2. Premières Impressions
L'hypothèse d'une attaque par des assaillants, telle que décrite par Madrid, ne me semblait pas tenir la route. La police, postée à cinq cents mètres de la résidence, ne fût alertée qu'après que des militaires eurent envahi et contaminé le lieu du crime, c'est-à-dire plusieurs heures après le drame. Me charger d'une telle affaire fut la dernière chose que je souhaitai. J'espérai vraiment que le général Kasonga ne mêle pas mon équipe à ce casse-tête, qui avait tout l'air d'un bourbier. Pour la bonne forme, je dus rencontrer le sénateur avant de quitter sa résidence ; une formalité dont je me fus passé volontiers. J'invitai Madrid et ses deux collègues à coopérer avec les militaires sans afficher le moindre intérêt vis-à-vis de cette affaire ; elle n'en valait pas la peine.
Un homme en costume noir vint m'informer que le sénateur m'attendait dans sa maison. Je rencontrai l'honorable Kiyungu pour la deuxième fois, la première ayant été à ma prise de fonction, lors de la présentation obligatoire de mes civilités aux autorités du quartier. Il était encore en pyjama, assis dans un patio, en compagnie de deux invités qu'il ne prit pas la peine de me présenter.
'' Votre secteur devient de plus en plus invivable, Monsieur le sous-commissaire, '' me dit-il.
'' Honorable, votre police fait de son mieux. Seulement, il y a toujours quelques attaques difficiles à prévenir. ''
'' Faire de votre mieux ne suffit pas, visiblement, '' dit l'un des invités du sénateur. '' Nous apprenons chaque jour qu'il y a des vols et des enlèvements dans ce quartier. A quoi sert réellement la police, à part à extorquer aux gens de l'argent et leurs téléphones la nuit ? ''
'' J'ai personnellement sollicité un supplément d'au moins dix policiers de patrouille, et du matériel afin de pouvoir mieux couvrir le périmètre et contrôler efficacement les points clés du quartier. Mais la hiérarchie m'a mis en attente depuis l'année dernière, évoquant un manque de moyens pour la prise en charge de ces éléments supplémentaires. Nous sommes conscients du problème que vous évoquez. ''
'' Ce n'est pas une question du nombre d'hommes, '' réagit le deuxième invité. '' Nous connaissons la chanson, monsieur le sous-commissaire. C'est la qualité des hommes qui fait cruellement défaut dans le cas présent. Combien d'entre vous savent seulement orthographier correctement leurs propres noms ? ''
'' Aujourd'hui, tout le monde peut entrer dans la police. Aucun critère de sélection ne permet de filtrer la racaille. Voilà pourquoi j'ai exigé que le général Kasonga en personne prenne en main cette affaire. Je ne souhaite nullement que vos OPJ (Officier de Police Judiciaire) m'offrent une parodie d'investigation, comme ils en ont l'habitude, '' ajouta le sénateur.
'' Nous resterons tout de même à votre service, '' lui répondis-je.
'' Quelles informations avez-vous pu récolter à ce stade ? '' me demanda-t-il.
'' Nous écartons l'hypothèse qu'une simple bande de voleurs aient eu le cran d'opérer pareil coup. C'est certainement l'œuvre d'un groupe de criminels suffisamment entrainés, venant loin d'ici, '' lui répondis-je, ne pouvant avouer ne rien savoir.
'' Ils en voulaient certainement à ma vie et à mes biens ! Ils avaient commencé à défoncer une porte à l'arrière de la maison lorsque ma courageuse épouse réussit à démarrer l'alarme. Sinon, je serais mort à l'heure qu'il est, '' dit-il.
'' Nous sommes tous très reconnaissants envers le Très-Haut d'avoir épargné toute votre famille, Honorable, '' lui dis-je.
'' Et ça fait deux jours que j'attends les techniciens qui doivent réparer mon dispositif de télésurveillance. Autrement, nous aurions enregistré toute la scène et reconnu chacun des assaillants. Encore un exemple de la qualité qui dégringole dans tous les corps de métier. Vous nous enviez sans savoir par quelles épreuves nous sommes passés dans la vie. J'ai étudié du temps colonial, moi. A l'université j'avais des enseignants Européens. Et dans la vie, je me suis battu dur pour arriver à acheter chaque bien que je possède. Aujourd'hui, les gens s'imaginent que c'est la chance qui rend riche. L'argent plaît à tout le monde mais le dur labeur et les sacrifices n'intéressent personne, '' raconta-t-il. '' Vous pouvez à présent disposer, Capitaine. C'est peut-être le général qui aura besoin votre disponibilité, '' dit-il en me renvoyant de la main.
Avant de sortir de la parcelle, je demandai à Madrid et Shako de rester sur place jusqu'à l'arrivée de leur relève. Avec Malik, je me mis en route pour la station. Ce dernier n'était qu'un agent de deuxième classe, le grade suivant celui de recrue. A défaut de loyauté, mes hommes me témoignaient un respect inconditionnel. La petite douzaine qu'ils étaient réalisait que j'avais bien plus d'instruction, de compétence et d'expérience que la plupart des colonels et généraux célèbres du pays comme le fameux « colonel Kams ».
J'avais passé mon enfance et fait mes études primaires à Dakar. Mon défunt père fut un homme affaire qui fit fortune dans le coton. Dans le passé, j'avais visité la belle Algérie, le Maroc, le Tchad, et le Congo-Brazzaville voisin où je fis mes humanités. C'est ma passion pour le métier d'enquêteur, sûrement née de la traque de gibier, hobby favori de ma jeunesse, qui me mena dans la police. Mes frères et sœurs étaient, eux, restés dans les affaires, à l'exception de mon petit frère, devenu militaire. De mes parents, j'héritai d'une menuiserie qui me permit de me marier et m'aidait encore à nourrir mon épouse et mon fils ; le métier de policier payant particulièrement mal. Je découvris, à mes dépends, que la droiture, m'enseignée par mon commerçant de père, n'avait guère sa place dans la Police nationale congolaise de ce vingt-et-unième siècle. Au lieu de mes compétences, c'est mon silence devant l'inadmissible qui me fit gravir les marches qui m'amenèrent à ce grade de capitaine, le dernier de ma carrière, avait-on décidé. Je comptais par conséquent prendre une retraite anticipée dès l'année suivante afin de m'investir dans la modernisation de ma menuiserie.
Malik marchait fièrement à mes côtés, son AK-47 en bandoulière, heureux d'être vu escortant son chef. Il me fit un rapport express du déroulement de son dernier service de nuit dont il n'y avait que l'incident chez le sénateur à signaler. Nous aperçûmes alors la caporale Bijou, qui marchait, essoufflée, à notre rencontre, recherchant la clé du sous-commissariat. Elle avait visiblement renoncé à son éducation physique depuis longtemps, au vu de sa morphologie qui se révélait de moins en moins compatible avec sa profession. Elle était l'unique femme de mon SCiat.
De retour dans mon bureau, je continuai la compilation des rapports hebdomadaires mal rédigés de mes subalternes. C'est autour de dix heures que le général Kasonga arriva chez le sénateur Kiyungu. Pour la bonne forme, je devais me rendre à nouveau sur les lieux ; Kasonga étant le commandant de toute la ville. Avec lui, vint un inspecteur adjoint de division, le Lieutenant Mavinga. Au cours de la brève entrevue que j'eus avec les deux autorités policières, je rappelai ma demande de supplément d'effectif, dont je leur remis une copie. En rentrant, le général eut l'amabilité de s'arrêter à ma station pour saluer mes hommes, « sa famille », tel qu'il les appela ; un acte qui expliquait en partie son immense popularité.
Le soir, avant de m'endormir, je me sentis quelque peu contrarié. Les propos dénigrants du sénateur et de ses invités résonnaient encore dans ma tête. Cette humiliation fut en réalité prévisible, étant données les circonstances. Il était assez habituel de la part de politiciens comme lui de se conduire ainsi face à des personnes d'ethnies différentes de la leur, tel que ce fut mon cas. Mais ça me passerait vite, me dis-je. Je me retournai ensuite vers Adèle, mon épouse.
'' Qu'a pensé le vétérinaire ? '' lui demandai-je.
'' Que la maladie serait intestinale. Il a fait une injection à la poule et suggéré des aliments différents. Il devrait repasser dans deux jours. ''
'' As-tu constaté une amélioration depuis ? ''
'' Pas vraiment. Attendons voir... Et à ton travail ? '' demanda-t-elle.
'' Le sénateur Kiyungu a perdu trois gardes la nuit dernière. Abattus de sang-froid. Dans la journée, le number one était venu en personne faire le constat. ''
'' Le Président de la République s'était rendu chez Kiyungu ? ''
'' Non, je voulais parler du Général Kasonga. L'Inspection provinciale s'est chargée de l'affaire. Dieu merci, mon bureau a été mis à l'écart. C'est moins de travail inutile. ''
'' Au courant de la journée, j'ai entendu dire qu'il y avait eu une attaque à Masambila la nuit dernière, en effet. Etait-ce une tentative de vol, un règlement de comptes ? ''
'' Première option, selon les habitants de la résidence du sénateur. Mais cela n'a pas été mon impression. Je pressens que c'est encore un crime ordonné par des intouchables. On ne se donne même plus la peine de tuer et de s'en cacher, de nos jours. ''
'' Ne t'en mêle pas, quoi qu'il en soit. Regardons le bon côté des choses, ils t'ont épargné des ennuis. ''
'' Au moins, je n'aurai pas à me taper les rapports illisibles de mes OPJ sur cette affaire. ''
'' La fille qui s'était enfuie de chez le sénateur a-t-elle été retrouvée ? '' demanda-t-elle, pensive.
'' Pas que je sache. ''
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