Chapitre 17
Ils sont partis de nouveau, vers le sud. La voiture avale la route lisse et la jeune fille, sans un mot, s'est abîmée dans la contemplation des arbres en bordure de route. Julien, lui, est concentré sur la conduite. Il suit les panneaux qui indiquent la direction de Lyon. Il aimerait que la route qu'il emprunte soit moins droite, cela le stimulerait un peu. Depuis quelques heures qu'ils roulent, c'est les mêmes paysages, et les mêmes flaques de soleil qui l'éblouissent.
La jeune fille a remis la musique par le Bluetooth. Mais le téléphone connecté au haut-parleur de la voiture laissait également passer les autres bruits de l'appareil : sonnerie, répondeur. Julien, à choisir, préférait nettement la discrète vibration que le téléphone produisait avant. C'était moins agaçant.
Alors que là, à chaque nouvelle sonnerie, qui, Julien avait remarqué, s'espaçaient à toutes les heures, la jeune fille jetait un regard furtif à Julien, mais elle ne bougeait pas. Après la dernière sonnerie, le répondeur s'enclenchait et la voix d'un homme, désormais presque familière aux oreilles de Julien, à force de l'avoir entendue, demandait encore des nouvelles, une indication, s'inquiétait. Et la jeune fille jamais ne répond. Cela l'agace. Pourquoi ne décroche-t-elle pas ? Qui est au bout du fil ? Il a le pressentiment qu'il y a quelque chose de pas net derrière tout cela. De nouveau, il commence à angoisser. Alors, pour combler le silence Julien marmonne :
— On est bientôt arrivés.
La jeune fille se redresse, regarde plus attentivement les panneaux pour se rendre compte de l'endroit où ils se trouvaient. La voiture passe devant un panneau bleu.
— Lyon ? questionne-t-elle.
Julien hoche la tête, sans quitter la route du regard. Une petite Twingo rouge les double par gauche. Il ne reste plus qu'une trentaine de kilomètres avant d'atteindre la ville. Après cela, Julien se débarrasserait de cette jeune fille dont la présence commençait à lui causer des excès de paranoïa. De toute façon, le trajet s'était passé dans un silence presque total. La compagnie de la jeune fille n'était donc pas une grande perte. Comme si elle avait deviné les intentions de Julien, elle se met à parler :
— Au fait, tu t'appelles comment ?
Julien sent les mains devenir moites. Elles se crispent sur le volant. Il avale la salive, jette un regard dans le rétroviseur et double la même Twingo rouge qui avait ralenti l'allure. À moins que ce soit Julien qui ait accéléré. Il se rend compte que oui, il a le pied enfoncé sur la pédale. Il se rabat sur la file de droite et décélère un peu. Cette manœuvre lui a laissé quelques secondes de répit pour réfléchir à ce qu'il pourrait répondre : lui donner le vrai nom pourrait le faire repérer, bien qu'elle ne semble apparemment toujours pas au courant de l'actualité. Il fallait donc trouver quelque chose d'autre. Il fait comme s'il n'avait pas bien saisi, concentré sur la conduite :
— Excusez-moi, vous disiez ?
— Oh, on peut se tutoyer, non ? Ca fait quatre heures qu'on roule ensemble, on se connaît assez, tu ne trouves pas ?
— Si tu le dis... lâche Julien.
La jeune fille se tourne vers lui, appuyant le dos et l'épaule droite contre la portière, dans une tentative de mieux le voir. Julien sent qu'il ne peut pas échapper à la question. Il répond donc :
— Je m'appelle Nicolas.
Le nom lui est venu presque naturellement. Papi Nico, évidemment. Cela sonne un peu comme un hommage. Il est soulagé : cela avait paru naturel. La jeune fille semble d'ailleurs accepter cette réponse. Elle hoche subrepticement la tête pour montrer qu'elle a bien enregistré l'information.
— Et toi ?
Julien s'aperçoit qu'il ne connaît même pas le prénom de cette jeune fille si mystérieuse. Mais alors qu'il pensait obtenir une réponse, au moment même où elle ouvre la bouche, la musique classique dans le haut-parleur s'arrête pour laisser place à cette horrible sonnerie. La jeune fille se fige, la bouche toujours entrouverte, les yeux légèrement agrandis par la surprise ou l'effroi. Mais encore une fois, elle ne bouge pas, ne décroche ni ne rejette l'appel. Ce comportement étrange fini par user définitivement la patience de Julien. Alors qu'il s'apprête à demander pourquoi elle ne décrochait pas, le répondeur s'enclenche. Et toujours la même voix d'homme qui répète, inlassablement :
— Oui, c'est encore moi. Je m'inquiète vraiment, là. Tu es où ? Ca fait presque deux jours que tu as disparu. Je sais que je suis pas souvent là, surtout en ce moment, mais sérieusement, c'est peut-être pas la peine d'en arriver là. Je sais pas. Tu pourrais au moins m'envoyer un message, pour me dire ce que tu en penses. Qu'on s'explique...
Un silence, une hésitation à l'autre bout du fil. Puis, la voix reprend :
— Allez, rappelle-moi. Je te laisse je... Je dois aller au travail. Je te rappelle dès que j'ai fini.
Le clic annonce la fin de la retransmission : l'homme a raccroché. Julien a vraiment de la peine pour lui : effectivement, la jeune fille ne daigne pas lui répondre. Tout au plus a-t-elle resserré les doigts autour du téléphone, dans un signe infime de tension. Que lui a fait ce gars, pour qu'elle refuse de lui parler ? Ce ne serait quand même pas compliqué de lui envoyer un petit message pour le rassurer. Était-ce Celui-qui-lui-est-promis ? Il était étrange qu'une dispute aussi violente ai pu éclater entre deux personnes censées être faites l'une pour l'autre. Personne ne pouvait fuir celui avec lequel il était engagé : c'était pour la vie et chacun semblait y trouver un avantage. En tout cas, Julien n'avait jamais entendu parler d'un couple qui décidait de se séparer, alors qui fuyait-elle comme cela ?
Puis, il pense à Anna. Après tout, les derniers mots qu'il lui avait dits n'étaient pas des plus romantiques : il lui avait clairement dit de « dégager », et avait réellement souhaité ne plus revoir Anna. Alors peut-être que ce genre de disputes arrivaient quand même, mais qu'on faisait tout pour les cacher. Après tout, Julien regrettait déjà le comportement qu'il avait eu avec Anna. Il avait d'ailleurs envie de l'appeler, pour s'excuser : il ne pensait pas vraiment ce qu'il avait dit. Simplement, il ne peut plus faire machine arrière. La chasse à l'homme est lancée et la vie de Julien ne sera plus jamais comme avant : soit il la passerait à fuir, soit enfermé dans une cellule d'un centre de non-conformité. Ou bien peut-être mourrait-il, dans quelques jours, avant de se faire pincer. C'était peut-être la situation la plus enviable des trois.
Puis il pensa au téléphone, qu'il avait laissé dans la chambre, à Pau. Peut-être que lui aussi, ne faisait que sonner : qu'Anna ou Rémy l'appelait, pour tenter de savoir où il était. Tout à coup, le parallèle entre cette jeune fille mystérieuse et lui fut flagrant : il lui jette un regard, affolé. Elle ne semble rien remarquer. Elle a abandonné l'idée de faire la conversation et s'est replongée dans la contemplation du paysage. Les yeux noirs suivent les arbres qui longent l'autoroute. Ils font des aller-retour de gauche à droite. Est-ce que vraiment, elle aussi fuit parce qu'elle n'a pas de capsule ? Qu'elle n'a plus de capsule. Cette hypothèse lui paraît complètement folle, et pourtant, cela expliquerait bien des choses. Mais elle a encore le téléphone à la main : on pourrait alors la repérer facilement ! Julien tente d'être rationnel. Si elle était comme lui, on l'aurait déjà retrouvé à cause du signalement GPS de l'appareil. À moins que, tout comme lui pour la voiture, elle sache le désactiver sur un téléphone. Julien tente alors de récolter des indices :
— Et tu vas faire quoi, toi, à Lyon ?
La jeune fille sursaute, surprise. Elle se tourne vers Julien, fait la grimace.
— Eh bien, moi, je prends des vacances.
La réponse étonne Julien : elle a l'air de tout, sauf de quelqu'un qui part en vacances. La surprise doit se lire sur le visage du jeune homme, car elle ajoute :
— Je teste un concept qui existait y a longtemps, de partir un peu à l'aventure, comme ça. Tu ne sais pas trop où tu vas, il faut trouver quelqu'un qui t'emmène quelque part. Et quelqu'un qui veuille bien t'héberger.
— Mh, répond Julien.
Il n'avait jamais entendu parler de cette pratique. Peut-être aurait-il apprécié partir, lui aussi, à l'aventure. Cela lui aurait peut-être donné l'impression de respirer. La seule activité un peu palpitante qu'il connaissant dans ce domaine, c'était le camping. Il décide de creuser :
Et y a beaucoup de personnes qui partent à l'aventure, comme ça ?
La jeune fille hausse les épaules, de manière indifférente. Elle ne regarde déjà plus Julien, mais de nouveau par la vitre de la voiture. Le soleil commence à décliner ; c'est la fin de l'après-midi.
— Non, pas trop. Enfin, peut-être quelques-unes, mais ce n'est pas ce que les gens préfèrent, en général. Trop de paramètres inconnus, peu de confort parfois... C'est plus facile de réserver un hôtel au bord de la plage, en famille.
Elle a soudain l'air rêveuse. Cependant, cette rêverie est vite interrompue par une nouvelle sonnerie, qui vient couper la musique classique. Cela ne faisait qu'un quart d'heure que le dernier appel avait eu lieu. Cette fois, il ne laisse pas de message vocal sur le répondeur. Julien reprend la conversation, qui dévie bientôt sur une discussion informelle, autour des températures et des nouveautés. Julien est de nouveau plus détendu : il a l'impression d'être à nouveau quelqu'un de normal, s'apprêtant à déposer un co-voitureur à destination.
Mais de nouveau, la sonnerie retenti. Les appels se font de plus en plus insistants.
Encore, grogne Julien.
Il n'a pas pu s'empêcher. Cette sonnerie commence vraiment à l'agacer. La jeune fille le fixe, sans comprendre. Julien s'agite :
— Bon, tu pourrais décrocher, quand même. Tu lui dis que tu es bientôt arrivé à Lyon, et que tout va bien. C'est pas compliqué, quand même !
Mais la jeune fille ne fait toujours rien. Julien insiste :
— Mais décroche, bon sang !
Trop tard, c'est de nouveau le répondeur. Cette fois, l'homme laisse un message et, tout comme Julien, il semble être à bout de patience.
— Bon, Jen, ça suffit maintenant. Si tu crois que j'ai que cela à faire de m'inquiéter pour toi et de prendre des nouvelles. Moi aussi, je passe une journée de merde au boulot, mais bien sûr, tu ne le sais pas vu que Madame disparaît sans crier gare. Ce petit jeu ne m'amuse plus du tout.
— Putain, Jen, revient quoi. En plus, je sais pas si tu as vu les info, mais il y a un...
Julien saisit le téléphone, l'arrache des mains de la jeune fille et le jette par la fenêtre ouverte. Dans le rétroviseur, il voit l'objet s'écraser et se fracasser par la vitesse sur le goudron, près de la barrière qui sépare les deux voies.
— Eh !
La jeune fille s'est redressée, comme un diable dans une boîte. Maintenant, c'est elle qui gesticule.
— Arrête-toi ! Arrête-toi, je veux descendre !
Julien ne s'arrête pas, et au contraire, prend un malin plaisir à appuyer sur l'accélérateur. Maintenant, la jeune fille semble folle, elle empoigne le volant, la voiture fait une embardée sur la droite et roule sur la bande d'arrêt d'urgence. Julien redresse et se remet dans la voie. Autour d'eux, quelques voitures se mettent à klaxonner.
— Mais arrête-toi. Le téléphone ! Il faut que j'aille le reprendre. Arrête-toi !
De nouveau, elle tire sur le volant et cette fois, la voiture part avec force à droite. Julien freine et tente de redresser l'avant, qui mord un peu sur l'herbe. La voiture s'immobilise. Aucun des deux ne bouge.
— Putain.
Julien a les doigts qui tremblent. Il a eu peur que la voiture ne se renverse. La jeune fille elle aussi semble être sonnée, mais elle reprend rapidement le contrôle. Elle crie :
— Mais t'es un taré, en fait !
Elle détache la ceinture de sécurité et entreprend d'ouvrir la portière. Julien la retient par le bras.
— Eh, tu vas où ?
Elle se dégage d'un geste vif et descend de la voiture.
— Me touche pas ! Pauvre malade.
— On est sur l'autoroute, reviens. Et puis, pourquoi tu décrochais pas, aussi, tente d'argumenter Julien.
Pour toute réponse, la jeune fille attrape le long gilet en laine noir qu'elle avait posé sur le siège. Le débardeur bleu électrique laisse voir les bras nus et pour la première fois, Julien voit le dragon tatoué sur le bras droit. Il est noir et se tortille sur quinze centimètres, de l'épaule au coude. La portière claque et Julien regarde la jeune fille s'éloigner longeant la bande d'arrêt d'urgence, d'un pas vif, faisant voler le gilet derrière elle.
En levant la tête, il peut voir le panneau indiquant la sortie imminente pour Lyon.
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