulement dit qu'on pouvait garder le téléphone. Tu ne m'as jamais parlé du fait que cela aurait pu être un piège, se défend Julien.
Jen baisse la tête et semble s'absorber dans la contemplation des morceaux de pêches flottant dans la boîte de métal. Elle finit par relever la tête.
— Écoute Julien. Il va falloir que tu te mettes dans le crâne que tu ne pourras pas vivre éternellement comme ça. Ils finiront toujours par nous retrouver. Qu'on aille en Italie, en Espagne, ou même au fin fond de la Sibérie.
Julien fronce les sourcils.
— Je croyais que tu étais d'accord pour aller en Italie.
— Je suis d'accord pour t'aider. Tu veux aller en Italie, ok, allons-y. Je me charge seulement de donner un avis. Avis que tu n'écoutes pas la plupart du temps, d'ailleurs.
Les joues de Julien le chauffent. Il se sent en colère. Il a la désagréable impression d'être trahi.
— Tu cherches surtout à te racheter. Tu veux me livrer en faisant croire que tu n'es pas impliquée. Je vois clair, maintenant, lâche-t-il d'un ton acerbe.
Cette fois, c'est Jen qui explose. La jeune femme se redresse comme un ressort. Le jus des fruits au sirop manque de chavirer et un peu du liquide collant lui coule sur les doigts.
— Comment tu peux dire cela, alors que je t'ai sauvé la vie plusieurs fois ! Encore ce matin, j'ai insisté pour qu'on parte plus tôt, ce qui aurait pu nous éviter de les croiser.
— Oui, c'est vrai, concède-t-il.
Cela a le mérite de les calmer tous les deux, au moins pour un moment. Julien se tait et tente de trier les informations qu'il détient. Il a dû mal à comprendre le comportement de Jen. D'un côté, la jeune femme lui sauvait la mise à plusieurs reprises ; de l'autre, c'était comme si elle se jetait au-devant du danger – après tout, c'est elle qui avait insisté pour qu'ils dorment au Coq italien. Elle lui cachait également beaucoup de choses.
— Pourquoi tu ne m'as pas dit que Celui-qui-t'était-Promis, Enzo, était membre de l'AFS et que c'était lui qui nous cherche ?
— Parce que tu m'aurais pris pour une espionne ! s'écrie Jen.
Julien ne répond pas. Aurait-il cru Jen si elle lui avait avoué qui était Enzo pour elle ? Il ne sait pas. Il avait été tellement content de trouver quelqu'un à qui confier les doutes qui le rongeaient qu'il n'avait pas vraiment cherché à découvrir qui était vraiment Jen. Ce qui était certain, en revanche, c'est que désormais, ils étaient liés et allaient devoir trouver une solution ensemble. Le jeune homme avale le dernier morceau de pomme qui restait au fond de la boîte, avant de changer de sujet :
— Bon, alors c'est quoi le plan ?
Jen a étalé la carte devant elle, appuyée sur le sac à dos posé au sol. Elle l'étudie avec attention, suit du doigt les chemins qu'ils peuvent emprunter.
— Ils savent que l'on va en Italie, on devrait abandonner et aller en Allemagne ou en Suisse. Nous ne sommes pas très loin.
— Impossible, il faudrait qu'on contourne l'Italie. Cela nous prendrait deux jours.
Julien se plonge lui aussi dans l'étude de la carte. En effet, ils étaient vraiment tout près de la frontière italienne. Ils pouvaient changer de pays en moins d'une heure. À condition, bien sûr, qu'ils ne se fassent pas attraper à la frontière. Ensuite, ils seraient peut-être un peu plus tranquilles et tâcheraient de se faire oublier. Peut-être même que Julien pourrait recommencer une nouvelle vie.
— Alors, on peut aller en Italie, fait-il.
Jen le dévisage, semblant ne pas comprendre. Le jeune homme s'explique :
— Oui ! Maintenant qu'ils nous ont révélé savoir qu'on allait en Italie, ils s'imaginent sans doute que l'on évitera d'y aller. La surveillance sera relâchée. Si on y va tout de suite, on peut y être dans...
Il suit des yeux la route sur la carte, tâche d'évaluer les distances.
— On peut y être dans moins de deux heures, conclut-il.
Jen ne dit rien, puis elle éclate de rire. C'est un rire nerveux.
— Mais Julien, ils nous trouveront quand même !
Julien fronce les sourcils, un peu vexé. Comment pouvait-elle être si sûre de cela ? Puis, il se souvient que Celui-qui-lui-est-Promis est un membre de l'AFS. Qui plus est, un membre important. Elle doit forcément connaître des choses que lui ignore. Mais l'ego le pousse à grommeler :
— Comment peux-tu en être si sûre ?
— Ils se servent des capsules pour nous tracer. Où qu'on aille, ils nous retrouveront.
Julien hoquette de surprise. Cette affirmation est évidente pour n'importe qui. Mais ce que Jen ignore, c'est que lui n'en a plus. Ce qui leur permet de les retrouver, immanquablement, est uniquement la capsule de Jen.
Le jeune homme doit faire une drôle de tête, puisque Jen fronce les sourcils :
— Quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ?
Il se lève d'un bond, se frappant le front.
— Mais oui ! C'est évident !
Il sautille, gagné par l'excitation, et tire Jen vers lui pour la serrer contre lui. Cette dernière se raidit à ce contact inattendu.
— Jen, tu es géniale !
— Pas besoin d'être un génie pour savoir que la capsule sert à nous pister. On apprend cela dès la maternelle, grommelle-t-elle en se rasseyant.
Julien exulte :
— Mais non, tu ne comprends pas !
— Comprendre quoi ?
— Je n'ai pas de capsule. Je n'en ai plus. Je l'ai enlevée !
Il secoue Jen dans tous les sens pour la faire réagir. D'abord, elle ne bouge pas, accueillant l'information avec un certain ahurissement. Puis, c'est l'explosion.
— Quoi ! Mais pourquoi tu ne m'as pas dit cela plus tôt ?
Julien se rassied, en face de la jeune femme. Il tente de se calmer : ce n'est pas le moment de se laisser emporter par l'excitation. Il s'éclaircit la gorge, gêné.
— Je voulais être sûr que je pouvais te faire confiance.
Jen se renfrogne. Elle croise les bras en signe de mécontentement.
— Ah d'accord, je vois.
Julien ne sait pas quoi répondre. Il est pourtant sûr que cette réserve était compréhensible. Après tout, Jen ne lui avait pas non plus dit pour Enzo. Il ne voyait pas pourquoi cela ne pouvait marcher que dans un sens. Ils restent un moment ainsi, face à face, dans le silence le plus complet. Puis, c'est finalement Jen qui se décide à parler :
— Et comment fait-on ?
Julien relève la tête, surpris par la question.
— Comment fait-on quoi ?
— Eh bien, enlever la capsule.
Le jeune homme écarquille les yeux. Il ne pensait pas que Jen serait prête à retirer la capsule qu'elle avait quelque part dans le corps. La surprise le fait bafouiller :
— Eh bien, il faut. Trouver où elle est. Puis ouvrir. Pas profondément, elle est en surface – en tout cas la mienne était en surface.
— Ok. Logique. Et comment on fait pour la trouver ?
Julien se mord la lèvre. Il avait du mal à expliquer à Jen comment il avait réussi à extraire la capsule : cela avait relevé plutôt du hasard que de la réelle connaissance. Il en reste donc aux faits :
— Personnellement, elle était ici, fait-il en montrant la petite cicatrice encore fraîche sur la nuque. Je la sentais qui... palpitait. C'est comme cela que j'ai su qu'elle était là.
Jen hoche la tête, mais elle semble perplexe.
— Oh, bien sûr, je ne savais pas qu'il s'agissait de la capsule. Je l'ai découvert après. Ce petit bourdonnement commençait à me taper sur le système, je voulais simplement que cela s'arrête... Pas toi ?
Jen ferme les yeux et ne répond pas. Elle reste tellement longtemps dans cette position, le dos droit, les mains plaquées sur les cuisses, que Julien croit qu'elle peine à digérer l'information. Puis, elle se relâche en soufflant :
— Je ne sens absolument rien.
Les épaules de Julien retombent également. Il est déçu. Ce n'est pas possible. Ces derniers temps, il l'avait senti battre de manière quasi-quotidienne. Jen aurait dû la sentir aussi.
— Réessaie, ordonne Julien.
De nouveau, Jen ferme les yeux, à l'affût de la moindre sensation éprouvée. Elle reste ainsi de longue minutes. Julien s'impatiente :
— Alors ?
Le corps de Jen se relâche, et elle se lève en s'époussetant le jean.
— Non, rien. Tant pis. Partons.
D'un coup d'épaule, elle hisse le sac à dos sur elle. Elle a les coins de la bouche affaissés. Julien voit bien qu'elle semble en colère et qu'elle est déçue, mais il ne sait pas quoi dire pour la consoler. Alors il se contente de lui emboîter le pas, qu'elle a rapide. Ils dévalent la pente. Les cailloux glissent sous les semelles, manquant de les faire tomber. Julien se retient aux troncs maigres qui s'offrent à lui. Soudain, Jen s'arrête.
— Tu entends ?
Julien se stabilise et s'immobilise. Il écoute le bruit qui naît au-dessus d'eux, derrière le bruissement des feuilles. C'est un bruit de moteur, mais la route est trop loin pour que ce soit une voiture. Il lève la tête, mais la frondaison des arbres l'empêche de voir.
— C'est un hélicoptère, commente-t-il.
— Tu penses que c'est eux ?
Julien hausse les épaules et se remet en marche.
— Aucune idée, mais il ne faut pas rester là.
Ils arrivent enfin au bord de la route, mais Julien ne voit pas la moto qu'ils ont laissé sur la chaussée, cachée derrière un buisson. Peut-être ont-ils légèrement dévié lors du chemin du retour. Il saute sur la petite route en terre, soulevant un nuage de poussière, et commence à remonter le chemin. Ne voyant toujours pas le véhicule, il parcourt le chemin dans l'autre sens.
Jen, quant à elle, est restée sur le bord, les bras croisés. Elle regard Julien s'affoler, puis formule tout haut ce que le jeune homme avait déjà compris, sans vouloir se l'admettre :
— Ils nous ont retrouvés. Et ils veulent visiblement nous garder à pied.
Julien remonte sur le terrain pentu et couvert d'herbes grillées par le soleil, aux côtés de Jen. Il regarde le lacet noir de la route et derrière, le paysage montagneux qui se découpe, éclairé par le soleil de la fin de matinée.
— Très bien, nous gagnerons l'Italie à pied, en traversant cette forêt.
Jen le regarde, affolée.
— Mais c'est les Alpes ! Comment tu veux traverser cela.
— Cela va nous prendre du temps, c'est vrai. Mais je suis déterminé. Si tu ne veux pas me suivre, je peux comprendre. Tu as déjà fait beaucoup pour moi.
Doucement, Julien récupère le sac sur les épaules de Jen puis se détourne et s'enfonce dans la forêt, lançant derrière lui :
— Je suis sûr qu'Enzo s'arrangera pour ne pas te condamner si tu te rends.
Il avance et bientôt, il entend derrière lui des branches sèches craquer. Jen le rattrape, le souffle court.
— Attends-moi, quand même.
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