Chapitre 23

Julien s'engage dans une petite route de campagne. Il avait évité les grandes routes, surtout l'autoroute où, selon Jen, un barrage avait été dressé, et il avait zigzagué au hasard, ne sachant pas trop où aller. Ils n'avaient pas eu le temps de bien étudier la carte, et Julien ne se rappelait plus vraiment de l'itinéraire choisi.

Il gare la moto sur le bas-côté de la route. Jen descend d'un bond agile, époussette la poussière sur le pantalon d'un geste de la main. Elle a toujours le sac à dos qu'ils ont acheté en « empruntant » un téléphone à un parfait inconnu. Ils avaient ensuite rempli le sac de vivres, assez pour tenir au moins une semaine à deux. Ils avaient également acheté une nouvelle tenue, espérant ainsi brouiller les descriptions de Julien. Ce dernier regarde la jeune femme qui s'étire. Elle n'avait pas hésité une seconde à l'aider. Elle s'était embarquée dans cette fuite en avant et avait pris les directives, que Julien lui avait laissées avec soulagement. Julien ne comprenait toujours pas l'intérêt que Jen lui trouvait, ni pourquoi elle sacrifiait autant pour lui.

— À quoi tu penses, là ? demande-t-elle en se retournant vivement vers lui.

Julien secoue la tête et cligne des yeux pour chasser les rêveries qui l'animent. Il rencontre le regard de Jen et lui sourit :
Qu'on l'a échappé belle.

Jen hausse les épaules, mais ne répond pas. Elle se retourne vers le champ qui lui fait face. Elle le fixe un moment avant de prendre la carte qu'elle avait glissé dans le sac. Elle la déplie et la pose autant que faire se peut à plat sur le siège de la moto. Elle parcourt des doigts la carte, puis souffle.

— J'ai aucune idée d'où on est.

Julien se tait. Il ne savait pas non plus. Jen replie la carte, fait un tour sur elle-même. Ils sont au milieu de nulle part : aucune maison isolée, aucune trace de vie ne se fait voir. En continuant sur la route, sans doute retrouveraient-ils un peu de vie, ou du moins, une route plus large, avec des panneaux qui pourraient leur indiquer quelque chose. Mais avant, il fallait désactiver le signal GPS de la moto, afin qu'ils ne puissent pas être tracés. Jen avait toujours une capsule : elle pouvait être tracée, cependant, songe Julien, il fallait déjà qu'ils arrivent à retrouver qui l'accompagne pour pouvoir entrer les identifiants dans la machine. Du moins, c'est ce qu'il espérait.

Julien, sans un mot, se penche sur le mécanisme du véhicule et commence à démonter les pièces. Jen, quant à elle, s'assoit sur un tronc d'arbre couché à terre, le visage tendu vers le soleil, les yeux fermés. La lumière lui donnait un teint plus clair et faisait légèrement rougir les pommettes rondes.

— Voilà, c'est fait.

Julien se tourne vers la jeune femme, qui était restée immobile durant toute l'opération. Elle ouvre un œil pour voir sans être aveuglée par l'astre haut dans le ciel. Il devait être plus de midi. Toujours avec entrain, elle se lève.

— C'est reparti ! S'exclame-t-elle.

Ils errent encore une heure, avant de retrouver une route bordée de maison. Les panneaux de signalisation sont rares : aujourd'hui, tout le monde possède un GPS. Ils passent dans un petit village. Jen lui tape l'épaule et Julien se gare sur le côté.

— Reste bien loin, je vais demander le chemin dans une de ces maisons.

Aussitôt, elle descend et se dirige d'un pas déterminé vers la première habitation. Julien avance encore un peu et tente de se dissimuler derrière le pignon d'une autre maison. Il est trop loin pour entendre Jen et il n'ose pas se retourner pour voir ce qu'il se passe. L'attente lui semble interminable, mais au bout d'une dizaine de minutes, il sent une main le toucher. Il sursaute.

— Désolée, je ne voulais pas te faire peur, fait la voix de Jen derrière lui.

Il la sent qui monte de nouveau sur la selle de la moto et s'agripper à lui.

— C'est bon, je sais où l'on est. On est parti beaucoup trop à l'ouest, on s'éloigne de l'Italie. Il faut revenir sur nos pas, ou bien contourner par Saint-Etienne.

Julien hoche la tête. Il était réticent à faire demi-tour, il choisit donc plutôt de suivre la route vers Saint-Etienne. Cela rallongerait le trajet d'une heure ou deux, mais tant pis.
Rouler en moto était bien moins confortable qu'en voiture. Ils s'arrêtent en fin d'après-midi, le dos fourbu, incapables de continuer plus longtemps. Après Saint-Etienne, Julien s'est de nouveau écarté des routes principales pour chercher un coin tranquille où passer la soirée et la nuit. Au bout d'un moment, Jen tend un bras en direction d'un vieux bâtiment qui semble abandonné, au bord de la route.

Il ne s'agit que d'une petite cabane de chasseur, à moitié effondrée, mais cela les cacherait de la route. Julien hisse la moto dans le champ, légèrement surélevé par rapport au chemin. Il transpire à grosse goutte dans la chaleur étouffante du sud. Dans quelques heures, les températures redeviendront supportables. En attendant, la nouvelle chemise qu'il portait lui collait à la peau. Il s'essuie le front du revers de la main, souffle, et se laisse tomber sur une pierre lisse.

— Je meurs de faim, s'exclame-t-il.

Jen sort de la petit cabane, grand sourire, deux sandwiches à la main. Elle s'assoit à côté de Julien, dans l'herbe et tend la baguette de pain à Julien. Avec la chaleur, la mayonnaise a un peu coulé sur les côtés, et il s'en met plein les doigts. Il mord avec appétit dedans.

Ils mangent en silence. Julien a mille questions à lui poser, mais n'ose pas. Il fixe le sol, l'esprit ailleurs. C'est finalement Jen qui rompt finalement le mutisme qui s'était installé.

— Pourquoi l'Italie ? Tu connais quelqu'un là-bas ?

Julien la dévisage, surpris par cette soudaine question. Il ne sait pas quoi répondre : lui-même ne sait pas vraiment pourquoi. Il se sent totalement perdu.

— Non, du tout. Mais ici, je ne vais pas pouvoir vivre... Alors peut-être que dans un autre pays, on me laissera tranquille.

Jen grimace, mais ne commente pas. Julien relance alors :
— Tu penses que ce n'est pas une bonne idée ?

— Comment tu feras pour te nourrir ? Pour te loger ? Le système est le même partout. On va trouver étrange que tu n'aies pas de boulot, pas de promise. Pas de téléphone. Et même en Italie, ils pourront voir le signal de la capsule. Et tu parles italien ?

Julien sent un léger vertige l'envahir. Depuis trois jours, c'est cette idée qui le fait tenir, et Jen venait de tout balayer, en seulement trois phrases.

— Alors je devrais faire quoi, selon toi ?

Jen hausse les épaules et répond, avant de mordre dans le sandwich :

— Aucune idée. Je pensais que tu y avais réfléchi avant de faire tout ça. Que c'était calculé. C'est ce qu'ils disent dans les informations en tout cas. Je te suis parce que je suis obligée, mais je pensais que tu savais ce que tu faisais.

Julien est piqué au vif.

— Eh bien, non, ce n'était pas prémédité, répond-il sèchement.

De nouveau, le silence s'installe, pesant. Julien finit le sandwich sans rien ajouter d'autre. Il est sur le point de se lever pour aller explorer les environs quand Jen marmonne :

— Excuse-moi.

— Pardon ?

— Excuse-moi, répète-t-elle plus fort. Je pensais que tout cela était calculé. Et maintenant que je suis moi aussi impliquée dans l'histoire... J'ai peur.

Julien se fige. Il manque de répondre d'un ton acerbe, mais se souvient à temps que Jen est désormais la seule personne avec laquelle il peut échanger et qui a accepté de l'aider.

— Pourquoi tu fais tout cela ? C'est quoi l'intérêt ?

Jen croise les bras autour des genoux et soupire.

— C'est compliqué.

Un temps. Julien n'est pas satisfait de la réponse. Il attend un instant la suite, qui ne vient pas. Il enchaîne alors :
— Je ne pense pas que ce soit plus compliqué que la situation actuelle. Nous sommes dans le même bateau maintenant, autant ne plus avoir de secrets. On se fera ainsi plus confiance.

Jen soupire.

— Tu as raison. Je t'écoute.

Julien fronce les sourcils. Était-ce une tentative d'éviter les confidences. Il était sûr qu'elle connaissait plus de la moitié de l'histoire – du moins celle qui n'était pas trop déformée par les journaux. C'était plutôt à elle de commencer.

— Après toi, lâche Julien de mauvaise grâce.

— Ok.

Jen entortille une mèche de cheveux autour de l'index. Elle semble réfléchir, Julien ne la brusque pas.

— Ca ne se passait pas très bien avec Celui-qui-m'a-été-promis. J'ai donc voulu prendre l'air. Il était tout le temps au boulot, et moi, seule à la maison. J'en avais marre. Donc j'ai voulu prendre la route.

— C'est lui qui appelait, dans la voiture ?

— Oui, répond Jen.

Julien tente de coller les morceaux. Il se souvient des messages : le Promis ne donnait pas l'impression d'être indifférent. Il devait sûrement être en train de la chercher à l'heure actuelle. Avec un frisson, l'idée lui vient qu'il ait pu signaler la disparition de Jen à l'AFS. C'était peut-être d'ailleurs la capsule de Jen que l'homme en noir pistait, et non lui. Ce qui expliquerait pourquoi il était seul. Il ne s'attendait pas à trouver Julien. Tout cela n'était pas bon signe.

— Tu devrais peut-être retourner là-bas. Je suis sûr qu'il s'inquiète et te cherche partout.

— S'inquiéter ? Il est encore au travail à l'heure actuelle, râle Jen avec dédain.

— Qu'est-ce que tu en sais ? Comment tu peux en être sûre ?

— J'en suis sûre parce que... De toute façon, on nous a vus ensemble. Je suis sûre qu'à l'heure actuelle, je suis également recherchée. Ils ne me laisseront jamais rentrer chez moi la bouche en cœur.

Encore une fois, Jen semble ne pas tout dire, éviter la question. Mais Julien décide de ne pas insister, pour ne pas la brusquer. Elle semble être très en colère contre Celui-qui-lui-est-promis. Julien se demande comment cela est possible. Les tests auraient dû pouvoir éviter de tels désaccords. La voix de Jen l'arrache des pensées qui l'occupait.

—À toi.

— Que veux-tu savoir ?

Jen marque une pause, semble réfléchir. Au bout de quelques secondes, elle lance :

— Tu as dis que tu n'avais rien calculé. Comment cela se fait-il que tu sois parti, comme cela, que tu aies volé une voiture ?

— Je...

Julien manque de lui expliquer qu'après avoir enlevé la capsule, il a eu envie de faire quelque chose qui, jusque-là lui était interdit. Que la voiture s'est présentée à lui et qu'il n'a pas réfléchi. Que cela était grisant, mais qu'ensuite, il a paniqué. Qu'il panique encore et ne sait pas quoi faire. Mais il s'aperçoit que cette explication n'est pas satisfaisante. De plus, elle ne semblait pas savoir pour la capsule. Était-ce prudent de le lui révéler ? Qu'est-ce que Jen savait au juste ?

— Dans les journaux, ils disent que tu es un fou dangereux. Je ne les crois pas. Après avoir passé une journée avec toi, je vois bien que tu n'as pas l'air aussi dangereux que cela. En tout cas, je ne suis pas blessée, ni morte, répond Jen.

La jeune femme laisse échapper un rire, un peu nerveux, mais spontané. Elle poursuit :
— J'ai aussi lu des articles qui racontaient ce que tu faisais avant : le boulot, Celle-qui-t'a-été-promise... En fait, si ces articles ne mentent pas, j'en connais pas mal sur toi. Ce qui me manque, c'est la justification de cette fuite. Qu'est-ce que tu fuis ?

Julien décide de ne pas révéler toute la vérité, mais de ne pas mentir pour autant. Il raconte la fête, le professeur d'histoire, la dispute avec Anna.

— J'ai eu une autre infraction. C'était la deuxième. J'ai paniqué. Je ne voulais pas aller au centre de non-conformité.

— Pourquoi ? Cela te rendrait peut-être service. Tu en as peut-être besoin. Ils te rendraient conforme et tu n'aurais plus eu de problème. Peut-être même que cela t'aurait rendu heureux, répond Jen du tac au tac.

— Tu te sens détraquée, toi ? Pourtant, c'est là qu'ils t'enverront aussi, s'ils t'attrapent avec moi. Toi-même, tu m'as dit ne pas être heureuse avec Celui-qui-t'est-promis... C'est exactement la même chose.

Jen hausse les épaules, mais ne répond pas.

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