5. Evelyne

En traversant la grille d'entrée du poste le lendemain matin, je remarquai un homme attendant devant la réception. Il était bien trop tôt pour se présenter à la police pour ce qui n'avait visiblement rien d'une urgence. L'homme me salua lorsque je passai près de lui et me demanda si j'étais bien le commandant du poste. L'agent Shako qui se trouvait à la réception l'interrompit aussitôt, lui rappelant qu'il n'avait pas le droit de s'adresser directement à moi, mais devait plutôt attendre qu'un agent de police l'autorise à me parler. L'individu d'une trentaine d'années se mit alors à s'excuser lorsque je lui demandai :

'' En quoi puis-je vous être utile, Monsieur ? ''

'' Je suis envoyé par Madame Kiyungu, la fille du sénateur. Elle souhaite s'entretenir avec le commandant de ce SCiat aujourd'hui, autour de dix heures, '' répondit-il.

'' Je suis en effet le commandant ici. Dites à Madame Kiyungu que je suis disposé à la recevoir ce matin. M'a-t-elle adressé une correspondance ou précisé un motif que vous pouvez me donner devant mes agents ? ''

'' Non. Elle a simplement dit que c'était important, rien de plus. ''

'' Bien. Je serais ravi de la recevoir, faites-le-lui part. Et vous êtes... ? ''

'' Je m'appelle Antoine, mon commandant. Je travaille à la résidence de l'honorable Kiyungu. ''

'' Nous sommes vraiment navrés pour ce qui est arrivé chez notre sénateur. Mais la Police retrouvera les auteurs de cet odieux massacre, vous pouvez compter là-dessus. Vous connaissiez le policier Chadrak, je suppose. ''

'' Oui, bien sûr. Nous l'appelions tous « Kadogo. » Le pauvre... ''

'' Suivez-moi dans mon bureau, monsieur Antoine, '' lui intimai-je.

Je lui fis signe de fermer la porte derrière lui et de s'asseoir.

'' Etes-vous une sentinelle de la résidence du sénateur ? '' lui demandai-je.

'' Je suis sentinelle de jour, en effet, mon commandant. ''

'' N'êtes-vous pas la sentinelle qui était absente la nuit de l'incident ? ''

'' Non, c'est plutôt au Vieux Mabela que vous faites allusion. ''

'' Pourquoi n'était-il pas venu travailler ? ''

'' Il avait été suspendu pour trois jour à cause d'une faute professionnelle. On l'a finalement renvoyé définitivement. ''

'' L'a-t-on renvoyé à cause de l'incident du lundi ? ''

'' Je crois bien. ''

'' Aviez-vous pu voir les corps des victimes ? ''

'' Oui, parfaitement. J'ai même aidé à transporter Kadogo dans la voiture de police. ''

'' Où se situaient les blessures de Chadrak ? ''

'' A sa jambe droite. Il saignait tellement, c'était dur à regarder. ''

'' Et les deux autres, où avaient-ils été touchés ? ''

'' A la tête. Ils étaient complètement défigurés, eux. ''

'' Uniquement à la tête, pas ailleurs ? ''

'' Je ne suis pas un expert, mon commandant, mais je crois pouvoir dire qu'ils n'avaient été touchés qu'à la tête. ''

'' Combien de coups avait reçu Chadrak ?

'' Il saignait de la cuisse droite. La plaie que j'ai vue était grande, et il ne semblait y en avoir qu'une seule. ''

'' Un autre détail particulier a-t-il attiré votre attention ? ''

'' Pas vraiment... Les soldats n'ont pas voulu que je les guide vers l'hôpital le plus proche, et ils ne faisaient pas assez pour empêcher Kadogo de saigner. Peut-être qu'on aurait pu le sauver, si j'étais monté dans leur véhicule, '' dit-il, au bord des larmes.

'' Vous n'avez rien remarqué d'inhabituel avant l'incident ? ''

'' Non, je n'ai rien remarqué d'anormal avant l'attaque. ''

'' Je vous remercie, monsieur Antoine. Allez à présent répondre à Madame Kiyungu. ''

Vers huit heures et demi, je vis une Mercedes C-180 de 1999 pénétrer dans l'enceinte du sous-commissariat. Il était un peu tôt pour que ce soit la fille du sénateur. Je vis ensuite Shako sortir du bâtiment pour ouvrir la portière au chauffeur du véhicule. Celui qui sortit de la voiture n'était autre que mon adjoint, Jean Pierre Kazamuadi. D'autres agents se ruèrent vers lui, le couvrant de compliments. Il entra peu après dans mon bureau pour me saluer.

'' Belle bagnole que tu as là, Kazo. Félicitations ! '' lui lançai-je.

'' Merci, Chef. Une petite récompense pour les nombreux efforts que ma femme et moi fournissons dans le but de rester hors de la précarité. ''

'' Et qu'advient-il de ta Toyota IST ? ''

'' J'ai été contraint de la vendre, Chef. ''

'' Tu aurais pu me la proposer, tu sais... ''

'' Sachant que vous n'utilisez jamais votre moto de service, j'avais estimé que ce n'était pas nécessaire de vous intéresser, Chef. ''

'' Je préfère marcher, ma maison n'est pas si loin que ça. Mais surtout, pour avoir déjà failli perdre la vie en moto, je l'évite autant que possible. En plus, mon meilleur ami est aujourd'hui infirme à cause d'une deux-roues... ''

'' Ça je l'ignorais, mon capitaine. ''

'' As-tu fini d'intégrer le rapport de l'Inspection Provinciale au nôtre ? ''

'' Je devrais pouvoir finir tout à l'heure, Chef. ''

'' D'accord. Et, as-tu veillé à ce que la jeune veuve du policier tué chez le sénateur puisse retrouver le siège de la DPC ? ''

'' Affirmatif, Chef. Ç'a été fait. ''

'' Nous nous devons d'être solidaire dans ce genre de situation qui peut aussi nous arriver à tout moment, Kazo. ''

'' Absolument, Chef. Je lui ai même demandé de ne pas hésiter à repasser par ici en cas de problème. Nul n'est à l'abris de ce genre de drame, comme vous venez de le dire. ''

'' Bien... La fille de l'honorable Kiyungu devrait passer me voir à dix heures. Fais bien nettoyer la cour et l'intérieur du poste. ''

'' A vos ordres. Y a-t-il un problème, Chef ? '' demanda-t-il, suspicieux.

'' Je n'en sais rien. La raison de sa venue ne m'a pas été communiquée. Attendons voir. ''

'' Je serais très disposé à vous assister pendant la discussion. ''

'' Découvrons d'abord de quoi il sera question, '' lui suggérai-je.

La vue de la nouvelle Mercedes de Kazamuadi me rappela péniblement que ma femme et moi avions décidé d'offrir une petite voiture à Jeremy pour ses dix-huit ans, mais qu'une pile croissante d'imprévus nous en empêchait. Je tenais à ce qu'il ne conduise jamais de moto. Je n'avais moi-même plus de voiture depuis plusieurs années parce que ni moi ni ma femme n'en avions réellement besoin. Cependant Jeremy adorait les voitures et rêvait de pouvoir conduire un jour. C'était l'une des choses auxquelles servirait l'argent de ma retraite anticipée, ma femme et moi l'avions décidé.

L'autre chose qui me peina particulièrement fut que Kazamuadi m'avait menti au sujet de la veuve Mavika sans que ce ne fut nécessaire, prétendant qu'il avait offert à la veuve de revenir au poste en cas de problème. Cela allait complètement à l'encontre de l'idée que je m'étais toujours faite de mon adjoint. S'il était capable de me tromper pour si peu, que ne ferait-il pas pour plus ? J'avais toujours considérer cet homme comme un ami personnel. J'espérai alors que ce ne soit rien d'autre qu'un malencontreux trébuchement de sa part. Pourquoi croyais-je Elise Mavika au détriment du loyal Sous-Commissaire Adjoint que je connaissais depuis six ans ? Parce que « commet un crime celui qui en a intérêt. » Et la pauvre veuve n'avait pas besoin de critiquer mes agents pour me demander mille francs.

Quelques minutes plus tard, je sortis m'assurer que ma station de police paraissait suffisamment présentable pour accueillir la fille du sénateur. La cour était encore en plein balayage et la Mercedes de Kazamuadi embellissait la façade avant du bâtiment. J'aperçus Sidonie, la vendeuse de pain, près de la grille d'entrée. De la main, je lui fis signe de venir à moi. Je tenais à savoir s'il y avait un bruit particulier dans le quartier pouvant expliquer la raison qui amenait la fille du sénateur dans mes locaux. La jeune vendeuse prétendit qu'il n'y avait rien à signaler, à part le fait que personne n'osait plus approcher la résidence du sénateur à cause de la forte présence militaire qu'il y avait.

Sidonie me paraissait correcte et concentrée. Elle avait dû apprendre à s'occuper de son enfant, né d'une grossesse involontaire, depuis un très jeune âge, et semblait avoir accepté cette fatalité en toute responsabilité. Cette jeune femme remplissait, par ailleurs, les critères d'hygiène minimaux qui m'autorisaient, bien que très rarement, à lui acheter du pain.

Vers dix heures et demi, depuis la fenêtre de mon bureau, j'aperçus un SUV pénétrer l'enclos du poste. Un policier armé en occupait le siège à côté du chauffeur. La fille du sénateur sortit ensuite de l'arrière de la voiture. Je me dépêchai alors d'apparaître devant la porte de la réception afin qu'elle réalise l'honneur que sa visite représentait pour le commandant du poste.

Beaucoup d'élégance se dégageait de cette femme dans sa trentaine révolue, mince et assez grande. Charmante sans réellement être belle, elle me parut curieusement un peu intimidée à ma vue. Avec le sourire, je la saluai et l'invitai à me suivre dans mon bureau. Sa première réaction fut pleine de sympathie, ce qui dissipa ma crainte que quelque chose de terrible l'amena dans mes bureaux.

'' Pourrions-nous échanger seuls à seuls, monsieur le commandant ? '' demanda-t-elle.

'' Lieutenant, veuillez nous laisser et refermer la porte en sortant, je vous prie, '' dis-je à Kazamuadi. '' Madame Kiyungu, je tiens à vous dire combien notre police regrette les derniers évènements qui ont affecté votre famille, '' commençai-je. '' En quoi puis-je vous être utile ? ''

'' Appelez-moi Evelyne, '' me dit-elle, amicalement.

'' Très enchanté, Madame Evelyne. Je suis le capitaine Bosco Masaki, sous-commissaire et commandant en chef de ce poste. ''

'' Très ravie de vous rencontrer monsieur le commandant. Je m'excuse de vous surprendre ainsi, mais il était important que je vous voie. ''

'' Votre visite nous honore, Madame. Nous sommes et serons toujours disposés à vous servir. ''

'' J'aimerais obtenir, dans la discrétion absolue, un rapport exhaustif sur les dysfonctionnements que votre station de police observe au sein de la Maison Communale. Ecrivez-moi tout ce que vous auriez à reprocher au dirigeants actuels de cette commune. Je vous le demande à la fois comme une faveur mais aussi parce que vous êtes en face du prochain bourgmestre de votre commune, capitaine Bosco. En second lieu, j'aurais besoin d'une liste par ordre de priorité des problèmes majeurs que connait votre circonscription. Enfin, veuillez me faire part de vos suggestions concernant l'amélioration de la collaboration entre les sous-commissariats de police, les bureaux de quartier et la maison communale.

'' Permettez-moi alors de commencer par vous féliciter, Madame Evelyne. ''

'' Pour vous, ce sera Evelyne, tout court. ''

'' Félicitations Evelyne. ''

'' Merci capitaine Bosco. ''

'' Concernant votre première requête, cela pourrait être quelque peu délicat. Vous transmettre des informations ou des documents de police auxquels vous ne devriez pas avoir accès, nous mettrait tous les deux en défaut vis-à-vis de la loi. Je peux cependant rédiger un compte-rendu de notre discussion et y faire figurer les éléments que me vous demandez comme des points évoqués au cours de notre échange. Cela vous va-t-il ? ''

'' Absolument. Du moment que le contenu reprend des manquements du bourgmestre actuel envers ses administrés, ça me convient. ''

'' Parfait. Je vais alors commencer par vous citer de mémoire quelques exemples, question de ne pas inventer entièrement le contenu dudit compte-rendu, '' lui suggérai-je.

Après un quart d'heure d'une conversation complètement inattendue, n'ayant, à ma grande surprise, aucun rapport avec la tuerie qui se produisit là où elle habitait, Evelyne se leva pour dire au revoir. Nous échangeâmes nos numéros de téléphone juste avant de sortir du bureau. Elle m'arrêta lorsque je voulus lui ouvrir la porte.

'' Je dois vous avouer que je ne m'attendais pas à tomber sur une personne aussi distinguée que vous, capitaine Bosco. Vous n'êtes pas du tout le typique commandant de poste que l'on rencontre généralement. ''

'' Vous m'en voyez flatté, Evelyne... Votre document sera prêt dans deux jours, si cela n'est pas trop long. ''

'' Deux jours, ça me va. Je repasserais personnellement le retirer. Veillons simplement à garder tout ceci très confidentiel. ''

'' J'y veillerai. Et je serais particulièrement ravi de vous revoir vendredi. ''

'' Et moi, davantage, mon capitaine. ''

Evelyne m'apprit qu'elle avait fait ses études universitaires en Belgique et qu'elle avait ensuite vécu en Russie. J'en gardai le souvenir d'une femme de bon caractère, audacieuse malgré son air d'introvertie. Elle tenait, me dit-elle, à faire profiter son pays des compétences qu'elle avait acquises à l'étranger et à faire déguerpir les incompétents qui s'engraissaient inutilement à la tête de notre commune, la deuxième plus grande de la capitale. Je n'avais aucun avis à émettre en faveur du bourgmestre en place, mais rien non plus ne garantissait qu'Evelyne Kiyungu ferait mieux que lui. Elle avait beau se targuer d'être une entrepreneure indépendante qui prospérait sans l'aide de son père, l'influent sénateur, mais la réalité indiquait clairement le contraire. Ce jour-là, par exemple, son patronyme venait de lui obtenir des informations auxquelles une entrepreneure indépendante n'aurait jamais eu accès. Je devais cependant reconnaître qu'après l'avoir rencontrée en personne, la fille du sénateur m'avait fait une agréable impression. Elle et moi étions manifestement faits pour nous entendre.

L'assassinat des trois gardes était, selon mon pressentiment, une mise en garde adressée au sénateur Kiyungu et à sa famille. Si l'homme d'Etat était protégé en permanence par plusieurs militaires, il n'en était pas de même pour d'autres membres de famille, telle que sa fille Evelyne, qui n'avait qu'un seul policier comme garde du corps. J'ignorais complètement pourquoi on en voulait au sénateur, mais si une autre attaque devait se produire, sa fille, le futur bourgmestre de la commune, serait une cible facile. Cette idée me chagrina profondément lorsque je regardai son véhicule sortir de l'enceinte du poste. Kazamuadi vint peu après dans mon bureau dans le but mal déguisé de savoir de quoi la fille Kiyungu et moi avions parlé. Je lui répondis que ce n'était rien de particulier qui pouvait l'intéresser. Il insista cependant pour que je lui en parle.

'' Elle voulait savoir comment nous organisons nos patrouilles de nuit et si nous avons pris de meilleures dispositions depuis le dernier incident, '' lui répondis-je, faisant référence à un commentaire non essentiel de ma conversation avec Evelyne.

'' J'ai horreur de ces gosses de riches qui se croient au-dessus de tout. ''

'' N'a-t-elle pas le droit de s'en soucier ? ''

'' Ce n'est pas cela. Vous savez de quoi je parle, Boss. ''

'' Du nouveau dans l'affaire de leurs trois gardes assassinés ? ''

'' Rien du tout. Vous avez lu le rapport préliminaire, donc vous savez que c'est de la pure mascarade tout ça. ''

'' Je ne sais rien, Kazo. Je t'ai simplement demandé de ne pas chercher à trop savoir d'une affaire dont la hiérarchie nous a officiellement tenus à l'écart. ''

'' Soit. Je serais vous, j'éviterais de rencontrer des membres de la famille Kiyungu en l'absence de mes agents. Cette vipère de sénateur n'a engendré que des semblables. ''

'' Tu me parais assez tendu, mon ami. On dirait que tu as un problème personnel avec notre honorable sénateur, toi... Je quitterai une heure plus tôt que d'habitude, tu veilleras à prendre les dispositions nécessaires. ''

'' Vous devez aller quelque part ? '' demanda-t-il, préoccupé.

'' Oui, Kazo. Chez moi. ''

...

'' La planète des hommes est une boule agitée.

La trace que dessine cette agitation est une hélice

Dont nos vies sont chacune un segment étonnant d'infimité.

L'abstrait mesure la grandeur de l'humanité et les proportions d'un vice. ''

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