Canalisation abandonnée
Le corps de Teddy penche sur la gauche, directement dans le vide. Seules les solides sangles de son fauteuil retiennent sa chute par l'ouverture latérale de son module de transport. Cette dernière, située juste derrière la « locomotive » automatique, avait été arrachée lors de l'accident.
Le passager vient à peine de reprendre conscience, encore trop sonné pour céder à la panique. Son premier réflexe est de tendre ses bras afin d'atteindre le sac de secours en cas d'urgence, situé en bas de son siège. Se rendant vite compte de son incapacité devant une telle prouesse acrobatique, il utilise plus aisément ses pieds. Ces derniers lui permettent d'emmener le sac à portée de mains. Cet effort physique provoque la chute d'une larme de sang depuis son front, lui faisant redouter une blessure au crâne, voir une commotion cérébrale.
Il n'ose pas y toucher, préférant fouiller dans le sac afin de trouver la radio qui peut envoyer un signal d'urgence en cas de panne. Cette dernière n'émet qu'un lointain grésillement presqu'inaudible, probablement coupée du réseau qui aurait du lui permettre la communication avec l'extérieur. Quand à son propre téléphone portable, il lui sera encore moins secourable à une telle profondeur.
Teddy Law, ingénieur de profession, se fait vite rattraper par la panique. D'autant plus qu'il éprouve soudain des difficultés à respirer et entend des bruits sourds marteler dans sa tête.
Ou bien les sangles lui compriment trop fort le ventre, ou, cas hélas plus probable, il souffre déjà du manque d'oxygène. La porte arrachée de sa capsule laisse échapper l'air pressurisé et filtré, le réseau des tubes étant maintenu en basse pression, sous vide, afin de limiter les frictions de l'air.
Submergé par une angoisse nerveuse qui redouble d'intensité avec sa reprise totale de conscience, il continue à fouiller le sac en tremblant, jusqu'à trouver un masque à oxygène relié à une bonbonne de survie.
L'arrivée d'air salvatrice dans ses poumons lui permet de retrouver un peu son calme. Il se réfugie alors dans la conséquence la plus rassurante : la disparition du train de son parcours va forcément être signalée aux stations et les secours ne tarderont pas à arriver.
Mais qu'est ce qui a bien pu se passer ? Comment un tel dérapage a pu avoir lieu ? Ce voyage d'essai en ligne droite ne devait durer que quelques minutes excitantes. Comment s'est-il retrouvé dans une telle situation ?
Teddy se ressasse son jargon d'ingénieur, dans l'espoir que sa mémoire retrouve le moment de l'accident :
« Tout à pourtant correctement été contrôlé au départ ! Le fuselage de la capsule locomotive est digne d'une balle de révolver... les compresseurs aspiraient très bien l'air pour accentuer la propulsion aérodynamique sans frottements... même les moteurs à induction généraient parfaitement le champ magnétique afin de propulser le train... »
Il a beau rechercher la moindre anomalie ou avarie technique, rien n'aurait pu provoquer cet accident. Dès le départ, son train Hyperloop avait prit une très grande vitesse en quelques secondes, atteignant une pointe de cent quatre vingt six km/h.
« Tous les systèmes ont très bien répondu ! » Poursuit Teddy dans ses analyses. « La sustentation magnétique marchait à la perfection, de même que l'aérodynamique dans les tubes à basse pression... »
En effet, le cylindre noir de la locomotive qui tractait les wagons d'essais avait filé en parfaite suspension... jusqu'à ce que...
Il sursaute en se rappelant du moment où tout a basculé ! Le train avait « déraillé ». Chose impossible pourtant, tout simplement parce que le tube dans lequel circulent les modules de l'Hyperloop n'a rien à voir avec un tunnel de train classique. Il ne s'agit pas d'une voie ferrée, juste d'un tube souterrain à la manière d'un très large pipeline en ligne droite. Aucune aspérité sur lequel le train pourrait buter, seulement une paroi métallique blanche et lisse, mis à part les cerceaux noirs indiquant la présence des moteurs à induction linéaires. Ces derniers sont placés à intervalles réguliers à l'intérieur des tubes pour créer le champ magnétique sur lequel glisse le train.
Et pourtant, quelque chose l'a bel et bien fait dérailler. Teddy se souvient des flashs émis par les caméras du contrôle de vitesse, le seul divertissement qui ponctuait le paysage intérieur du tube. Il les revoit apparaitre et disparaitre aussitôt via l'unique fenêtre de la porte latérale. Il se souvient qu'au moment du problème, lorsqu'il sentit son train piquer violemment vers le bas, elles disparurent d'un seul coup. Il y eut ensuite une secousse particulièrement violente.
Le passager cru qu'il allait mourir lorsque des vagues d'étincelles fusèrent depuis les rebords extérieurs du module. Malmené par les secousses, son crâne frappa violemment une paroi ou le dossier de son siège, le faisant s'évanouir sous le choc !
Il ne se rappelle pas combien de temps il est resté évanoui, n'ayant pas emporté sa montre. Pour le moment, l'état quasiment intact de son intégrité physique le rassure, mais l'inconfortable position assise semble augmenter les bruits sourds dans son crâne.
« Je ne peux pas rester ainsi... » Se dit-il. « Je suis presqu'à l'envers, le sang est en train de me monter à la tête ! »
Il inspire un grand coup et se libère alors des sangles. Il reste fermement cramponné un moment à ces attaches, ne voulant surtout pas retomber in extrémis tête la première.
Une fois les pieds posés sur la paroi interne arrondie de sa capsule, il se rend compte qu'il avait totalement perdu le sens de l'orientation lorsqu'il était attaché à son fauteuil. La forme cylindrique de son « wagon » l'avait déstabilisé. Sa place d'unique passager embarqué s'était certes retrouvée sur le côté mais pas de manière aussi oblique qu'il l'avait cru. Quant à l'ouverture béante suite à la perte de la porte, elle ne donne pas sur du vide, mais à moitié sur un sol extérieur sombre.
Il s'approche de cette surface et la touche. Le ressenti est dur et froid comme l'acier d'un réseau pipeline, mais la sensation s'avère plus proche du béton ou de la roche humide. Cette surface extérieure est aussi partiellement couverte de sable, beaucoup de sable, différent de celui fin et sec des déserts extérieurs. Celui là est plutôt mouillé et se rapproche de la boue.
Teddy s'accroupit pour sortir du wagon par la demi-ouverture que lui offre la porte arrachée.
Le grand espace qui l'attend de l'autre côté et qui le plonge dans une oppressante obscurité l'effraie au plus haut point. Il prend soudain conscience de sa vulnérabilité face à l'inconnu.
Les souvenirs et sensations de l'accident lui reviennent maintenant davantage en mémoire, il se demande si son train n'aurait pas changé de tuyau pour un des réseaux techniques parallèles de l'hyperloop ? Mais l'état lugubre et humide de ce nouvel environnement l'emmène à une seconde hypothèse plus inquiétante. Et s'il s'était détourné de sa voie pour s'embrancher d'un autre tube qui n'aurait jamais du se trouver ici ?
Teddy sait que les tronçons des hyperloop sont parfois construits sur le tracé d'un ancien réseau de pipeline ou tuyaux gazoducs. Et si un défaut de construction avait fait communiquer sa voie avec un ancien tuyau survivant dont le diamètre était trop petit pour laisser passer son train ? Et si, avec la vitesse et le rétrécissement de cette voie inadaptée, sa locomotive s'était compacté et broyée jusqu'à ce que sa tôle comprimée ne se bloque ?
Mais sa seconde théorie ne tenait pas non plus la route. Il réalise que ce nouveau tronçon était au contraire bien trop grand pour le train.
N'étant pas assez éclairé par la lumière interne encore active dans la cabine, il sort du sac de secours une puissante lampe torche. Le faisceau de la lampe dévoile la carcasse du train.
La longue silhouette tordue l'impressionne, il s'approche de la capsule locomotive, évitant tout contact avec ses rebords rougis et horriblement brulants. Le véhicule de tête a beaucoup souffert, tout son flan s'est raflé jusqu'à s'user de moitié. Une épouvantable odeur d'acier brulé heurte les narines de l'ingénieur malgré le masque d'oxygène qu'il a attaché sur sa bouche et son nez.
Le train s'est donc retrouvé détaché de son tube sous vide qui assurait sa propulsion sans frottements, et il a du se renverser sur le côté en râpant la surface interne de ce nouveau lieu, jusqu'à finir par s'arrêter.
Osant faire quelques pas dans l'obscurité en s'éloignant un peu du train, ses pieds marchent toujours sur cette surface dure, couverte d'un sable dense.
Teddy continue son avancée avec prudence et angoisse, le sol remonte en pente douce et continue jusqu'à ce que cette inclinaison devienne un véritable mur incurvé. Il finit alors par comprendre qu'il se trouve dans un autre tunnel cylindrique, d'une taille si démesurée qu'elle manque de le faire tomber à la renverse.
En atteignant le bord de cet étrange boyau, il lance une première estimation de la taille. Le diamètre doit avoisiner les vingt mètres, soit plus de deux fois une galerie de métro. Et concernant la longueur de ce tuyau, même la puissante lampe n'éclaire pas suffisamment pour s'en donner une idée précise.
Eclairant le rebord le plus proche de lui, Teddy pense que le revêtement du tube se compose d'une fonte rouillée à l'image des nombreux vieux tuyaux abandonnés. Il est souvent moins onéreux d'installer tout un nouveau réseau de pipeline ou canalisation plutôt que de déterrer d'anciens tuyaux. Mais jamais il n'avait eu connaissance d'une relique industrielle aussi gigantesque. De même, il ne lui semblait pas que les sous sol des Emirats Arabes Unis présentent des tunnels de canalisation aussi profondément enfouis. Rien dans ses études sur la topographie du terrain ne lui avait d'ailleurs signalé la présence de cette anomalie.
Il pousse la curiosité jusqu'à s'approcher encore plus de cette surface interne et toucher la paroi avec ses mains nues.
L'ingénieur commence à douter de sa raison en découvrant que cet immense tuyau n'est pas constitué de fonte, mais construit en immenses blocs de pierres couleur ocre. Elles semblent polies, imbriquées entre elles avec des fentes si serrées qu'il serait impossible d'y glisser une brindille.
« Bâtir une surface en pierre tellement lisse et grande... au niveau de l'architecture, cela relève du plus grand prodige technique de tous les temps ! »
Teddy suit les formes de ces pierres avec sa torche, laissant glisser ses doigts dessus. Il cherche à comprendre les outils qui ont pu permettre de telles tailles... La découverte de ce mystérieux tunnel en tube lui fait oublier un instant sa situation claustrophobique d'accidenté dans un souterrain inconnu.
Réalisant qu'il s'est éloigné du train, une vive montée de stress le pousse à revenir au plus vite vers la carcasse.
Il redescend logiquement vers le bas du tube de pierre, persuadé de retourner vers l'hyperloop. Mais, alors qu'il agite le faisceau le plus loin possible devant lui, il n'aperçoit pas la structure des modules.
« C'est une blague ? » S'exclame-t-il sous la panique.
Jusqu'où a-t-il bien pu déambuler dans les ténèbres en partant à la découverte de ce souterrain ? Et pourquoi n'aperçoit-il pas la lumière émise depuis l'intérieur de son module passager ?
Teddy enrage contre lui-même, il lui est inconcevable de se perdre dans une telle situation ! Et pourquoi s'est-il perdu d'ailleurs ? Lui qui a toujours eu un très bon sens de l'orientation. Pourquoi cet improbable tunnel met-il tous ses sens en défaut ?
Alors que sa nervosité prend de l'ampleur, un bruit de glissement le fait sursauter violemment. Il lève sa torche vers l'avant d'où il pense avoir entendu le bruit. Il pointe dans le vide, la lumière s'étouffant au fond de ce dallage de pierre et de sable.
Un autre bruit résonne cette fois derrière lui... Celui là dure plus longtemps, encore un frottement, mais plus continu, comme si quelque chose était tiré sur la surface en pierre. Il demeure figé un moment, les yeux grand ouverts sous une expression de terreur.
Teddy se retourne lentement et, d'un geste tremblant, pointe là encore sa torche droit-devant lui... lorsqu'un cylindre se dévoile dans l'obscurité à quelques mètres. Sa peur se mue en rire lorsqu'il reconnait la forme de l'Hyperloop accidenté. Son module passager n'émet plus aucune lumière, l'éclairage a certainement fini par lâcher à son tour.
Accoudé contre l'ouverture, il se force à résonner avec logique. Et s'il repart en arrière, jusqu'à espérer atteindre l'embranchement où le train a bifurqué dans ce tunnel ? Au moins il pourra reconnecter sa radio à un poste de secours. Reste à savoir sur quelle distance son train a bien pu glisser sur le sol de ce nouveau tunnel ?
Et les bruits qu'il a entendu, était-ce seulement son imagination gagnée par la panique ou bien...
« Ce tuyau est surement plein de rats. » Explique-t-il à son inconscient hanté par des fantômes infernaux. « Les rats pullulent dans les profondes canalisations abandonnées ! »
Teddy écoute, tendu, rempli de crainte en suivant le progrès de ces frottements qui résonnent encore, par intermittences. Il lui semble qu'ils se rapprochent de sa position, puis, avant que sa lampe ne puisse surprendre un quelconque rongeur, les bruits recommencent à s'éloigner.
Sa peur grimpe en flèche et ne décroit pas. Plutôt que de partir dans les ténèbres à la découverte de la bifurcation, il aimerait rester calfeutré dans son module, dans l'attente d'être secouru.
Mais de nouvelles contraintes lui glacent le sang. Il n'aura probablement pas assez d'oxygène pour rester indéfiniment ici et tenir jusqu'à l'arrivée d'hypothétiques secours. Il n'est même pas certain d'avoir assez de réserves pour retourner au tunnel connu.
Chaque montée d'angoisse amplifie les martèlements dans sa tête, cette situation ne peut se gérer qu'avec sang froid. Première chose, comprendre où il se trouve et comment son train a pu bifurquer dans cet immense tunnel souterrain ? Lors du percement du tunnel pour l'Hyperloop, comment se fait-il que personne n'a remarqué que la voie croisait un autre tunnel aussi imposant ?
Le bruit est allé mourir, lui semble-t-il, au-delà des murs de ce tuyau, peut-être dans des conduits parallèles. Teddy en profite pour reprendre son calme et emporter dans le sac toutes les réserves en petites bombonnes d'oxygène.
Pour remonter le sillon de son train sans se perdre, il décide de suivre la grande trace de frottement au sol. Il aurait espéré une rayure bien nette, mais le sable et le plissage de ces pierres permirent à l'Hyperloop de glisser dessus si facilement...
« Voilà un ouvrage absolument remarquable... » Se commente-t-il pour contrer ses angoisses tandis qu'il s'éloigne du train et fait face à une vaste étendue obscure.
Le seul tuyau de pierre dont il avait eu connaissance était un vestige cylindrique d'une trentaine de centimètres présenté un jour par un de leurs profs en école d'ingénierie. Beaucoup soupçonnaient que l'objet présenté était en réalité une stalactite ou un tronc fossile, ou encore une partie interne laissée vide par une pièce métallique oxydée. Teddy avait opté pour un tuyau d'évacuation d'un ancien terme romain et il avait eu raison.
Le procédé de fabrication antique d'un tuyau en bonne pierre était possible, mais pas dans cette proportion titanesque et encore moins dans cette partie du monde. Les tuyaux antiques les plus proches géographiquement furent retrouvés au Sahel et étaient constituées de terre cuite ou de bois. Ce lieu demeurait donc un véritable mystère.
Même s'il n'entend aucune répétition des bruits qui l'ont tant inquiété, Teddy se sent rapidement oppressé, seul dans le silence de cette canalisation mythique.
Il calle ses pensées sur son but, regagner le tunnel de l'Hyperloop en marchant, peu importe le temps que ça lui prendra. Partit dos au train, il éclaire et suit au sol la longue trainée noire causée par le frottement de la locomotive et des wagons. Elle est de plus en plus visible, preuve qu'il se rapproche forcément du point de divergence sur sa voie. Mais plus il avance, plus il se sent minuscule au milieu de l'immense tuyau, véritable bouche béante dont il peine à chasser l'obscurité à chaque progression.
En réalité, le tunnel semble incroyablement vieux, des champignons et moisissures prolifèrent sur certaines zones de ses parois. Son état de conservation s'avère cependant parfait, aucun éboulement visible dans sa structure.
La marche de Teddy s'éternise, il s'accorde quelques pauses, les plus courtes possibles. Ces arrêts lui permettent de se pencher sur la bizarrerie des lieux, Il aimerait comprendre comment ces pierres lisses qui forment la paroi interne ont été ouvragées et déplacées.
À part celle laissée par l'Hyperloop, il n'y a aucune autre trace de rayures au sol, ni en hauteur, il n'a aucune idée de la façon dont ce monument a pu être foré ou construit. Encore moins sur ce qui aurait pu jadis être acheminé dans ce conduit. Aucun passage d'eau ou autre liquide n'ont érodé l'intérieur.
Il note aussi l'absence de toute trace d'enduit, de trous, de coups de pioche, bref de tout aménagement de chantier que les humains avaient coutume de laisser sur leurs sites les plus antiques. Mais de quelle époque cette construction peut-elle bien dater ? Malgré l'effet ancien des pierres, cette cavité donne curieusement l'impression d'être toute fraîche.
« Voyagez à 1220 km/h ? Oui, mais en surface ! »
Teddy comprend désormais le sens du slogan mystique que son grand patron répétait à chaque conférence. Le milliardaire Elon Musk, avait initialement prévu de lancer son premier train « Hyperloop » civil pour 2024. Mais le projet fût repoussé. Le « voyage d'essais » développé sur un tronçon de pipe-line en Californie s'avéra être un échec cuisant. Ce système de transport subsonique à mi chemin entre le TGV et le Concorde, avait pourtant tenu ses promesses : atteindre 1220 km/h, soit une promesse de distance Paris-New York en moins de cinq heures. Mais le staff ingénieur avait omit de compter sur l'inconvénient majeur de son système de transport révolutionnaire. Les passagers ressentaient une haute claustrophobie dans ce tube de transport semblable à un pipe-line. Le grand patron ne s'était pas avoué vaincu, repensant tout son projet dans sa tête.
Teddy se demande pourquoi il pense à ça maintenant, alors qu'il a besoin de rester concentré sur sa survie dans ce tunnel abandonné ?
Peut-être est-ce sa colère, liée au désespoir de sa situation, qui ramène toutes ses pensées au milliardaire excentrique.
Il le revoyait, debout, seul sur l'estrade, ses bras en croix lui allouant la parfaite image christique d'un illuminé sous les halos blancs et bleus du film projeté sur l'immense écran mural. Le train Hyperloop y filait tel un missile dans son « métro-tube » quasi transparent qui lévitait sur sa rampe à électro-aimant. La pointe blanche transperçait l'air telle une longue balle de revolver qui filait entre mer et ciel d'un bleu infini. Ces images vidéo pseudo-artistiques de vagues et nuages cachaient avec application la succession des piliers porteurs du tube, plantés en plein océan. Un élément de construction qui demeurait encore une des grandes inconnues techniques du projet. Mais qu'importe, le boulot d'un infographiste était d'offrir à rêver, celui d'un ingénieur était de rendre ces rêves réalistes, ce qui les faisaient souvent tourner au cauchemar.
Au moins cette mascarade de présentation claquait, il fallait au moins cela pour fanatiser les investisseurs. Affaires et religions avaient en commun de quémander la ferveur des riches, lesquels devenaient le vivier de tout grand projet d'envergure.
Il se remet en marche tout en revivant ce récent passé dans les moindres détails. Il se revoit assis à sa place imposée d'hôte d'accueil-attaché de presse près d'une des entrées du vaste amphithéâtre. Le grand patron les avait tous mobilisés, toutes fonctions mélangées, pour choyer les investisseurs. Teddy se plia même à sacrifier ses vacances afin de revenir d'urgence. Dommage, c'auraient été celles de la dernière chance avec Jennifer. Il avait planté sa femme en plein milieu de leur voyage, l'avenir de son couple se devinait encore plus désespéré que celui du « Metro-tube ». Le grand patron ne se rendait pas compte à quel point la nouvelle vision de son projet présentait nombre de paramètres faisant surchauffer les cellules grises de ses ingénieurs.
L'époque des courses à l'innovation pour les téléphones portables laissa place à celle des nouveaux moyens de transport futuriste les plus rapides et sécurisés possibles. Ce nouveau marché était immensément disputé. Un milliardaire chinois avait même attenté en procès Elon Musk pour vol d'idée, (ce à quoi l'Américain s'était défendu en accusant en retour son adversaire de lui avoir volé en premier la primeur du projet). Suite à l'échec de l'Hyperloop, l'adversaire chinois supprima son projet de réseau souterrain entre Paris et Beijing pour se lancer dans la création d'une ligne extérieur de transport subsonique, ce à quoi Elon Musk jura que c'était sa compagnie qui sortirait le premier prototype de ce genre ! Très vite, la compétition ne se joua plus seulement entre deux milliardaires. Les riches investisseurs de Dubaï entraient en lice, promettant de développer à leur tour un moyen de transport pouvant parcourir cent cinquante kilomètres en douze minutes. Ce fut à ce moment là que les rouages s'embranchèrent pour Teddy...
Afin de « prendre de vitesse » ses concurrents et se concentrer uniquement sur le développement du Métro-tube, le grand patron revendit le projet Hyperloop en semi-partenariat aux richissimes investisseurs de l'ensemble des Emirats Arabes Unis. En tant qu'ingénieur spécialisé dans les trains magnétiques, Teddy fut rattaché au projet Hyperloop One chargé de relier Dubai à Abou Dhabi.
Tel un pion que des doigts géants attrapaient par le col pour le jeter à l'autre bout de la planète, il fut transféré de sa Californie natale à la péninsule arabique, dans les locaux du cabinet d'architecture BIG qui avait pour commande d'imaginer un nouveau moyen de transport s'incorporant dans la mégapole.
Teddy se remémorait avec agacement l'allure des trois principaux architectes chargés du design des Hyperloop au cabinet BIG : la petite garce parvenue d'Emilie et son éternel chemisier bleu, le trop gentil Wonjoon toujours vêtu de ses chemises noires malgré l'épouvantable chaleur, et enfin la tyrannique Zaini, la seule Emirati de l'équipe avec son foulard aux motifs blancs et noirs. Les trois avaient beaucoup appris du précédent échec, ils imaginèrent alors des wagons sous forme de petites nacelles très aérées de quelques places pour les passagers. Le voyage en lui-même serait aussi rapide que l'attente au départ des gares s'avérait long. Aussi, les salles d'attente feraient parti de l'intérieur de ces wagons, agencées en de spacieux et confortables salons. Zaini osa aller encore plus loin, chaque nacelle pourrait se déplacer de manière autonome tel un bus venant chercher ses passager sur les routes des villes, les conduisant jusqu'à la station de l'Hyperloop. Là, elles se grefferaient alors à la « locomotive » pour former un train, puis le voyage de douze minutes débuterait le long d'un tube enterré filant à travers le désert.
Un beau concept sur le papier et les écrans, mais en bon ingénieur, Teddy leur fit remarquer que l'Hyperloop actuel était très fin et ne pourrait pas vraiment incorporer ce genre de nacelles. Avait-il eu tort d'émettre des doutes sur la viabilité de ce concept ? Du jour au lendemain, sans qu'on le laisse se préparer, il fut envoyé tester un train d'essai totalement automatisé afin de constater par lui même si les machines répondaient bien... Avec innocence, Teddy se convainquit qu'il n'y avait aucun problème à se retrouver seul dans le train, c'était tellement excitant de compter parmi les premiers êtres humains à voyager en vitesse supersonique ! Un technicien aurait du l'accompagner mais il fut hospitalisé suite à un problème de déshydratation.
Teddy avait déjà effectué de nombreux voyages en solitaire lors d'essais en Californie. Au pire des cas, si le train tombait en panne en milieu de parcours, il pouvait rester connecté avec les stations des deux points de jonction. Il ne serait pas difficile à trouver puisque la voie du tunnel se composait d'une unique ligne droite.
Jamais il n'aurait imaginé que tout ceci le mènerait à sa triste situation actuelle où il se retrouve bloqué dans un tronçon de tunnel inconnu à plusieurs dizaines de mètres sous la surface du sol.
De plus en plus troublé, l'ingénieur cache son angoisse de solitude derrière un rôle d'explorateur de vestiges inconnus.
Il traverse successivement des zones de totale obscurité, puis de faibles lumières selon la quantité des parasites luminescents accrochés aux rebords. Progressant d'un pas rapide, il est persuadé d'arriver bientôt au niveau de l'embranchement...
Soudain, il s'immobilise... Assez loin devant lui, le puissant rayon de lumière de sa lampe éclaire quelque chose d'énorme.
Un monticule, voir une montagne de sable qui a probablement bouché le passage du tuyau après que le train Hyperloop y soit passé.
Au milieu du sable se trouvent des débris confus qu'il associe à d'énormes morceaux de pierre, de béton... et même d'acier.
Son visage blêmit, selon toute vraisemblance, il n'a pas emprunté un embranchement pour se retrouver dans ce tunnel inconnu. C'est une portion du tunnel de l'Hyperloop qui s'est effondré dans le tunnel actuel. Le train aura glissé sur le sable mélangé aux gravas, et bloqué l'ouverture derrière lui.
Sautant sur place, hurlant comme un possédé, Teddy réalise qu'il est perdu... Combien de temps va prendre le déblayement de cet épais amas de sable et de débris ? Surement pas assez pour ses réserves d'oxygène... Et est-ce qu'un tel chantier de secours sera tout simplement possible ? Il va finir emmuré...
Un des débris d'acier du tube de l'Hyperloop ressort de l'amas. Son aspect attire l'attention de l'ingénieur qui constate qu'il s'agit d'un gros morceau entier du tube qui a été découpé. Ses rebords montrent qu'il a été tranché avec une sorte d'acide... suffisamment corrosif pour attaquer le métal.
Il perçoit alors un de ces fameux bruits qui semblent résonner de l'autre côté des murs. Il se retourne pour apercevoir dans les hauteurs, de petits débris de pierre et d'acier qui tombent sur les amas au milieu d'une cascade de sable.
Teddy repart d'un coup par où il est venu, courant tel un fou ! Atrocement effrayé, il est certain d'avoir aperçu quelque chose dans la pénombre d'où ont chuté les débris. Son coup d'œil fut trop vague et trop rapide pour deviner de quoi il s'agissait vraiment, mais son esprit imagina une monstruosité innommable.
Tout en courant, il maudit Elon Musk et son foutu projet d'Hyperloop. Il maudit ce petit concours de milliardaires, si semblable au jeu de celui qui pisse le plus loin. Il maudit ce foutu cabinet d'architecture qui l'a envoyé dans cette situation pourrie. Il maudit tous ces fichus objectifs de temps à tenir. Il maudit sa grande gueule et son sens du devoir lorsqu'il menaça de révéler que les projets d'Hyperloop seraient irréalisables !
Tous ces fourbes avides l'avaient enterré vivant ! Il repensa à Jennifer. S'il pouvait revenir en arrière, il serait resté en vacance avec elle. Il aurait surement perdu son job, mais maintenant il allait perdre sa vie, seul, oublié de tous dans ce tunnel de canalisation dont le reste du monde ignore l'existence...
En s'agitant ainsi, il vient de gaspiller de précieuses réserves d'oxygène. Ces dernières sont désormais consommées à plus de la moitié. La sensation d'étouffement recommence. Il doit s'assoir, demeurer immobile un moment. Des tremblements violents s'emparent de tous ses membres. Il entend à nouveau au loin ce curieux bruit de frottement qui se répète et qui évoque un objet lourd que l'on traine. Le bruit se répète à intervalles réguliers, puis il finit par s'arrêter.
Teddy décide de se relever, de revenir sur ses pas, vers le train Hyperloop ravagé, cracher sur la carlingue qui sera encore chauffée au rouge puis continuer en avant vers l'inconnu. Il estime qu'il sera très probablement bloqué par un nouvel effondrement dans cet incroyable tube « antique ». Mais au moins il sera fixé sur les dimensions de son tombeau. Et qui sait... dans quelques siècles, lorsque des archéologues déterreront ses restes, ils exposeront son squelette dans un musée, pour une exposition consacrée aux stupides martyres du progrès technologique.
« Aux Hommes qui pouvaient voler jusqu'au plus haut des cieux mais qui s'avérèrent incapables de maitriser ce qui se situait juste sous leurs pieds. »
Il calme ses pensées morbides en se demandant pourquoi des hommes, si ce sont bien des hommes, auraient construit un tel tunnel ? Il se souvint de récentes découvertes archéologiques troublantes, un réseau européen de tunnel de l'âge de pierre qui irait de l'Écosse à la Turquie. Un archéologue allemand, Heinrich Kusch, prétendait avoir trouvé les preuves d'existence de tunnels du néolithiques sous des centaines de villages sur tout le continent. Un tel réseau devait avoir été énorme pour survivre depuis plus de douze milles ans. Mais ce n'est rien en comparaison de cet immense tuyau que Teddy découvre. La plupart de ces sois disant tunnels préhistoriques n'étaient pas beaucoup plus grands que des trous de ver de soixante-dix centimètres, juste assez large pour qu'une personne puisse s'y faufiler en rampant. Certains experts estimaient que ce réseau fut jadis un moyen pour l'Homme de se protéger contre les prédateurs tandis que d'autres croyaient que quelques-uns des tunnels reliés furent utilisés comme réseau préhistorique d'autoroutes, permettant aux Cro-Magnons de voyager en toute sécurité quel que soit les guerres ou la violence extérieure.
La majorité de ces tunnels furent bouchés aux entrées par l'Eglise qui redoutait cet héritage des temps païens. S'était-il passé la même chose entre l'Islam et cette canalisation en pierre dans cette partie du monde ?
« Suis-je dans une passerelle vers un monde souterrain ? » Se demande-t-il ?
Il persiste dans son avancée, chaque pas prolonge le même désolant et interminable spectacle d'un tuyau sans fin.
Soudain il aperçoit quelque chose d'étrange au sol, des rayures différentes, plus appuyées et surtout bien plus récentes...
Difficile d'avoir un repère visuel dans un tel lieu, mais il est presque persuadé que les modules de son Hyperloop se trouvaient ici. En temps de marche cela semble d'ailleurs correspondre.
Et pourtant la carcasse du train n'est plus ici. Ou il n'a toujours pas atteint son point de départ, où alors, encore plus terrible, « on » vient de déplacer le train et de l'emporter en avant dans le tunnel.
Teddy fait un lien avec le bruit sourd de tantôt, celui d'un objet que l'on traine. Il scrute alors le sol auprès des grosses rayures. Sur des tas de sable ses trouvent des traces qu'il n'avait pas remarqué la première fois, en formes de Y incomplets.
Il tend l'oreille pour écouter il ne sait quoi, mais ne perçoit rien, à part peut être la rumeur répugnante d'une masse grouillante au lointain. Mais comment être sûr que ce bruit est réel et non dans sa tête ?
C'est le faisceau tressautant de sa lampe qui le persuade de continuer plus en avant dans le tunnel.
Le son qu'il guette gagne en intensité au fur et à mesure de son avancée, le glaçant de terreur mais éveillant aussi une forme de curiosité irrépressible qui le pousse à continuer malgré son angoisse... Il veut savoir, comprendre, convaincu qu'il est de toute façon condamné.
Cette monotone horreur finit par avoir raison de sa résistance mentale. Sous l'effet conjugué de la faim, de la soif, de la fatigue et du manque d'oxygène, il titube, prit d'un vertige de plus en plus infernal.
« Je suis à bout, il faut absolument qu'il y ait une fin à cet infernal tuyau... »
Epuisé, il se laisse encore tomber contre un rebord de la paroi.
Au moment où ses yeux se ferment afin de se laisser sombrer, il perçoit clairement un bruit de pulsation répercuté sur toute la muraille.
Il reçoit l'image d'une chasse d'eau que l'on tire, se demandant si un torrent liquide va venir le submerger et l'emporter ? Mais cet intérieur est à peine assez humide pour laisser pousser quelques champignons, aucune grande quantité d'eau n'y a coulé depuis des années, voir des siècles.
« Les sons n'existent peut être que dans mon esprit... quand à l'Hyperloop, je l'ai peut être tout simplement raté, comme lorsque j'avais déjà perdu sa trace au début de mon exploration... Il n'y a rien ici, je vais mourir seul... »
Sa volonté de survivre a totalement disparu, laissant place à la peur la plus pitoyable. Il réentend enfin le frottement si particulier qui reprend dans le tunnel.
Puisant dans une ultime impulsion, Teddy se redresse et se remet à avancer.
Il se sent maintenant étrangement joyeux, euphorique, signe qu'il atteint ses toutes dernières réserves d'oxygène. Les délires viendront bientôt le submerger, et il espère inconsciemment y céder.
Son travail d'ingénieur, sa sainte mission sur Terre, comme tout lui parait si simple, si intuitif. En revanche, au niveau vie privée et sentimentale, il n'a jamais rien compris ? Peut être parce qu'il était uniquement fait pour le travail ? Après tout, dans le règne des insectes, ceux qui sont chargés de creuser et emprunter les tunnels ne sont que des ouvriers asexués. Les Reines pondeuses et Rois ailés restent à l'abri dans leurs chambres, se laissant empiffrer du travail de toute la communauté.
Il vient peut être de découvrir la preuve que des hommes du lointain passé avaient déjà tenté de créer un réseau en tube souterrain, mais qu'ils ne disposaient pas encore de la technologie pour y faire circuler des véhicules à très grande vitesse ?
Ils avaient attendu des millénaires afin qu'un jour, un petit ingénieur vienne leur apporter la touche finale à leur grand projet, et lui, l'espèce d'idiot au prénom d'ourson, il s'est salement planté avec son petit train...
Teddy agite vivement sa lampe devant lui, le faisceau sautille, elle aussi arrive bientôt à court de batterie, l'abandonnant dans les ténèbres.
Mais non, c'est trop triste, trop stupide de finir ainsi... Dans les films d'aventure, c'est à ce moment si désespéré que le héros découvre alors une antique station de métro Mésopotamienne avec le nom écrit en idéogrammes sumériens. La splendeur des temps passés, des couloirs remplis d'immenses fresques. Des bas reliefs de chaque cité de la plus vieille des grandes civilisations au monde, avec ses palais, ses immenses Ziggourat dédiés aux divinités. Les Rois, avec toutes leurs suites fastueuses et leurs armées empruntaient ce tunnel au rythme du martèlement des tambours pour passer d'une cité à l'autre, commercer avec ses voisins sans souffrir des chaleurs extérieures ou encore des violentes crues des fleuves du Tigre et de l'Euphrate qui donnèrent corps aux légendes du Déluge.
« Excusez-moi ! Vos majestés ! » Leur cris Teddy en se précipitant à leur rencontre. « Pardonnez mon immense retard, mais je suis enfin arrivé ! Je me présente, Teddy Law, ingénieur travaillant sur le projet de l'Hyperloop. Je peux vous offrir le moyen de transport le plus rapide au monde ! En seulement quelques minutes vous effectuerez la jonction entre les cités les plus éloignées de votre vaste royaume ! Vous deviendrez aussi rapide que vos Dieux !... Vous m'entendez ? »
Il se rapproche des sons de frottements et de courses précipités, ainsi que du bruit sourd de l'objet que l'on traine. Tous sont supplantés par des cliquetis mélangés à des sons stridents et bouillonnants.
Le tunnel parait vibrant, comme si toute une troupe de rats grouillent les uns sur les autres dans de chaotiques cavalcades, occupés à tirer et se disputer un butin de charogne dans leurs canalisations d'égouts.
« Mais... il y a une pièce plus large ! » Exulte-t-il en entendant les sons résonner de toute part.
Il n'est pas seul, une infinité d'ombres s'agite dans le grand espace juste devant. Le faisceau de sa lampe torche saute de plus en plus. Par intermittence, il fait ressortir des formes mouvantes sur les parois, jusqu'au plafond. Ça grouille vraiment de monde là dedans, tel une masse agitée comme un océan de corps noirs entremêlés.
« Oh, s'il vous plait ! Excusez-moi ! J'ai besoin d'aide ! »
La grande forme proche de lui ne répond pas, elle préfère rester dissimulée dans l'obscurité. Teddy s'avance encore un peu en levant sa torche mourante. Il butte devant de hautes marches, à moitié aussi grandes que son corps.
Il ressent alors une goutte qui lui tombe sur la tête, constituée d'un liquide dense qui pègue, un peu comme de la résine de pin mais encore moins ragoutante. Il dresse sa lampe, le plus haut possible.
Dans un dernier sursaut de lumière, à plusieurs mètres au dessus de lui, il voit bouger trois paires de grosses mandibules d'où suintent les gouttes.
La lumière fait briller quatre yeux ronds d'un sombre rouge violacé... puis d'autres formes prisent de spasmes obscènes. Tous les yeux vitreux se braquent sur lui dans les derniers grésillements de sa lampe torche.
La batterie lâche définitivement...
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top