15. Le Projet Balcon

A la suite de ma mutation au commissariat du quartier Masambila, je fis une tournée de courtoisie des postes de police voisins. A la limite du quartier se trouvait un sous-commissaire du nom de Bole. Sa gaieté s'effaçait à mesure que nous nous rencontrions, rencontres qui se produisaient plutôt rarement d'ailleurs. A la limite entre court et moyen, le teint éclairci à l'hydroquinone, des lèvres de fumeur, aimable roublard, et parfait parvenu, Bole était ambitieux à la façon des notables de son quartier. Ensemble ils envisageaient de faire de leur quartier la plaque tournante du divertissement pour adultes de toute la commune ; cette description étant un euphémisme, s'il peut y en avoir le moindre, de ce que cela signifie. Le terrain choisi se prêtait magnifiquement à l'entreprise mais le décès inattendu de son propriétaire laissa place à des querelles familiales de succession qui mirent le projet longtemps en suspens. La famille exigeait désormais trop d'argent, ce qui refroidit les promoteurs du projet. Une dizaine d'années plus tard, l'un de ces promoteurs associa un sujet Indien que tout le monde appelait Lalit. Celui-ci avait accepté de payer la majeure partie des millions exigés par la famille du défunt propriétaire du terrain, et de s'accaparer tant de la majorité des parts du business que de sa gestion. Le projet Balcon, tel qu'on l'appelait, repris finalement vie. Un imposant bâtiment à étages avait été érigé et approchait la dernière phase de sa construction. Le recrutement du personnel se déroulait dans des conditions incontrôlables, du fait de la présence de quelques intouchables, tels qu'un ancien Secrétaire Général du parti au pouvoir, ou encore le feu sénateur Kiyungu, dans l'actionnariat. Le lieu se trouvait près de l'arrêt de bus appelé Mère Canon, et c'est précisément sur ce site en construction que se rendirent Médard Kumbu et l'étrange personne qui le conduisait. Le mur de clôture était complètement achevé mais il manquait encore un portail, ce qui me permis d'avoir une vue sur l'intérieur de la parcelle. Le gros SUV gris de Lalit était visible dans l'enceinte du Balcon à côté de trois autres voitures, dont celle de mon adjoint Jean-Pierre Kazamuadi. Personne ne prenait donc la peine de se cacher. Kumbu resta en dehors de l'immeuble. L'étrange personne entra seule.

Mon informateur concernant le projet Balcon fréquentait le même bar que moi, non loin de Mère Canon. Il s'appelait Basile, ou « Zile » pour les proches. Les prix de Zile devenant arbitraires et ses prestations peu utiles, j'avais décidé de mettre une pause à notre collaboration, quelques mois auparavant, en attendant qu'il y ait vraiment du concret au sujet du projet. J'espérai alors qu'il puisse m'aider à comprendre ce qui liait Lalit, Kazamuadi, Lokuli et le Balcon à la tentative de mon assassinat. Je restai jusqu'à la sortie de la personne étrange, qui monta à bord d'un SUV Hyundai où se trouvait un chauffeur, laissant Kumbu repartir à moto. Je suivis le grand véhicule qui roula pendant un peu plus d'une demie heure avant de pénétrer la clôture d'une villa luxueuse située non loin de la résidence d'un ancien gouverneur de la ville, dans la commune voisine de Ngaliema. Je m'arrêtai à distance raisonnable du portail pour observer ce qu'il se passerait dans les prochaines minutes. C'était une rue peu fréquentée d'un quartier chic, et sur le motocross de mon mécanicien, je ne pouvais vraiment espérer me fondre dans le paysage. Une heure plus tard je décidai de rentrer à l'hôpital puis récupérer ma moto.

Zile ne répondit pas aux appels que je lui fis durant l'heure qui suivit. Cela ne s'était encore jamais produit. Mon amie Liza me téléphona, m'annonçant qu'elle arriverait sous peu, alors que j'allais et venais dans un couloir de l'hôpital, tourmenté et de plus en plus inquiet. Ma femme allait mieux selon les médecins. Je me devais de rester confiant afin que Jeremy ne perde espoir non plus. Liza et son époux, Éric, apparurent ensuite dans le hall où je les attendais. Ils eurent pour mon fils et moi des mots d'encouragement qui tombèrent au moment où nous en avions le plus besoin. Éric invita Jeremy à faire un tour avec lui pendant que sa femme et moi discutions.

'' Ce sont des éléments de la garde du colonel Kamango qui ont tenté de m'assassiner, sur ordre de celui-ci, '' dis-je à Liza.

'' Aucune information ne laisse penser que Kamango ait reçu de sa hiérarchie un ordre visant à t'éliminer, '' répliqua-t-elle. '' C'était soit son initiative personnelle, soit celle d'une personne civile l'ayant utilisé pour te faire disparaître. C'est cette seconde possibilité qui est plus probable selon mon père, et particulièrement inquiétante, étant donné que la mort du colonel n'empêche pas que tu sois toujours en danger. Tu devrais savoir qui t'en veut autant, n'est-ce pas ? ''

'' J'ai ma petite idée là-dessus... Et sur les assassins de Kams, tu as des infos ? ''

'' Règlement de compte, apparemment. Abattu à bout portant par des personnes, ou quelqu'un, qu'il connaissait certainement. C'est une fin plutôt courante pour des individus dans son genre. On n'a pas su établir de lien direct entre son meurtre et ton cas. Papa m'a assurée avoir mis ses meilleurs hommes sur cette enquête ; d'ici demain, il pourrait y avoir plus d'informations concernant notamment ceux qui cherchent à t'éliminer. ''

'' J'ai l'impression que des gens essaient de liquider toutes les personnes qui détiennent des informations compromettantes concernant la tuerie qui a eu lieu chez le sénateur Kiyungu il y a quelques jours. Une source m'a appris que le commanditaire du carnage n'était autre que Kiyungu lui-même. Kams et ses hommes étaient à la gâchette. Mes supérieurs s'étaient ensuite empressé de m'interdire d'ouvrir une enquête mais j'avais décidé, malgré tout, d'enquêter discrètement en parallèle afin de découvrir le mobile du triple meurtre. Mon adjoint, Kazamuadi, me trahit en informant le sénateur et le colonel, ce qui a peut-être amené ceux-ci à vouloir me faire la peau. Mais leur élimination à tous les deux dans la même nuit pointe à nouveau vers l'affaire derrière l'assassinat des trois gardes du corps de Kiyungu, '' expliquai-je à Liza. '' J'ai, en outre, découvert qu'il pourrait y avoir un lien entre cette affaire et le projet de casino appelé Balcon, qui est implanté à la frontière de ma juridiction et celle du quartier où nous sommes actuellement. Il me faudra du temps pour en savoir davantage mais ma crainte est que les personnes qui sont à mes trousses depuis ce matin soient de celles qui me veulent mort, et ne me laissent donc pas assez de temps. ''

'' Tu as donc aussi besoin d'être gardé en dehors de l'hôpital, Bosco. Et je peux, bien entendu, arranger ça. ''

'' C'est gentil, mais pas pour l'instant. Cela m'empêcherait d'enquêter avec la discrétion nécessaire à ce type d'affaire. ''

Liza et moi montâmes dans la pièce où était couchée Adèle. Aussitôt à l'intérieur, mon téléphone sonna. Le numéro m'était inconnu. En décrochant, je reconnu la voix de Gaston Kolesha.

'' Voyons-nous à Lemba, à la station Sous-région. J'y serai dans vingt minutes, '' dit-il.

'' J'arrive, '' lui répondis-je.

'' Il y aura quelqu'un avec moi, un proche de Kams. Mais c'est sous contrôle. ''

'' Ça ne me dérange pas. ''

'' Pas de micro ou de choses comme ça, s'il vous plaît. ''

'' Il n'y en aura pas. A tout à l'heure, '' abrégeai-je.

J'expliquai à Liza pourquoi je devais partir précipitamment rejoindre Kolesha.

'' Et ceux qui te filent ? ils pourraient à nouveau tenter de t'avoir, '' réagit-elle.

'' Je les avais déjà semés ce matin. Ils ne peuvent avoir un œil sur moi qu'ici, justement. ''

Il était treize heures et demi lorsque je quittai le centre médical. Aucun véhicule ne semblait être à mes trousses. J'arrivai à la station Sous-région à l'heure prévue. Deux terrasses de bar sont contigües à cette station d'essence située au croisement de deux grandes artères de la commune, et Kolesha était devant l'une des terrasses, me faisant signe de le rejoindre à une table dissimulée par un treillis métallique recouvert de branches de maracuja. L'emplacement avait le plaisant avantage de rendre invisible en plein air. Ce coin exposé et très bruyant était paradoxalement idéal pour y tenir le type de conversations discrètes que nous nous apprêtions à avoir.

Kolesha alla s'asseoir à une table où attendait un homme dans sa quarantaine. Mince, l'air intrépide, préoccupé, je pouvais deviner qu'il était dans l'armée bien qu'il n'en avait visiblement pas les réflexes. Son regard s'était longtemps attardé sur moi depuis mon arrivée sur les lieux. J'avançai vers eux de ce pas qui dit clairement qu'il valait mieux ne pas m'avoir déplacé pour peu de chose. Sans les saluer, je m'assis sur la seule chaise libre disponible à leur table.

'' Sergent, voici le capitaine Masaki, '' dit Kolesha, d'une voix inaudible au-delà de notre table. '' Explique-nous pourquoi le sénateur Kiyungu et le colonel Kams ont été assassinés. ''

'' Le sénateur refusait de payer les tueurs à gage Angolais qui s'étaient chargés d'éliminer ses deux gardes, '' commença le sergent. '' Il estimait qu'ils exigeaient trop d'argent pour un travail mal fait qui avait par ailleurs coûté la vie à son troisième garde du corps, qu'il prétendit considérer comme son fils. Kams tenta en vain de le raisonner. Kiyungu se croyait beaucoup trop puissant pour que quoi que ce soit lui arrive. Les Angolais lui ont finalement fait la peau, et n'ont pas souhaité épargner le pauvre Kams, qui ne fit pourtant que servir de courroie de transmission. ''

'' Pourquoi Kiyungu avait-il fait éliminer ses deux gardes ? '' demanda Kolesha.

'' Ils étaient des témoins gênants d'une sale affaire. Kams n'en savait pas plus lui non plus. Il avait préféré recourir à des professionnels Angolais plutôt que de le faire lui-même, parce que les gardes de Kiyungu étaient réputés imprenables. ''

'' Pourquoi a-t-on tenté d'assassiner le capitaine Bosco Masaki ? '' demanda encore Kolesha.

'' Kiyungu en avait donné l'ordre à Kams il y a deux jours, prétendant que c'était sur instruction d'une autorité du pays, et qu'il n'y aurait cette fois-là aucun souci de paiement. Kams pensait que le sénateur Kiyungu tenait à empêcher le capitaine Masaki de révéler à quiconque ce qu'il avait découvert sur le meurtre des trois gardes. Qu'on eut découvert que Kams était impliqué dans un meurtre ne l'avait jamais préoccupé, parce qu'il se savait intouchable. Ce n'est donc pas lui qui pouvait en vouloir au capitaine. ''

'' Le sénateur pensait que j'avais découvert quoi exactement ? '' demandai-je.

'' Il avait des sources dans votre commissariat... C'est tout ce que je sais, '' répondit le sergent.

'' Qui êtes-vous pour que me fie à vos informations ? '' demandai-je au Sergent.

'' Je suis le frère de Kams. J'étais son assistant et son chauffeur personnel. ''

Je consultai aussitôt Kolesha du regard, qui acquiesça discrètement de la tête.

***

'' La division pour mieux régner porta ses fruits car le sol était fertile.

Une part du meilleur s'importe de nos rêves, là où le pire est à notre image.

Une part provient de l'insondable et s'indiffère du visage du temps qui file

Car l'amour est un point de singularité de la marche des mondes et des âges. ''

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