Chapitre 13
Julien a les épaules et le dos endoloris. Hier soir, il avait abandonné la voiture dans les rues de Paris – de toute façon, elle n'avait presque plus d'essence. Il n'avait pris que le petit sac plein de nourriture et le petit canif. Il avait hésité à prendre les lunettes de cinéma, qui lui masquait une partie du visage, mais qui brouillaient sa vision et le rendaient ridicule. Or, être ridicule n'était pas spécialement ce qui était recommandé lorsqu'on voulait se faire discret. Il avait donc emprunté une rue déserte et de fil en aiguille alors que la nuit tombait complètement, il avait cherché un endroit sûr où il pourrait dormir quelques heures en sécurité. L'anonymat qu'il recherchait dans cette grande ville ne lui était plus possible, maintenant que tout le monde était au courant. Au contraire, l'abondance d'habitants devenait dangereuse pour lui, qui manquait de se faire reconnaître à tous les coins de rues. Il prit donc la décision de quitter au plus vite cet endroit.
Mais avant, il avait besoin de repos. Il essaya d'ouvrir quelques voitures, qui, s'étonna-t-il, étaient toutes fermées à clé. Les gens prenaient donc désormais des précautions. Il réussit finalement à en trouver une et se glissa dans le coffre pour dormir un peu à l'abri des regards.
Voilà pourquoi il se réveille avec cette désagréable sensation de fourmis dans le corps. Il soulève la banquette arrière, ne pouvant pas ressortir par le coffre qu'il avait refermé sur lui et qu'il fallait ouvrir seulement de l'extérieur. Il avait beaucoup transpiré dans la chaleur du coffre. La nuit avait donc été plutôt inconfortable, mais il se sent assez requinqué pour continuer. Il n'a aucune idée de l'heure qu'il pouvait bien être, mais lorsqu'il sort du noir qu'est le coffre, il est aveuglé par la lumière extérieure. Il plisse les yeux un instant, suspendu dans le geste qu'il était en train de faire, le temps de s'habituer. Il passe ensuite devant, côté conducteur, pour prendre le volant, se faufilant tant bien que mal entre les sièges.
De même que pour la voiture précédente, il s'emploie à ouvrir le circuit de fils et tire dessus pour ne pas être repéré. Il allume ensuite le moteur : tout cela devient un jeu enfantin. Comme prévu, l'écran de bord ne s'allume pas, et Julien peut embrayer pour démarrer et s'engager sur la voie. Il n'y a pas un plein complet, cela l'embête. Mais il sera toujours temps de retrouver une voiture plus tard, quand il aura quitté la ville.
Il laisse le sac de nourriture sur la banquette arrière, sort simplement le canif et quelques cartes sd qu'il a emporté avec lui en quittant l'ancienne voiture. Il ouvre la boîte à gants, regarde. Elle est presque vide : une bouteille d'eau entamée, une couverture soigneusement pliée, un pare-soleil et un brumisateur. Sur les sièges arrières, il trouve également un petit sweat léger à fermeture, roulé en boule. Il commence à avoir tout ce qu'il lui faut. Il grignote un biscuit tout en étudiant la carte qu'il a volée à la station-service.
L'heure sur le cadran de la voiture indique huit heures. Il a dormi six heures : il ne pensait pas avoir dormi autant. Les rues de la ville sont bouchées par les véhicules. C'est l'heure de pointe. Il s'insère dans le boulevard, au milieu des autres. Les mains glissent sur le volant. Elles sont moites. Il craint que le conducteur qui se met à côté, sur la file de gauche tourne la tête, par ennui, et le reconnaisse. Il s'enfonce dans le siège en mousse, essaie de se cacher. Soudain, la file avance, il accélère, ralenti de nouveau pour ne pas rentrer dans la voiture de devant. Il espère également que celle qui est derrière ne lui rentrera pas dedans : puisqu'il a désactivé la reconnaissance par satellite, la voiture qu'il utilise devient invisible pour les autres, n'existe pas. Si celui qui est derrière lui active la conduite automatique, il est fichu.
Il se dit qu'il aurait peut-être dû attendre avant de partir, que le trafic soit moins dense. Il ne connaît pas la ville, ne sait pas où aller, et plus moyen d'utiliser le GPS. Il se guide avec les rares panneaux, mais il a l'impression de tourner en rond. Au bout d'un bon quart d'heure, il quitte la file de voitures pour s'engager dans une rue plus calme : cela a l'air d'aller au centre, mais au moins, il est plus rassuré. Il voudrait traverser et rejoindre le périphérique, de l'autre côté. Peut-être prendre direction de Strasbourg, puis l'Allemagne, ou plutôt au sud et passer en Italie. Brouiller les pistes. Il sait qu'il est traqué en France, mais peut-être qu'il aurait plus de chance dans ces autres pays. La frontière est totalement libre – plus besoin de frontière quand on peut savoir à n'importe quel moment où vous êtes. Mais ils l'ont peut-être fermée, pour l'empêcher de passer. Julien ne sait pas. Il ralentit, se gare. Il prend le temps pour réfléchir, ferme les yeux, laisse le rythme cardiaque redescendre. Toute cette aventure lui donne des sueurs froides. Lui qui n'aspirait qu'à être tranquille, le voilà avec plus d'ennuis.
Il songe un instant à se rendre, mais la peur de ce qu'on pourrait lui faire lui fait écarter cette idée. Il n'a donc plus d'autre choix que de jouer au jeu du chat et de la souris avec le reste du monde. Il inspire, expire. Tente de se calmer avant de reprendre. Il a le temps, les bouchons doivent toujours être présents. Il va attendre un peu que la circulation se calme. Peut-être même qu'il peut dormir en attendant ? La position assise est plus confortable que le coffre...
Un clic se fait entendre, Julien sursaute, ouvre les yeux. Il manque de s'étouffer.
— Pardon, je voulais pas vous faire peur, je ne savais pas que vous dormiez.
Sur le siège passager, une jeune fille s'est assise. Elle a les cheveux d'un noir intense, le visage rond et de grands yeux en amande. Le nez est légèrement épaté et les lèvres sont pulpeuses. Elle porte un long gilet en laine noir par-dessus un débardeur bleu électrique et un jean troué. Elle a l'air d'une adolescente bien que les traits du visage montrent une certaine maturité. Julien lui donnerait dix-huit ans. Peut-être vingt. Guère plus.
Ils se dévisagent. Elle va se mettre à hurler, sortir de la voiture et appeler l'AFS, pense Julien. Mais elle ne fait rien de tout cela et se contente de sourire. Elle s'enfonce dans le siège, comme si elle était dans une voiture familière et annonce :
— J'ai pas de voiture. Ça vous dérange si on fait du covoiturage ?
Julien a du mal à comprendre. Elle ne le reconnaît pas ? Apparemment, non. Comme pour répondre à la question silencieuse du conducteur, la jeune fille répond :
— J'ai traîné dans les rues une bonne partie de la nuit, je suis morte. Je suis bien contente de trouver un endroit pour m'asseoir. Vous allez où, en fait ?
— Euh, je... dans le sud, répond Julien du tac-au-tac. Je ne pense pas que ce soit votre route.
Il faut absolument que cette fille s'en aille. Il ne veut pas qu'elle le reconnaisse. Mais au contraire, celle-ci s'exclame :
— Parfait, c'est exactement là que je vais ! J'ai besoin de changer d'air.
Julien est dépité. Il est maintenant obligé de rouler vers le sud avec une inconnue. S'il refuse, cela pourrait paraître suspect. Personne ne refuse d'aider une jeune fille. Il tente une dernière fois de se défendre :
— Mais, vous avez une autorisation parentale ? Je veux dire, est-ce que...
Le rire de la jeune fille le coupe.
— Je suis majeure, je n'ai pas besoin d'autorisation parentale ! Je vais où je veux, quand je veux.
Puis, elle se penche vers lui, prenant un air mystérieux :
— En réalité, je cherche à fuir quelqu'un.
Elle se renfonce dans le siège, comme si ce qu'elle venait d'énoncer était tout à fait normal. Julien ne sait plus quoi dire. Elle ne semble pas vouloir quitter le véhicule. Il ne peut pas la forcer tout de même ? Il se demande ce qu'il se passerait s'il la traînait de force hors de l'habitacle. Si elle se met à hurler, cela risque d'attirer l'attention. Il soupire.
— Bon, ok.
— Chouette !
Elle attache la ceinture de sécurité, prête à partir. Puis, elle semble se figer, regarde à droite et à gauche.
— Vous attendiez quelqu'un, peut-être ?
C'est bien le moment de s'en soucier, pense Julien exaspéré. Il redémarre la voiture.
— Non, pas du tout. Je faisais une sieste.
— Oh, je vois.
Elle ne dit plus rien. Julien se demande dans quoi il s'est encore embarqué, mais une part de lui est soulagée. La solitude de la veille avait été pesante. L'énergie débordante de la jeune fille lui met du baume au cœur. Après tout, si elle n'a pas vu les informations, tout peut bien se passer. Il la déposera dans quelques heures et cela sera terminé. Il s'engage de nouveau dans la ville, mais il ne sait pas trop où il va. La jeune fille semble le remarquer. Alors qu'il tourne à gauche, elle s'exclame :
— Non, là, vous allez revenir en arrière ! Pourquoi vous ne mettez pas le GPS, ce serait plus simple.
Alors qu'elle prononce cette phrase, elle tend la main vers l'écran noir du tableau de bord, pour l'allumer. Julien, paniqué, attrape la main de la jeune fille pour l'arrêter. Il croise le regard dans le rétroviseur : elle est surprise. Il lâche la main presque aussi rapidement, comme si elle l'avait brûlé.
— Désolé, il ne marche pas. Faut que je l'emmène chez le garagiste, mais je n'ai pas le temps.
Elle semble déçue, mais ne remet pas en question le mensonge de Julien. Elle propose alors :
— Je suis parisienne, je peux vous guider.
Julien accepte. Avec les indications de la jeune fille, ils atteignent le périphérique en quelques minutes. Il est maintenant neuf heures, et même si la circulation est dense, il n'y a plus de bouchons. Ils sortent au niveau de la porte de Pantin.
— Ok. Maintenant, il faut descendre jusqu'à l'A4, porte de Bercy.
Julien a l'impression de rouler au ralenti. Il en a pour au moins une heure à parcourir tout cela. Il n'est pas débarrassé de cette jeune fille encombrante. Heureusement, après avoir donné cette dernière indication, elle pose la tête contre la vitre froide et après avoir regardé le paysage quelques instants, elle ferme les yeux. Petit à petit, le souffle devient régulier : elle dort.
Julien ne peut s'empêcher de la détailler en jetant de temps en temps des coups d'œil, détachant le regard de la route. Elle est paisible, elle semble avoir confiance : pour elle, il n'y avait aucun risque, cela faisait bien longtemps qu'on n'avait pas parlé d'enlèvement à la télévision. Julien se rappelle seulement d'une histoire un peu morbide, quand il avait six ou sept ans. Le criminel avait été retrouvé très facilement grâce à la capsule et, même si la jeune fille n'avait pas pu être sauvée et avait succombé aux blessures, l'histoire avait été présentée comme se finissant bien : on avait classé l'homme comme non-conforme, et il était désormais enfermé dans le centre de non-conformité. Avec Papi Nico, ne peut s'empêcher de penser Julien. Après cela, on n'avait plus jamais entendu d'histoire comme cela. Les personnes qu'on enfermait là-dedans l'étaient pour des faits mineurs, des broutilles, une phrase prononcée contre le gouvernement ou une bagarre. Tout le monde se sentait donc en sécurité et les non-conformes n'intéressaient même plus les médias. C'était devenu un processus commun, banal.
La jeune fille avait gardé le téléphone dans la main, posée sur les cuisses. Elle ne l'avait pas déverrouillé une seule fois de tout le voyage pour l'instant. Julien ne peut s'empêcher de noter ce détail. Il avait toujours été sensible à ceux qui n'utilisaient pas souvent les appareils électroniques. Lui-même avait essayé, une fois, mais cela n'avait pas très bien marché. C'était après l'incarcération de Papi Nico, après qu'il lui ai raconté tout ce qu'il savait sur le Grand Soulèvement et la vie avant. La version était différente de ce qui était marqué dans les manuels scolaires – il y avait certes de la violence, de la misère, mais selon Papi Nico, il y avait aussi de l'amour et des rires. Tout n'était pas tout noir. Julien s'était toujours demandé si c'est cette nuance qu'il avait apporté au garçon qui lui avait valu l'enfermement. Il ne le saurait sans doute jamais.
Toujours est-il que le comportement de la jeune fille est étrange, paradoxal. Elle fuyait, disait-elle, mais le seul bagage qu'elle avait emporté était le téléphone qu'elle tenait serré dans la main. Pourtant, elle ne semblait pas faire grand-cas de celui-ci puisqu'elle n'avait envoyé aucun message, posté aucune photo sur Rézo pour annoncer le début du voyage vers le sud : elle semblait vraiment fuir quelque chose, dans le plus grand secret. Et peut-être était-ce cela qui plaisait à Julien et lui faisait se sentir moins seul.
Il sourit, se concentre de nouveau sur la route. Il est content d'avoir un compagnon de voyage, même si ce n'est que pour quelques heures.
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