Chapitre 16
Enzo tourne en rond, comme un lion en cage. Julien était toujours introuvable, Jen n'avait pas répondu à un seul message depuis vingt-quatre heures. Il explosait. Il arpente les longs couloirs uniformes du centre de conformité de long en large, depuis qu'il était rentré, tachant de s'occuper le corps, à défaut de l'esprit.
Il attend qu'enfin, quelque chose bouge. Qu'il puisse savoir où était Julien. Il était perdu. En désespoir de cause, il sort du bâtiment pour se diriger vers le bâtiment central, où se trouve le bureau d'Eliott. Il frappe.
— Entrez !
Enzo passe la tête dans l'entrebâillement de la porte. Eliott était assis au bureau, les mains croisés sur le ventre, les yeux fermés. Il se reposait, manifestement. Enzo n'aurait pas pu choisir le plus mauvais moment pour déranger Eliott. Pourtant, ce dernier ne fait aucun commentaire et se redresse, marquant un intérêt.
— Ah, Enzo ! Du nouveau ?
Enzo se laisse tomber sur la chaise devant Eliott et soupire. Il n'est pas sûr qu'avouer à Eliott les difficultés qu'il rencontre soit une bonne idée. Mais il avait besoin d'une direction à adopter. Pour passer le temps, il décide de faire un rapide résumé :
— Les journalistes se sont bien emparés de l'affaire, cela tourne à la télévision, à la radio et il y a de nombreux partages sur Rézo également...
— Et l'opinion publique ? questionne Eliott, brusquement.
— Inquiète. De nombreux commentaires se demandent comment cela a pu arriver, et si Julien peut tuer des personnes. C'est l'inquiétude qui revient le plus souvent. Certains ont également appelé pour signaler des choses qui leur paraissaient suspectes, mais à chaque fois, c'était une fausse alerte.
— Sauf pour la voiture de ce matin.
— Sauf pour la voiture de ce matin, concède Enzo.
Eliott, pensif, regarde le plafond et fait tourner le siège sur lequel il est assis. Il prend le temps d'agiter le stylo qu'il tient, comme absorbé par les mouvements circulaires de celui-ci, avant de répondre :
— C'est pas bon, tout ça.
Enzo reste immobile. Il ne sait pas quoi répondre à cela : l'angoisse qu'il éprouve n'avait pas besoin des doutes d'Eliott. Eliott avait toujours été une personne très confiante dans le système, mais aussi en lui-même. Il était de ces personnes qui savent depuis la naissance que tout leur est dû. Il récupérera un jour l'empire qu'a construit celui qui l'a mis au monde. Et peut-être qu'alors, Enzo pourra espérer prendre la place qu'Eliott occupe actuellement. Mais pour cela, il ne fallait décevoir personne, et cette affaire le mettait dans de beaux draps.
— Je suis pas sûr que l'annonce publique était d'une grande nécessité, reprend Eliott. Si l'opinion publique ne se sent plus en sécurité, cela risque d'amener le chaos. Or, on ne veut pas d'un deuxième Grand Soulèvement, n'est-ce pas ?
Eliott plante le regard et les deux pupilles noires dans celles d'Enzo. Il frissonne. Le regard est lourd de sous-entendu.
— J'en suis conscient, se défend le jeune homme. Mais c'est également notre meilleur allié pour le coincer. Ce sont des milliers de petits yeux, plus efficaces qu'une quelconque caméra de surveillance.
— Il faut croire que non, réplique Eliott sèchement.
Il soupire. De nouveau, le silence s'installe, pesant. Puis, sans crier gare, Eliott reprend la parole :
— Bon, reprenons depuis le début. Il y a sûrement un truc qui nous échappe.
Il attrape la tablette posée sur le bureau et l'allume. Il ouvre un nouveau mémo et un fichier. Il parcourt rapidement celui-ci des yeux.
— Julien 1-2-2240-1329. 23 ans. Ingénieur en maintenance des véhicules. Mh-mh.
Ces informations, Enzo les connaissait par cœur, à force. Il aurait pu réciter les yeux fermés la fiche de Julien.
— Promise : Anna...
Eliott s'arrête de lire et relève la tête, brusquement, comme ayant reçu une illumination :
— On l'a interrogée ?
— Oui, répond Enzo. C'est l'équipe de Pau qui s'en est chargée. Et cela n'a rien donné. Elle a confirmé la dispute et dit qu'elle le trouvait bizarre depuis quelques mois. Comme s'il était sur les nerfs.
Eliott se redresse d'un bond. Il énumère à voix haute :
— Comportement étrange depuis quelques mois, il enlève la capsule et vole une voiture. L'endroit de la capsule est confidentiel, personne ne le sait. Il a dû essayer à divers endroits avant de trouver le bon. Tout était calculé ! Cela fait longtemps qu'il prépare ce plan. Cela complique les choses.
Enzo, quant à lui, n'est pas aussi sûr. Mais Eliott, lui, exulte. Il continue de réfléchir à haute voix.
— Et si tout est calculé, alors, c'est qu'il avait prévu de se rendre à Paris.
Eliott s'était levé pour laisser libre court à la véhémence qui l'avait envahi et il contemplait la vue sur les parkings en goudron et l'immense portail de l'entrée qu'il avait depuis la baie vitrée du bureau. Il se retourne brusquement. Il fixe Enzo, une lueur dans le regard :
— C'est ça ! Il faut trouver pourquoi. Qu'est-ce qui peut l'amener ici.
Enzo, de bonnes grâces, se met à suivre les théories d'Eliott, et cherche une raison plausible. Julien n'a aucune famille, même éloignée, vivant à Paris – Enzo le savait, car il avait simulé l'arbre généalogique en remontant sur quatre générations. La famille de Julien était essentiellement concentrée dans le sud de la France, et notamment autour de Pau, là où il vivait. Il n'était d'ailleurs mentionné nulle part dans le dossier qu'Enzo avait reçu et lu une bonne dizaine de fois que Julien avait un jour mis les pieds à Paris, ni durant un voyage scolaire, ni pour un voyage d'affaire ou une formation.
Il avait également étudié la piste des amis, mais là encore, aucun ne vivait à Paris. Julien n'était donc manifestement pas venu chercher de l'aide. Il était venu pour quelque chose d'autre, quelque chose de bien précis – si on en croyait Eliott, en tout cas.
— Tu crois qu'il se cache et attend le bon moment pour renverser le gouvernement ?
Enzo secoue la tête. S'il était clair que Julien avait du mal avec le système, il était peu probable qu'un homme à lui seul parvienne à faire quelque chose. Le plus gros risque était que quelques-uns suivent l'exemple. Enzo avait d'ailleurs veillé lui-même à ce que les fossoyeurs signalent immédiatement tout dysfonctionnement dans le signal GPS qu'envoyait les capsules mortes. Pour l'instant, il n'a reçu aucune alerte.
La seule chose qui liait Julien à cette ville était...
— Le grand-père, souffle Enzo soudain.
Eliott, qui faisait les cent pas pour réfléchir, s'arrête net. Il se tourne vers Enzo. Bien qu'Eliott fasse une tête de moins que lui, il le dépassait actuellement en étant debout. Enzo est obligé de lever la tête vers lui pour trouver le regard noir qui s'était posé sur lui avait attention.
Pardon, demande Eliott, pas très sûr d'avoir bien entendu.
Enzo attrape la tablette et cherche la page qui l'intéresse : celle sur la famille. Effectivement, le grand-père de Julien est un non—conforme. Il cherche alors la fiche sur la base de donnée.
— Nicolas 1-0-171800250... C'est un non-conforme, et le grand-père de Julien, tente d'expliquer Enzo.
Eliott se fige. Un silence plane tandis qu'il enregistre l'ampleur de l'information.
— Tu veux dire que...
— Oui, fait Enzo. Et attends, écoute la suite : Nicolas a été enfermé non pas après trois infractions, mais après la deuxième seulement.
— Un cas sérieux, donc. Et quelle était cette infraction ?
Enzo laisse passer quelques instants, comme pour ménager le suspense. Il aime cette sensation d'avoir, pour une fois, le pouvoir sur Eliott. Il savoure un peu, avant de lâcher :
— Il a fait de la propagande. Contre le régime et surtout en mettant en avant que ce n'était pas aussi horrible, avant le Grand Soulèvement. Que ce qu'on apprend dans les manuels scolaire est en partie erroné.
De nouveau, Enzo fait une pause dans le récit. Puis, il laisse apparaître l'information la plus importante.
— Il a raconté tout cela à Julien. Quand il avait seize ans.
Eliott, le nez sur le dossier complète :
— Date également à laquelle Julien a commis la première infraction : une tentative de rébellion contre le système. Heureusement sans grande conséquence vu le jeune âge. Il est seulement allé acheter quelques cigarettes.
Les deux hommes se regardent, le visage grave. Les morceaux de puzzle semblent s'assembler avec facilité, maintenant. Enzo formule la pensé qui les traverse tous les deux :
— Mais c'était trop tard, la graine était déjà plantée.
Eliott secoue la tête, consterné.
— La génération d'avant le Grand Soulèvement a posé beaucoup de problèmes, mais je pensais qu'une fois celle-ci éteinte, nous aurions la paix universelle à laquelle on aspire. Mais si la jeune génération est corrompue...
Les derniers mots meurent dans la gorge. Eliott fait la moue, en signe de dégoût. Enzo ne pouvait s'empêcher d'être désolé pour lui. Lorsque le chef mourrait, c'est Eliott qui récupérerait le tout : un poids lui pesait déjà sur les épaules. Depuis petit, sans doute, il avait été bercé par les histoires de ce monde parfait auquel il aspirait, et la fuite de Julien lui rappelait que ce monde pouvait toujours lui filer entre les doigts, à tous moments. Enzo lui-même se sentait grisé lorsqu'il pensait à ce que pouvait être ce monde, sans plus aucun non-conformes, même si cela devait annoncer la fin du métier qu'il aimait tant.
Mais déjà l'état mélancolique d'Eliott, cette faiblesse dans l'air autoritaire qu'il se donnait, n'était plus qu'un souvenir. Le jeune homme se ressaisit et déclare :
— Bon, il y a un lien avec le grand-père, c'est certain. Est-ce que... Il ne chercherait pas à le libérer ?
Enzo pense à la mission suicide que ce serait : il fallait déjà réussir à pénétrer à l'intérieur de ces murs hérissés de barbelés, sans se faire repérer par un garde. Puis, s'orienter dans le complexe de quelque deux hectares. Et enfin, réussir à s'orienter dans les couloirs, et trouver la bonne porte. Julien serait trouvé avant même de trouver lui-même ce qu'il cherche. Du moins, c'est ce qu'espérait Enzo. Il le fait remarquer à Eliott :
— Dans ce cas, pourquoi ne pas attendre tranquillement que Julien arrive ici ?
Eliott a une moue désapprobatrice.
— On ne sait pas dans combien de temps il compte venir : demain, dans une semaine ? Plusieurs mois ? En attendant, l'opinion publique s'emballe et je ne veux pas risquer une seconde guerre civile. N'oublie pas Enzo : je le veux le plus rapidement possible.
Le regard d'Eliott est dur. Cela sonne comme un reproche. Comme si Enzo ne faisait pas déjà du mieux qu'il pouvait. Il se renfonce dans le siège qu'il occupe, les bras croisés. Le grand-père de Julien était encore vivant, enfermé dans l'étage le plus haut du bâtiment.
— Dans ce cas, on peut demander à l'intéressé lui-même.
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