Chapitre 30

Enzo remet le téléphone dans la poche arrière du jean. Il avait essayé de se maîtriser durant la conversation, mais apprendre que Jen avait parlé de lui à Julien l'avait quelque peu déstabilisé. Que lui avait-elle dit au juste ? Et pourquoi avait-elle avancé l'heure sans le lui dire ? À moins que ce ne soit Julien qui avait finalement décidé qu'il était plus prudent de partir plus tôt. Heureusement qu'Enzo était alors déjà sur place.

Les yeux le piquent. Il les ferme. La fatigue se fait ressentir. Il s'endormirait bien là, bercé par la voix de ce ténor italien. Mais il était si près du but, il fallait qu'il tienne. Après, il pourrait dormir le temps qu'il voudrait. Et bien sûr, prendre des congés amplement mérités. Il rouvre les yeux, attrape à nouveau le téléphone. Il compose le numéro de Bill, pour un bref échange.

— J'ai terminé, ils vont bouger. Tiens-toi prêt.

Bill confirme. Il est prêt. Il raccroche. Il n'y a plus qu'à attendre. Enzo avait posté des hommes un peu plus bas sur la route. Dès que Julien et Jen s'engageraient dedans, ils seraient pris. Enzo souffle et jette un regard à l'homme dans la pièce. De dos, la carrure large pourrait laisser penser à celle de la plupart des hommes de l'AFS, mais le tablier blanc montre qu'il n'appartient pas à ce corps de métier. De plus, de face, le ventre bedonnant infirme encore plus cette hypothèse. L'homme est imperturbable et s'occupe de faire de la pâte à pain en ignorant la présence d'Enzo dans la cuisine.

Le carrelage blanc reflète la lumière artificielle des néons et éblouit quelque peu Enzo. Tout rutile dans cette cuisine, c'est bien rangé. Enzo s'empare d'une spatule en bois, abandonnée sur le plan de travail. Il la soupèse, la tourne dans tous les sens pour s'occuper l'esprit. Puis, il se décide à parler.

— Bien, merci de l'accueil, Mario. Je vais vous payer la nuit qu'ils ont passé chez vous, et vous n'entendrez plus jamais parler d'eux. Vous êtes des bons citoyens.

L'homme répond par un grognement, et ne tourne même pas la tête vers Enzo. Ce dernier, mal à l'aise, continue donc :
— Sur quel téléphone dois-je verser le...

— Celui de Sophia.

— Ah.

Pour l'instant, le téléphone de la femme était entre les mains de Julien.

— Bon, et bien, dans ce cas, je vous payerai dans quelques minutes quand on aura mis la main sur Julien. Encore merci.

L'homme ne répond pas, et lui tourne toujours le dos. Enzo n'insiste pas. Il repose la spatule sur le plan de travail, et se dirige vers la porte pour sortir. Il voulait prendre l'air frais dehors. Julien et Jen devaient maintenant être partis et seraient arrêtés d'une minute à l'autre.

Soudain, la porte s'ouvre. Enzo s'attend à voir apparaître la femme rousse, mais ce n'est pas elle. Devant lui, se dresse Julien. Il ne bouge pas et jette un rapide coup d'œil à la cuisine. Le regard du jeune homme s'arrête sur le dos de Mario. Julien n'a pas encore vu Enzo. Il a le téléphone de Sophia à la main.

Il est venu rendre le téléphone, songe Enzo. Cela n'était pas prévu dans le plan. Julien se met à bafouiller :
— Euh, je suis venu rapporter cela à...

Cette fois, Mario se retourne et dévisage Julien. Il semble aussi surpris qu'Enzo de le voir ici. Il fallait qu'Enzo agisse, mais Julien était trop près de la porte. Dès qu'il s'apercevra du guet-apens, il s'enfuira. Une nouvelle fois. Enzo devait être stratégique. Il se renfonce doucement dans l'ombre, derrière un pilier de la cuisine. Julien ne l'a toujours pas vu.

Le jeune homme s'avance de quelques pas, tendant le téléphone au cuisinier.

— Vous pourriez le lui rende pour moi ? Je ne sais pas où elle est, et... Nous devons partir.

— N'approche pas ! Reste où tu es.

Enzo sursaute. Le Promis de Sophia a presque crié. Pourquoi refuse-t-il que Julien approche ? Il fallait au contraire qu'il s'avance pour qu'Enzo puisse se glisser entre lui et la porte. Julien semble lui aussi perplexe et se fige au milieu du mouvement qu'il était en train de faire.

— Je ne vais pas vous faire de mal, argumente-t-il maladroitement.

Enzo décide de sortir de l'endroit où il est caché. Il envoie en vitesse un message à Bill pour le prévenir de la situation. Peut-être que ce dernier aura le temps de remonter la rue pour se poster devant la porte du gîte et intercepter Julien.

— Bien sûr que tu ne vas pas lui faire de mal : je suis là pour t'en empêcher, fait Enzo en sortant de l'ombre.

Enzo regarde le visage de Julien se décomposer et pâlir. Le téléphone de Sophia tombe sur le carrelage. Il se délecte de la peur qu'il lit dans les yeux du jeune homme. Un sourire se forme alors sur les lèvres, qu'il ne peut réprimer. La peur peut parfois être une arme assez puissante. Enzo le savait d'expérience : lorsqu'il arrêtait des non-conformes, il y avait basiquement deux types de réactions. Ceux qui se figeaient et ne pouvaient alors plus bouger, et ceux qui s'animaient avec l'énergie du désespoir. Ceux-là étaient bien sûr plus difficiles à maîtriser, car plus imprévisibles. Visiblement, Julien appartenait à la première catégorie.

— Je ne pensais pas que tu étais assez idiot pour venir jusqu'ici. À vrai dire, j'avais prévu un autre programme.

Il hausse les épaules, d'un air dédaigneux. Il fallait vraiment être bête pour se jeter dans la gueule du loup. Enzo s'avance vers Julien. Il cherche à le contourner pour bloquer la porte, car si Julien reprend contenance, aucun doute qu'il se jettera vers celle-ci. Il continue donc le discours, dans le but de faire diversion :
— J'espère que tu t'es bien amusé durant les quatre derniers jours, car maintenant, c'est finit. Tout va rentrer dans l'ordre. Jen va rentrer chez elle. Moi aussi. Et toi, tu iras croupir dans le centre pour non-conformes.

Enzo a un petit rire. Il connaît le dossier de Julien par cœur. Il connaît la vie de Julien par cœur. Il sait où taper pour faire mal. Or, il a envie de faire mal. De blesser celui qui a passé les quatre derniers jours avec Celle-qui-lui-avait-été-Promise, qui avait sans doute recueilli les pensées et les soupirs de Jen. Il haïssait Julien. Il voulait le voir se détruire petit à petit, lui infliger la même souffrance. Alors, il abat la dernière carte :
— Tu pourras alors tenir compagnie à ce cher grand-père. Nicolas, je crois.

Enzo avait presque contourné Julien, encore quelques pas et il serait devant la porte, bloquant tous les accès. Déjà, il pouvait le toucher s'il tendait le bras. Il le tenait.

Mais soudain, Julien se jette sur le côté, d'un bond. Enzo, surpris, tente de l'attraper, mais le jeune homme dispose de quelques millièmes de seconde d'avance. Il le voit se pencher vers le plan de travail et l'instant d'après, une douleur vrille la mâchoire d'Enzo. Il crie et porte les mains devant le visage. Il sent le goût du sang dans la bouche : le coup lui a fendu la lèvre.

Julien se tient devant lui, la spatule en bois à la main. Les deux hommes se dévisagent quelques secondes, puis Julien se met en courir. Enzo se replace vers la porte. Il regarde Julien atteindre une porte, au fond et il ne peut s'empêcher de rire.

— Perdu. Cette porte ne te mènera pas loin : il s'agit de la chambre froide.

Mario, imperturbable, continue de pétrir la pâte, tournant le dos à la scène. Seule la position, le dos droit et tendu, permet de voir qu'il se tient sur le qui-vive. Julien s'est arrêté de courir et semble lui aussi chercher une issue. La lèvre d'Enzo le lance, mais il tente d'ignorer la douleur et le sang qui coule sur le menton.

Il s'avance vers Julien qui recule, mais bute sur le plan de travail central. D'un geste vif, Enzo saisit le col de la chemise du jeune homme, d'une poigne de fer. Il est bien décidé à ne pas le laisser s'échapper. Il le pousse d'avantage contre le plan de travail et imagine le meuble lui rentrer dans le dos. Un nuage de farine se soulève lorsque Julien s'appuie dessus pour ne pas tomber. Il grimace et Enzo raffermit la prise autour du vêtement. Les casseroles s'entrechoquent dans un bruit métallique.

— Il n'y a aucune échappatoire Julien. Aucune. Tu vas crever dans cette cuisine.

Enzo sent la chaleur de la colère lui monter aux joues. Il pèse tout le poids du corps contre Julien, pour l'empêcher de bouger. Il lui souffle au visage :
— Je peux te briser comme une brindille. J'ai travaillé dur pour ça, très dur. L'heure de gloire est enfin arrivée.

Le visage des deux hommes n'est qu'à quelques centimètres. Enzo peut sentir le souffle saccadé de Julien lui effleurer le menton. Julien tente de se redresser, mais la liberté de mouvement qu'il possède est faible. La mâchoire d'Enzo est tellement serrée qu'elle lui fait mal. Il s'imagine serrer les mains autour du cou de Julien, ce serait si facile. Il l'imagine se tordre dans tous les sens, cherchant de l'air pour remplir les poumons vides, les joues rouges, les yeux exorbités.
Enzo relâche la pression. Il ne peut pas penser à ces choses avec autant de facilité. Un doute infime passe sur le visage du jeune homme, mais c'est ce battement qui suffit à Julien pour se dégager. Enzo n'a pas le temps de réagir, Julien est déjà près de la porte.

— Arrêtez-le ! crie-t-il à Mario, tout en s'élançant derrière le fugitif.

Mais ce dernier ne bouge pas. Enzo franchit la porte quelques secondes après Julien. Sophia est là, derrière le bar. Julien s'est arrêté un peu. Ils se jaugent. Sophia ne bouge pas non plus, continue à essuyer les verres. Julien repart en direction de la porte. Enzo le suit. Les tables le gênent, il zigzague entre elles, fait tomber quelques chaises au passage. En désespoir de cause, il sort le revolver qu'il avait accroché à la ceinture. Il vise.

La détonation déchire l'air et le recul manque de le faire tomber. Il n'est pas habitué à utiliser une telle arme. Sophia a crié et lâché le verre qu'elle tient. Il se brise en percutant le sol. La balle frôle l'épaule de Julien et se fiche dans le bois de la porte, que ce dernier ouvre.

Enzo se remet à courir. Il arrive à temps pour voir la moto démarrer et filer, non pas en direction du sud, pour reprendre le chemin vers l'Italie, mais s'enfoncer dans le village de Saint-Agnès. Il voit Bill arriver, lui aussi en retard et regarder les bras ballant Julien s'enfuir encore une fois.
Enzo, dans un geste de rage, jette au sol le pistolet qu'il tient toujours dans les mains. Il retourne à l'intérieur. Mario et Sophia se tiennent dans la salle. Sophia ramasse une des chaise tombée. Enzo explose :
— Pourquoi n'avez-vous rien tenté pour l'arrêter !

Les deux restent mutiques, à l'image du comportement qu'ils ont adopté jusqu'ici. Enzo, emporté dans l'élan, lève le bras pour frapper Sophia. Il se retient juste à temps.

— Pourquoi ? répète-t-il, toujours avec véhémence.

Sophia se campe, droite, et croise le regard d'Enzo. Elle est plus petite que lui, mais elle le fixe avec assurance.

— On ne vous a pas aidé, mais on ne vous a pas empêché non plus. On vous a laissé faire le travail pour lequel on vous paye. Nous n'y pouvons rien si vous êtes nuls.

Elle a craché la dernière phrase avec colère et se retourne vivement pour monter les escaliers de bois qui mènent à l'étage. Enzo reste seul avec Mario. Il ne sait pas quoi répondre. Après un temps de silence, Mario, d'une voix posée, explique :
— Il y a vingt ans, la sœur de Sophia est morte. Elle s'appelait Camilla. Elle avait un an.

Mario marque une pause. Enzo ne voit pas le rapport entre la réaction de Sophia et la mort de Camilla. Il n'avait pas le temps de s'embarrasser des histoires de famille.

— Et alors, réplique-t-il d'un ton amer.

— Alors, elle est morte le jour où vous lui avez mis une capsule dans le corps. Vous l'avez tué. Nous n'aidons pas les meurtriers.

Enzo ouvre la bouche pour répliquer qu'il n'y est pour rien, qu'il y a vingt ans, il en avait à peine sept, mais Mario se détourne également et monte les escaliers à la suite de Sophia, plus lentement.

Enzo reste seul, dans la salle plongée dans la pénombre. Les émotions sont redescendues, et il se sent vide. Il agrippe le blouson en cuir qu'il porte pour empêcher les mains de trembler. Il a la gorge qui lui pique, il avale difficilement la salive. Il se sent seul ; il se sent nul.
Le bruit de la porte qui s'ouvre derrière lui le fait se retourner. C'est Bill. Il a le visage fermé et grave.

— Ils se sont enfuis tous les deux.

— Je sais, lâche Enzo, dans un murmure à peine perceptible.

Il a l'impression qu'il peut fondre en larmes d'une minute à l'autre, et il aimerait éviter que Bill voit cela.

— J'ai envoyé une voiture à la poursuite, mais les rues sont étroites, je ne sais pas si...

— C'est bon, Bill. Merci. Tu peux rentrer, le coupe Enzo.

Bill ne réagit pas tout de suite. Il fixe Enzo, qui se sent nu sous ce regard vert.

— Je suis désolé, souffle Bill avant de se détourner pour franchir la porte.

Enzo s'essuie le menton. La main est couverte de sang.

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