Chapitre 1
Julien se traîne dans les rayons. La climatisation souffle de l'air frais qui lui soulève les petits cheveux qu'il a sur la nuque. C'est appréciable, un peu d'air frais, avec la chaleur déjà presque étouffante du mois de juin. Mais il faut en profiter, avant que la canicule de juillet et août n'arrive.
Il jette un regard rapide à la liste de course que le smartphone a préparé pour lui, lui indiquant ainsi les ingrédients manquants dans le réfrigérateur. Julien n'a pas fait les courses depuis une semaine, la liste est longue. Il soupire, cherche du regard le rayon des yaourts. Il n'est pas habitué à faire les courses lui-même : d'habitude, il préfère demander au livreur de tout lui apporter directement chez lui. Comme beaucoup de gens d'ailleurs ; le magasin est presque vide. Mais aujourd'hui, il avait décidé de s'y rendre lui-même, après avoir plusieurs fois remarqué qu'il manquait des choses dans les paniers de commandes. Au moins, de cette façon, il était sûr de repartir avec tout ce dont il avait besoin. Mais où donc était le rayon yaourt ?
Il finit par le dénicher, tout au fond du magasin, où de grands réfrigérateurs aux portes vitrées avaient été installés. Julien prend une photo de l'ensemble.
— Où est le yaourt que je prends d'habitude, demande alors le jeune homme au smartphone.
L'écran s'allume, cherche un peu, et lui indique l'emplacement désiré en illuminant sur la photo la place que le paquet de laitage était censé occuper. Julien s'approche de l'endroit désigné et effectivement, c'étaient bien les yaourts qu'il désirait. Il sourit, satisfait, ouvre la porte et s'empare de l'objet pour le mettre dans le cadis. À la caisse automatique, Julien scanne tous les articles un à un sous le regard de la caissière. Il lui sourit timidement avant de suivre les indications sur l'écran. Bip, fait le paquet de yaourt lorsque Julien le scanne. Le dernier article reposé dans le cadis, le jeune homme sort le smartphone pour payer. La caisse se connecte au signal, Julien confirme la transaction. Tout est bon.
— Au revoir, fait la caissière avant qu'il ne passe la porte.
La lumière du dehors l'aveugle. Il plisse les yeux un instant, le temps de s'habituer. Il regrette déjà la fraîcheur à l'intérieur du magasin. Il charge le coffre de la voiture, dépose le cadis avec les autres en indiquant qu'il a bien rendu le chariot sur la machine. Soulagé et satisfait, il prend le volant pour rentrer chez lui. Il s'engage sur l'Avenue de Barèges. La circulation est dense : la plupart rentrent du travail. Julien soupire et monte le volume de la musique. Enfin, il parvient jusqu'à l'avenue du Général Poeymirau et tourne. Il passe devant le parc Beaumont. Un rapide coup d'œil lui indique que celui-ci n'est pas excessivement plein. Il a envie de faire un jogging, avant que le soir ne tombe. Il avait prévu de sortir avec Anna et Rémy, mais ces derniers ne passeront le chercher qu'à vingt heures. Cela lui laisse du temps pour courir un peu avant de se préparer. Il se gare en bas de chez lui et descend les courses. L'ascenseur le reconnaît, il n'a pas besoin d'indiquer l'étage auquel il souhaite se rendre. Il laisse le détecteur d'iris identifier la couleur de l'œil et la porte de l'appartement s'ouvre enfin.
Avec un soupir de soulagement, le jeune homme passe directement dans la cuisine, posant avec fracas les courses sur la table en verre, disposée au centre de la pièce. Il ouvre le réfrigérateur rouge et commence à empiler les aliments rapidement. Un preste coup d'œil au smartphone lui indique qu'il est dix-huit heures vingt-sept. Il repasse dans le salon. Tout est dans le même état que lorsqu'il est parti au travail ce matin : la télé est en veille, la console de jeu vidéo est posée sur la table basse, par-dessus une pile de magazines et de publicité qu'il n'a jamais pris le temps ni de lire, ni de jeter. Le soleil déclinant fait une tache de lumière de la forme de la baie vitrée sur le parquet et un bout du tapis couleur taupe.
Julien traverse la pièce au pas de course pour passer dans la chambre. Là, les rideaux sont tirés ; il n'a pas pris le temps de les ouvrir ce matin. Il ouvre le placard pour prendre un jogging et un t-shirt respirant spécialement pour le sport. Il n'a pas de matériel dernier cri, s'adonnant au jogging uniquement comme un passe-temps – qu'il ne pratiquait pas assidûment. Néanmoins, ce type de t-shirt est nécessaire pour courir par ces températures. Julien se change et reprend la voiture jusqu'au parc Beaumont.
Là, il longe l'allée bordée de platane et évite les allées principales où se rassemblent les familles après l'école. On est vendredi soir et les enfants courent en tous sens pour célébrer le week-end, tandis que les mères discutent entre elles. Le parcours sportif est déjà moins fréquenté, constate Julien avec satisfaction, alors qu'il commence à faire des petites foulées. Il sent les muscles se réchauffer par l'effort et il accélère donc le rythme. L'air qui passe dans les poumons le brûle délicieusement.
Déjà, la chaleur le fait transpirer à grosses gouttes ; ce sera sûrement la dernière séance à cette heure-ci avant qu'il ne fasse trop chaud pour courir prudemment. Il faudra qu'il coure plus tard le soir, désormais, note-t-il avec amertume. Il croise un autre coureur, qui vient en sens inverse. Lui possède les vêtements adéquats, le tissu de la combinaison refroidissant le corps, tout comme la casquette vissée sur la tête. La montre accrochée au poignet calcule sûrement le nombre de calories brûlées, ainsi que la température du corps et les battements du cœur, prête à l'avertir à la moindre donnée anormale. Julien s'arrête pour le regarder passer. Il reprend des bouffées d'air jusqu'à ce que l'homme ne soit plus qu'un petit point rouge à l'horizon.
Il se trouve au niveau de l'étang. L'eau est limpide et reflète le soleil comme de petits diamants. Déjà, elle commence à prendre un teinte un peu plus orangé. Julien se remet à courir, pour faire le tour du lac. Il ne faut pas qu'il traîne trop, pour ne pas être en retard ce soir. C'est les cheveux plaqués sur le front à cause de la sueur qu'il finit la course. Il s'étire un peu, pour la forme et remonte dans la voiture pour repartir en sens inverse. Il est dix-neuf heures seize.
Il se dépêche et file à la douche. Les lumières de la salle de bain s'allument automatiquement lorsqu'il passe la porte. Il fait chauffer l'eau avant d'entrer dans la cabine. Il se délasse les muscles, l'exercice lui a fait du bien. Alors qu'il est sous la douche, le smartphone sonne. C'est Anna. Julien grogne. La soirée ne commence que dans une demi-heure ! Il coupe l'eau et articule pour le téléphone, qu'il a posé sur le meuble du lavabo :
— Dis-lui : je suis sous la douche, je rappelle après.
Il remet l'eau à couler et termine le shampoing. Le téléphone sonne de nouveau. Cette fois, ce n'est qu'un SMS. Sûrement Anna, encore une fois, qui s'impatiente. Sans trop savoir pourquoi, Julien prend un malin plaisir à retarder le moment de sortir de sous la douche, à faire patienter Anna jusqu'à la limite. Enfin, il se contraint à arrêter. Il s'enveloppe dans une serviette épaisse et sort de la cabine.
— Appelle Anna, ordonne Julien au téléphone posé sur le rebord du lavabo.
Pendant que celui-ci compose le numéro et que cela sonne, Julien passe de l'autre côté pour choisir des vêtements propres. Après une inspection rapide de la garde-robe, il opte pour une chemise en jean et un pantalon beige de toile fine. Il met de côté une veste de la même couleur, au cas où la soirée traîne en longueur et qu'il fasse plus frais. Il repasse dans la salle de bain.
— Julien ? fais la voix d'Anna dans le combiné. Julien, t'es là ?
Visiblement, Celle-qui-lui-est-Promise avait décroché pendant qu'il s'habillait.
— Je suis là, c'est bon, lance-t-il pour la rassurer.
— Mais qu'est-ce que tu fous ? Il est presque l'heure, tu sais ?
— Je me fais beau pour toi, glisse-t-il malicieusement.
Il joint le geste à la parole et attrape un peigne. Il s'inspecte le visage dans le miroir. La barbe a recommencé à pousser, il aurait besoin de se raser pour que cela soit plus net, mais un rapide coup d'œil à l'heure lui indique qu'il n'a pas le temps. Il passe le peigne dans les cheveux châtains, pour leur donner une forme. Il les laissera sécher tous seuls dans la voiture. Anna monologue dans le haut-parleur :
— Le directeur était content de la soutenance de mémoire, cela s'est bien passé. Je l'ai validé sans problème ! Je suis trop contente d'être enfin en vacances. Ça va m'enlever un stress pas possible, et puis, on pourra faire des trucs ensemble, hein ?
— Je ne suis pas en vacances, moi, rappelle Julien.
— Oui, mais tu as quand même des jours de repos. Ça se passe comment au garage ? Et puis tu as demandé des congés ? J'aimerais bien partir une semaine en vacances. Qu'est-ce que tu dirais de la plage, par exemple Marseille ou Nice ? Peut-être même la côte italienne, si on a le droit.
Julien repose le peigne. Il applique un peu de parfum au creux du cou. Il laisse Anna parler, ne la coupe que pour répondre par monosyllabes. Ce flot de paroles le fatigue déjà. Il fait un tour sur lui-même, s'inspecte une dernière fois dans la glace.
— Oh, on sonne à la porte, ça doit être Rémy. Je te laisse, on vient te chercher en voiture, ok ? On arrive dans, disons dix minutes. Tu es prêt, hein ?
— Oui, ne t'inquiète pas, je suis prêt, soupire-t-il avant de raccrocher.
Tout à coup, il n'a plus trop envie de sortir. Il passe la porte de la salle de bain, les lumières s'éteignent. Dans le salon, la partie commencée le matin lui paraît plus attirante. Depuis un certain temps, il a du mal à supporter l'enthousiasme d'Anna. Elle parle beaucoup, cherche à savoir comment il va, mais n'écoute jamais la réponse. Il avait mis cela sur le compte du stress, la soutenance du mémoire de psychologie approchant à grand pas. Mais visiblement, même une fois l'examen passé, Anna ne s'était pas calmée.
— Dire qu'on est censé être compatible à au moins 80 %, grommelle-t-il en ramassant la manette posée sur la table pour relancer la partie.
Sur l'écran, le personnage reprend vie, en pleine action. Il devait sortir du donjon infesté de monstres pour avancer dans la quête. Il jouait un chevalier en quête du Graal. Il donne un coup d'épée dans un lion qui lui barre le passage. Il manque le coup, l'esprit ailleurs. Anna.
Elle était sans conteste une fille intelligente, et il adorait les boucles blondes qu'elle s'évertuait pourtant à lisser. Ils se connaissaient depuis la cérémonie où on avait sellé leur destin, où on lui avait attribué Celle-qui-lui-avait-été-Promise, où on lui avait dit qu'Anna était celle qui, parmi tous les enfants effectuant ce test en France, lui convenait le mieux. Il avait alors huit ans. Par chance, elle habitait dans une commune à trente minutes de voiture de Pau. Julien et elle s'étaient souvent vus par la suite. Il avait été heureux d'avoir une Promise, comme tous les garçons du même âge. La certitude d'avoir un avenir tracé, un travail et une femme qui lui plaisait, le rendait plus confiant.
Sur l'écran, le chevalier peine à sortir du donjon. La barre de vie diminue et Julien n'a plus de potion préparée par Merlin pour l'aider dans la quête et régénérer la barre de vie. Il tourne à gauche, saute pour éviter un ennemi. Parfois, il arrive au jeune homme de se demander ce qu'aurait été la vie si on n'avait pas choisi pour lui le métier qu'il exerçait et si on ne lui avait pas imposé Anna. Quelle fille aurait-il choisie ? Sûrement Anna elle-même, finalement, si on en croyait les méthodes scientifiques employées durant la cérémonie des Promis : test de personnalité, analyse des hormones sécrétées ou encore comparaison des centres d'intérêt, du niveau de vie et du lieu d'habitation, tout y passait.
Le chevalier donne un coup d'épée à une chauve-souris qui passait trop bas. Julien a du mal à comprendre d'où vient cette lassitude qui pèse sur lui depuis longtemps. Il éprouve une fascination presque étrange pour le monde d'avant le Grand Soulèvement, qu'il essaye de cacher tant bien que mal. Tous s'accordent à dire que le monde était mieux, maintenant que tout était offert à tout le monde, que le chômage n'existait plus, le célibat forcé non plus. Julien aurait dû se trouver soulagé d'avoir un poste d'ingénieur en maintenance des véhicules à vingt-trois ans, directement après avoir fini l'école l'année dernière. Anna ne tarderait pas non plus à pouvoir ouvrir un cabinet de psychologue ou à travailler en hôpital, selon ce qu'elle préférerait. Ils pourraient s'installer ensemble, commencer à songer à fonder une famille – pas plus de deux enfants, pour ne pas dépasser le quota. Tout semblait aller de soi, un avenir radieux. Pourtant, Julien ne pouvait s'empêcher de penser que tout aurait pu être différent, que peut-être, les scientifiques qui avaient décidé que le métier d'ingénieur dans le secteur automobile était le mieux pour lui, qu'Anna était la meilleure Promise qu'on pouvait lui donner, que ces scientifiques s'étaient peut-être trompés. Le chevalier saute par-dessus un ravin, frappe.
Julien commence à froncer les sourcils, il ne lui reste plus beaucoup de vie. Il sauvegarde la partie, au cas où, avant de s'aventurer dans un couloir à gauche. Où donc était la sortie de ce donjon ? Il pense qu'Anna l'aime, en tout cas. Et sans doute qu'il l'aime aussi. Après tout, peut-être que des vacances à la plage leur feraient le plus grand bien. Cela lui changerait les idées et l'éloignerait de cette routine qui lui pèse de plus en plus. Julien sent que la nuque s'est raidie par la concentration, elle est un peu engourdie. Il fait un petit mouvement, un cercle de la tête, pour essayer de se détendre. À l'écran, le chevalier frappe toujours. Il esquive les coups, saute.
Dring.
Julien sursaute. C'est la sonnette de l'appartement. Cela l'empêche d'esquiver le coup qu'on lui porte. L'état du chevalier est critique. Julien met le jeu sur pause :
— Ouvre la porte, articule-t-il pour que le smartphone actionne à distance l'ouverture de la porte.
Julien reprend le jeu. Il ne doit plus être touché, sinon, la partie sera finie. Un dernier coup d'épée achève la bête qui l'avait blessé. Anna débarque dans la pièce. Julien entend les talons hauts claquer sur le parquet.
— Julien, qu'est-ce que tu fous ? Ca fait cinq minutes que je t'attends en bas. Tu réponds pas au téléphone ! Je croyais que tu étais prêt ? fait-elle en lançant un regard accusateur vers la télévision où le chevalier expirait suite à l'ultime coup qu'il avait essuyé.
— Ouais, c'est bon, j'arrive, grommelle Julien en éteignant la télé.
Il laisse tomber la manette sur la table basse, s'étire. Il se lève pour saluer Anna d'un baiser rapide sur les lèvres.
— Salut, fait-il.
— Tu t'es pas rasé ?
Julien passe la main sur la joue un peu rugueuse. Peut-être qu'il aurait dû prendre le temps de le faire, finalement. Anna ne lui laisse pas le temps de répondre et le prend par la main.
— Bon, tant pis. Rémy et Maxime attendent dans la voiture, viens.
La porte de l'appartement se verrouille derrière eux. Dans l'ascenseur, Anna reste silencieuse. Elle s'est appuyée contre une des parois de la cage et a fermé les yeux. Julien l'observe indirectement, à travers le reflet dans le miroir. Elle s'est fardé les yeux verts de mascara, mis un trait de crayon pour agrandir le regard. Il suit la courbe du nez un peu en trompette. Les lèvres fines sont relevées par une touche de rouge à lèvres un peu rosé. Julien a envie de poser la bouche dessus. Il se détourne pour faire face à Celle-qui-lui-est-Promise.
Les portes de l'ascenseur s'ouvrent, Anna ouvre les yeux et croise le regard de Julien. Elle sourit, lui prend la main et ils sortent tous deux dans le hall d'entrée de l'immeuble au carrelage blanc.
— Tu vas voir, c'est une super fête, et je pourrais te présenter les copines de promo !
Julien ne dit rien et la suit dehors. Devant l'immeuble, une voiture garée en double file. Rémy est sorti et attend, appuyé sur la carrosserie, les mains dans les poches. Il a les mêmes cheveux blonds et yeux verts qu'Anna, mais le visage moins rond. Celui-ci s'éclaire d'un sourire quand il aperçoit les deux sortir du bâtiment.
— Ah, enfin, j'ai failli attendre !
Julien serre la main de Rémy avant de faire le tour de la voiture pour monter à l'arrière. Maxime, le Promis de Rémy, est assis côté passager. Il consulte les réseaux sociaux sur le portable.
— Salut Maxime, fait Julien.
— La fête a déjà commencé, si on en croit les photos sur Rézo, informe Maxime alors que Rémy prend la place côté conducteur.
Ce dernier pose une main rassurante sur la cuisse de Maxime :
— T'inquiète chéri, on aura seulement qu'une demi-heure de retard, c'est pas grand chose.
Puis il se tourne vers l'arrière de la voiture :
— Vous êtes bien attachés, les tourtereaux ?
Julien fait oui de la tête tout en montrant la ceinture de sécurité pour prouver ce qu'il affirme. Rémy semble satisfait et démarre la voiture qui s'insère dans la circulation du soir. Julien se tourne vers la vitre pour regarder le paysage, tandis qu'Anna et Maxime se lancent dans une grande conversation. Il a la nuque toujours raide. Et maintenant, il sent une petite pulsation très désagréable au-dessus de la jugulaire.
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