12. Clarisse Feza
Puisque j'y étais, sans perdre une seconde, je me rendis à l'adresse où habitait la jeune Rita, sans passer devant la résidence du sénateur assassiné, question d'éviter mes agents ainsi que les militaires qui infestaient les lieux. Adèle n'avait pas rouvert les yeux mais ses médecins se voulaient rassurants quant à sa santé lorsque je téléphonai l'hôpital en arrivant chez Rita. Je tombai alors sur Wivine, l'amie d'Evelyne Kiyungu, qui visiblement habitait les lieux. A la question de savoir si elle connaissait la jeune Rita, elle répondit qu'elle n'en était autre que la grande-sœur.
'' Je trouve curieux que ce soit ma sœur et non moi que vous veniez chercher, '' me dit-elle, provocatrice.
'' Je dois parler à votre sœur, si elle est là. Et c'est très urgent. ''
'' A cette heure elle est à l'école. A-t-elle fait quelque chose de grave ? J'espère que ça n'a rien à voir avec l'assassinat de l'honorable Kiyungu ! '' dit-elle, inquiète mais apparemment moins émue par la fraiche disparition du sénateur Kiyungu que par celle de Chadrak Mavika il y a cinq jours.
'' Non, elle n'a rien fait de grave, que je sache. Que savez-vous du meurtre du sénateur ? ''
'' Vous avez certainement vu son véhicule. Il a été attaqué alors qu'il revenait d'une soirée, sans son escorte habituelle. Il est mort sur le coup, dans la voiture. Le corps du garde abattu était, quant à lui, hors du véhicule. Un homme prétend avoir assisté à toute la scène, '' m'expliqua-t-elle.
'' Qui est cet homme ? ''
'' Il n'habite pas loin d'ici. C'est un charpentier bien connu dans le quartier. ''
Je notai l'adresse du présumé témoin oculaire mais fonçai tout d'abord à l'école. L'un, du garçon que voyait la petite Clarisse, et de son amie Rita, devait certainement savoir où se trouvait la nièce du sénateur. J'arrivai à l'école qui se situait pile au sommet de la grande colline qui regroupait deux quartiers de la commune dont faisait partie Masambila, ma juridiction. J'ordonnai que l'on me fasse venir la jeune Rita. L'adolescente, qui se trouvait en quatrième des humanités, était en effet connue pour être la grande amie de Clarisse Feza, comme me le confirma l'autoritaire nonne qui faisait office de préfète de l'établissement scolaire.
Rita parut étonnée mais pas intimidée lorsque je lui dis qui j'étais et ce pourquoi je l'avais fait venir. Nous nous éloignâmes des bâtiments vers un coin de la vaste cour de l'école.
'' Saurais-tu pourquoi Clarisse s'est enfuie de chez le sénateur Kiyungu ? '' lui demandai-je sans détour. '' Tu peux te confier à moi. Rien de ce que tu me diras ne sera divulgué à quiconque. Fais-moi confiance. ''
'' On la faisait un peu trop travailler. Elle se sentait maltraitée et voulait quitter la maison des Kiyungu, mais elle n'avait nulle part où aller. Sa mère mourut dans un village lointain peu après l'arrivée de Feza chez l'honorable Kiyungu, il y a une dizaine d'années. ''
'' Y avait-il d'autres mauvais traitements en dehors des corvées ménagères ? ''
'' Je ne sais pas. Elle souffrait horriblement dans cette maison. A un point que vous ne pouvez imaginer. ''
'' Etait-elle parfois battue ? ''
'' Non. Sa tante la frappait quelques fois, mais ne la battait jamais. ''
'' Il n'y avait donc aucun châtiment corporel inapproprié, c'est cela ? ''
'' Je ne sais pas, '' répondit-elle, se refusant à fournir des détails.
'' Qu'est-ce qui causait alors la souffrance horrible que tu viens d'évoquer ? ''
'' Rien, '' dit-elle en détournant le regard, visiblement peinée par un souvenir.
Ruth se mit ensuite à pleurer. Telle une coupable que sa conscience rongeait tout d'un coup.
'' Puis-je partir à présent ? '' demanda-t-elle.
'' Rappelle-toi que je ne suis pas ici pour te juger ou t'arrêter. Parle-moi comme à un parent qui ferait tout pour te protéger. Le sénateur est mort. Tu ne risques rien. Je commande toute la police du quartier, tu n'as absolument aucune raison de t'inquiéter, ma fille. ''
'' Que voulez-vous savoir, Monsieur ? ''
'' Qu'est-ce qui faisait souffrir Clarisse horriblement ? ''
'' On abusait d'elle. Régulièrement... Violemment... ''
'' Sexuellement ? ''
Elle hocha doucement la tête pour acquiescer. Son regard continua de fixer le sol. Son visage resta immobile comme si des images lui défilaient sous yeux.
'' Le sénateur abusait-il d'elle ? '' demandai-je.
'' Non, son fils cadet, Roly. Mais tout le monde dans la maison le savait. On laissait faire. ''
'' T'avait-elle donné un indice sur l'endroit où elle irait en s'enfuyant ? ''
'' Non. Ils menaçaient de la renvoyer au village ou bien dans un orphelinat, où elle regretterait toute sa vie. ''
'' Etes-vous, Clarisse et toi, toujours en contact ? ''
'' Non. Son numéro de téléphone ne passe plus depuis qu'elle a disparu. Mais Brady, son petit-ami, sait peut-être la joindre. ''
'' Je parlerai à Brady, tout à l'heure. Pour l'instant, j'ai besoin que tu m'aides à la retrouver et à faire emprisonner tous ceux qui ont abusé d'elle. Quoi d'autre de terrible aurait pu l'avoir poussée à s'échapper de la maison du sénateur ? ''
'' Elle était tombée enceinte de Roly Kiyungu. Il tint à la faire avorter mais elle refusa catégoriquement. Clarisse et moi connaissions bien une fille du quartier qui avait perdu la vie suite à un avortement qui avait mal tourné. Il était donc hors de question qu'elle risque sa vie ainsi. ''
'' Menaçait-elle de dévoiler au reste de la famille Kiyungu, ou à quiconque, l'auteur de sa grossesse ? ''
'' Pas du tout. Clarisse savait que Roly était capable de la tuer. Elle lui était totalement soumise, presque comme une esclave. Elle n'aurait jamais révélé publiquement qu'il était le père de son enfant. Jamais. ''
'' Quel âge Roly a-t-il ? ''
'' Entre vingt-cinq et vingt-sept ans, je crois. ''
'' Avait-elle un autre membre de famille dans la ville, chez qui elle aurait pu se réfugier ? ''
'' Aucun membre de sa famille ne s'en souciait... Retrouvez-la, je vous en prie. Cette méchante famille Kiyungu l'a peut-être forcée à rentrer souffrir dans un misérable village. ''
'' Ils n'auraient pas alors signalé sa disparition à la police. Je crois plutôt qu'elle aurait elle-même organisé sa fuite. ''
'' Mais elle n'avait nulle part où aller ! '' insista Rita.
Je compris que l'affaire de la jeune Clarisse ne fournirait probablement pas des indices dans la direction de la récente série de meurtres liés au sénateur Kiyungu. Mais puisque j'étais lancé, je n'avais d'autre choix que d'en finir. Je laissai Rita retourner en classe et demandai que l'on m'amène Brady. Le jeune homme de dix-sept ans était plus court que je l'imaginais. Il approchait, l'air pensif, on aurait même dit un peu furieux. C'est à peine qu'il me salua.
'' Comme te l'a dit la Sœur préfète, je suis le commandant du poste de police de Masambila et j'ai souhaité te voir afin que tu me dises tout ce qui pourrait m'aider à retrouver Clarisse Feza. ''
'' J'ai déjà rencontré le commandant de ce poste-là, et ce n'était pas vous, monsieur. ''
'' Tu as rencontré mon adjoint, Kazamuadi. J'étais en congé en ce moment-là. Alors parle-moi. Donne-moi tout indice susceptible de m'aider à la retrouver. Je sais que vous deux étiez proches et que cela déplaisait à sa famille. ''
'' Votre adjoint avait menacé de m'arrêter si j'osais encore parler de cette histoire à quiconque. Et c'est ça la police censée protéger la population ? '' dit-il, justifiant son hostilité envers moi.
'' C'est la raison pour laquelle nous sommes assis ici dans ton école et pas dans mon bureau, jeune homme. La police ne te fera rien tant que je serai en vie. Où s'est enfui Clarisse ? ''
'' Elle ne s'est pas enfuie. Je suis certain qu'on lui a fait du mal. Le jour de sa disparition, en milieu d'après-midi, il y avait plusieurs de ses appels manqués sur mon téléphone. Je la rappelai peu après. Lorsqu'on décrocha, j'entendis un cri épouvantable au bout du fil, puis on raccrocha trois secondes après. C'était Clarisse qui poussait des cris de douleurs, j'en suis sûr. Je courus vers la maison du sénateur avec mon petit frère. Nous toquâmes longtemps au portail avant qu'on nous ouvrit. J'expliquai alors au gardien ce que j'avais entendu au téléphone. Il alla ensuite avertir les gens dans la maison. Mais à son retour vers nous, il déclara qu'il n'y avait aucun problème, et que nous ferions mieux de rentrer d'où nous venions. ''
'' Sais-tu qui était l'homme qui vous a reçu au portail ? Etait-ce un policier ? ''
'' Non, il n'en avait pas l'air. Je n'étais jamais allé chez Clarisse avant ce jour-là, '' ajouta Brady.
'' Que s'est-il passé après qu'il vous ait demandé de partir. ''
'' Aussitôt après, nous sommes allés à la police. J'expliquai aux policiers qu'il fallait aller voir chez le sénateur pour s'assurer que Clarisse allait réellement bien parce que les cris que j'avais entendus étaient très inquiétants. ''
'' Que firent alors les policiers ? ''
'' Nous rentrâmes chez le sénateur Kiyungu avec deux policiers : un homme et une femme. La femme nous prévint que s'il s'avérait que Clarisse était saine et sauve, nous devrions payer une lourde amende à la Police. Mais arrivés sur les lieux, le sénateur ordonna que nous quittâmes immédiatement sa résidence. Même les policiers n'en revenaient pas. Ces derniers demandèrent à mon frère et moi de rentrer chez nous. Le lendemain, la famille Kiyungu déclara officiellement que Clarisse avait disparue. Je retournai à la police pour savoir ce qu'il se passait, mais là le commandant, votre adjoint, menaça de me faire arrêter si je continuais à parler de Clarisse. Il me dit que le problème était désormais entre ses mains et que je ne devais en aucun cas interférer avec son enquête. Venant de la police, cette réaction m'avait complètement brisé. Ils ont fait du mal à Clarisse. Je n'arrive pas à dormir la nuit. Je sais qu'elle criait au secours. Mais je n'avais pas mon téléphone lorsqu'elle m'appelait à l'aide... ''
Les paroles du jeune Brady évoluèrent en pleurs. Son corps commença à trahir la douloureuse peine qu'il portait chaque jour depuis la disparition de la fille qu'il aimait. Il m'affirma sans le moindre doute que le sénateur et sa famille avaient ôté la vie à Clarisse Feza. Il devint pénible de le voir sangloter ainsi. Je préférai en rester là, et retourner au plus vite auprès de ma femme à l'hôpital.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top