Texte n°605
Chapitre 1
Aelia courait, soulevant avec peine ses pieds lourds d'une fatigue sans nom, animée par une peur plus grande encore que son épuisement. S'il la rattrapait... elle ne le supporterait pas. Elle ne le supporterait plus. La brute qui lui courait après avait les traits déformés par la rage de voir sa récompense s'échapper. Il voulait la rattraper. Il l'avait gagnée, elle n'aurait pas dû oser le priver de son gain qui n'était autre qu'elle-même.
Dans cette école de gladiateurs, tenue par le grand Lentulus Batiatus, Aelia déplorait le manque de femmes. Elles se trouvaient en minorité ; plus d'une vingtaine d'entre elles elles servaient à cuisiner, trente-cinq à faire les autres tâches ménagères, une douzaine à soigner les blessés et enfin, quatre à servir de récompense aux gladiateurs les plus méritants. Chaque jour, celui qui avait été le meilleur à l'entraînement recevait Aelia pour la nuit et en cas de combats, tous ceux qui sortaient vainqueur de leur duel gagnaient la mystérieuse Jila à se partager. Les deux autres femmes revenaient aux autres hommes en fonction du mérite, de l'évolution ou de l'obéissance.
Ce soir-là, l'arrogant Maximus avait été désigné comme étant le meilleur. Comme beaucoup de soirs à vrai dire, beaucoup trop pour la jeune femme. Certains hommes n'abusaient pas d'elle... mais ils n'étaient que deux parmi les centaines de gladiateurs et passaient plus de temps dans les arènes qu'à l'entraînement. Ils étaient déjà assez forts et devaient ramener de l'argent à Lentulus. Ainsi, Aelia désespérait les revoir dominer un entraînement un jour. Et pour l'heure, elle tentait vainement d'échapper à Maximus.
Ses foulées devenaient de plus en plus courtes, son souffle de plus en plus erratique, elle ne parvenait plus à conserver son avance sur le guerrier enragé. Ce dernier hurla :
—Arrête toi immédiatement ou je te jure que tu le regretteras !
Sa voix vibrait d'une colère sans limite. Son ego pleurait sûrement de voir une femme lui tenir tête. Cette dernière ne lui répondit même pas... et n'arrêta pas sa course pour autant. Le regretter, ça elle savait qu'elle allait le regretter. Qu'elle lui obéisse ou non. Mais s'il savait à quel point elle était déjà éteinte, il comprendrait qu'elle ne risquait plus grand chose. Toujours était-il qu'elle courait, elle refusait d'une fois encore lui servir de récompense, elle refusait d'être encore plus un objet que toutes les autres. Et puis, au fond, elle gardait un minime espoir...aussi infime qu'improbable.
Aniketos lui avait fait une promesse. Il lui avait promis de la protéger. Il lui avait promis que sa porte serait toujours ouverte pour elle, façon de parler puisque les gladiateurs n'avaient pas le droit de fermer leur chambre, devant rester à vue de leur maître. Pourtant cette phrase banale avait réchauffé le cœur tant de fois brisé d'Aelia.
Elle tourna brusquement à gauche, dans un couloir qui lui était interdit. Réservé aux hommes. Tant pis, elle devait retrouver Aniketos. Elle entendit les pas de Maximus se rapprocher dangereusement, sentit les regards surpris des gladiateurs qu'elle rencontrait, mais ils étaient tous trop étonnés pour songer à la rattraper. Ses pieds nus s'écorchaient contre le sol semé de crasses, d'objets quelconques oubliés là, ses battements de cœur ne se stabilisaient pas et l'empêchaient de respirer convenablement. Si elle ne trouvait pas une solution tout de suite, dans ce couloir, Maximus allait remporter cette course-poursuite, briser les derniers maigres espoirs de la jeune femme. L'anéantir.
Soudain, elle sentit le souffle du gladiateur dans son cou, sa main rugueuse effleura l'épaule dénudée de l'esclave qui poussa un cri d'effroi. Il tenta de lui saisir le bras, mais la femme se dégagea et tenta de continuer sa course. Titubante, elle traversait ce couloir sombre où s'alignaient des dizaines de portes, chacune s'ouvrant sur une chambre occupée par deux hommes.
Plus le temps passait, plus la colère de Maximus grondait, grandissait dans sa poitrine. Et l'inaction de ses camarades le mettait hors de lui. Il bondit en avant avec un grognement enragé, main déjà prête à saisir la chevelure brune de l'esclave pour la ramener de force dans la salle d'arme où il adorait exhiber ses trophées devant les autres gladiateurs. Sa poigne se referma enfin sur les cheveux d'Aelia. Un nouveau hurlement s'échappa des lèvres de la jeune femme. Maximus raffermit sa prise et fit demi-tour, traînant la femme derrière lui d'une seule main.
Le couloir s'était rempli, les curieux attirés par l'agitation. Maximus donnait des coups d'épaule pour passer, ralenti par le monde et l'esclave qui semblait n'avoir plus de force. Cela lui procurait le même effet que s'il tirait un corps sans vie derrière lui.
—Poussez-vous, ordonnait-il. Laissez-moi passer !
Les autres s'exécutaient et une file se forma derrière lui. Tous voulaient assister à la suite du spectacle, amusés de voir Maximus aussi colérique. Certains le charriaient, d'autres se moquaient ouvertement, quelques uns profitaient du moment pour toucher Aelia ; tous n'avaient pas encore eu la chance de la gagner et ceux qui en avaient eu l'occasion étaient très élogieux : peau douce, formes parfaites, cheveux soyeux,... tels étaient les termes employés pour la décrire.
Un seul homme ne participa pas à la mascarade. Il se trouvait sur le chemin de Maximus suivi par la horde de gladiateurs mais ne comptait pas s'écarter. Il attendait l'autre d'un pied ferme.
—Écartez-vous de mon chemin, répéta mécaniquement Maximus.
Et pour la première fois depuis le début de sa traversée, il essuya un refus. Il en lâcha la chevelure d'Aelia qui s'écrasa vulgairement contre le sol, massant son crâne et cachant ses larmes. Elle resta prostrée contre ce sol glacé, déjà prête à encaisser la fureur de Maximus.
—Aniketos...quelle surprise, ironisa ce dernier.
—Maximus...quelle enflure, répliqua le grec imperturbable.
Aelia se redressa imperceptiblement. Il était là. Il allait rendre hommage à sa promesse de la protéger. Son corps retrouva une étincelle de vie, piètre, dérisoire, mais qui lui avait tant manquée. Elle avait été sur le point de s'éteindre. Pas son corps, non. Son âme. Toutes ces soirées à servir de récompense l'avaient brisée. Elle se sentait chaque jour plus proche encore d'un précipice noir, sans joie, sans vie, sans couleur, qui se tapissait au fond d'elle et la happait.
—Laisse-moi passer sans faire d'histoire et je ne te dénonce pas à maître Batiatus.
—Serait-ce une menace ? demanda Aniketos, en haussant un sourcil.
Maximus ricana et annonça d'un air mauvais :
—Il ne serait pas content d'apprendre que tu défies ses ordres en me privant d'une récompense qu'il m'a accordée. Maintenant pars, laisse moi passer, c'est mon dernier avertissement.
Aniketos garda le silence un long moment durant lequel tous les hommes murmuraient, pariaient sur l'issue de cette confrontation. Les deux rivaux semblaient déterminés à obtenir gain de cause, il était difficile de deviner lequel l'emporterait.
—Je te propose un marché, déclara alors Aniketos d'une voix posée.
Tous les chuchotements se turent immédiatement. Tout allait se jouer maintenant. Maximus hocha la tête, incitant le second à continuer.
—Tu me laisses Aelia ce soir. En échange, je te laisse aller me dénoncer demain matin et accepte de ne pas te contredire devant maître Batiatus.
Maximus le dévisagea songeur. Il y avait une entourloupe, le marché n'était pas à son avantage : il n'avait pas besoin de l'autorisation de l'autre pour aller rapporter les faits au maître.
—Je n'ai rien à gagner dans ce que tu me proposes. Je refuse.
Les murmures reprirent de plus belle, les deux adversaires s'affrontaient du regard, Aelia retenait sa respiration.
—Maître Batiatus me préfère à toi. Va m'accuser d'avoir défié ses ordres, il viendra en discuter avec moi. Ce sera ta parole contre la mienne, je ne serai pas châtié, je trouverai une excuse, t'accuserai d'un crime plus grand encore.
Il marqua une pause, laissant le temps à l'autre d'assimiler ses paroles. Puis il asséna :
—Laisse-moi Aelia.
Le second l'assassina du regard. Son air suffisant, le calme qu'il conservait et les propos qu'il tenait étaient horriblement durs à encaisser pour Maximus qui savait que l'autre avait raison. Et il le détestait pour cela.
Il fit demi-tour, abandonnant Aelia par la même occasion. Il ne l'avait pas avoué mais il venait de donner raison au second. Il avait accepté le marché, perdu la face devant presque tous les gladiateurs de l'école.
Il se vengerait.
Les spectateurs se dispersèrent, retournèrent dans leurs chambres, conscients que le lendemain ils auraient un entraînement épuisant à supporter. Très vite Aniketos se retrouva seul avec l'esclave dans ce couloir qui s'était vidé aussi soudainement qu'il s'était rempli. Aelia osa enfin relever la tête et croisa son regard glacial dans lequel il contenait toute la colère qu'il avait retenue devant Maximus. Il prit quelques secondes pour se calmer, respirant lentement et implorant Athéna de lui conférer la sagesse dont il avait besoin pour ne pas reporter une colère déplacée sur l'esclave.
Enfin, il réussit à relâcher ses muscles, décrisper son visage et offrir un mince sourire à la jeune femme assise par terre. Il la souleva délicatement et l'emmena dans sa chambre.
—Tu es une femme chanceuse Aelia. Nous ne sommes pas nombreux à disposer d'une chambre individuelle.
Celle-ci hocha simplement la tête, trop épuisée pour faire quoi que ce soit d'autre. Le gladiateur l'avait allongée sur sa paillasse et s'était assis à ses côtés. Le silence était presque total dans la petite pièce, Aniketos perdu dans ses pensées et Aelia plongée dans la contemplation de son sauveur. Sa mine soucieuse ne parvenait pas à retirer son charme à ce visage qu'elle trouvait parfait. Si quelques cicatrices barraient sa joue gauche, il y avait chez cet homme quelque chose de gracieux qui se mélangeait à la perfection à des traits plus durs. Un menton fin s'harmonisait avec des cicatrices guerrières, des yeux d'un bleu pur étaient nuancés avec une lueur sauvage qui y brillait, des lèvres fines contrastaient une mâchoire carrée. Son corps, lui, rigide, musclé, contracté, trouvait son opposé plus doux dans son âme pure et bienveillante. C'était du moins ainsi qu'Aelia considérait ce gladiateur.
En elle, brûlait une flamme appelée Amour. Elle brûlait pour cet homme-là. Enfin, brûlait... avec le peu de force et d'espoir qu'il restait à la jeune femme. Brûler était bien plus puissant que ce qu'elle se sentait capable de ressentir. Elle couvait simplement une petite flamme d'amour.
Elle arrêta soudain de penser à lui lorsqu'il disparut de son champ de vision.
—Aniketos ? appela-t-elle d'une voix incertaine.
—Dors, j'ai besoin de prendre l'air. J'étouffe, répondit-il vaguement avant de quitter la chambre.
Il ne prit pas la peine d'attendre une réponse de la part de la femme qui tentait de lui faire part de sa peur de rester toute seule dans la pièce. Il n'arrivait pas à réfléchir lorsqu'il se trouvait trop proche d'elle. Elle l'embrouillait, ramenait toujours ses pensées à elle, comme si elle était en fait un aimant géant auquel il ne pouvait pas résister. Il traversa le long couloir éclairé de quelques torches avant de déboucher sur une cour extérieure où il resta seul, profitant du calme de la nuit et de l'obscurité l'entourant pour se concentrer. Il avait besoin de cet air glacé contre sa peau pour se sentir vivant et capable de réfléchir. Et réfléchir, ça il le désirait ardemment. Il devait prendre le temps de ressasser les derniers événements et d'analyser toutes les décisions qu'il venait de prendre sous le coup de l'impulsion. Il se haïssait pour cela, pour ces décisions hâtives, dénuées de réflexion.
Il repensa au marché qu'il avait proposé à l'autre brute. C'était insensé ! Pourquoi avait-il voulu sauver Aelia à tout prix ? Absurde, sa décision avait été absurde. Il allait endurer une correction musclée, encaisser la déception de Lentulus – dont il avait gagné la confiance à force de patience et de ruse- , et devoir recommencer à zéro ses tentatives d'endormir la méfiance du maître. Jamais Aniketos n'avait oublié ses projets de vengeance. Non. Chaque combat suffisait à les lui rappeler. Mais duper maître Batiatus n'était pas si simple. Lorsque Maximus l'accuserait d'avoir voulu défier les ordres, il serait perçu comme un fauteur de trouble, un gladiateur pas encore dompté et qu'il fallait au plus vite écarter de ses idées de rébellion.
Et subir tout cela pourquoi ? Pour une femme ! Une femme qu'il connaissait à peine, à qui il avait juste offert sa sympathie la première fois qu'il l'avait reçue. Évidemment qu'il ne l'avait pas touchée ! Chez lui, son vrai chez-lui, les femmes n'étaient pas tellement inférieures aux hommes, elles apprenaient à se battre et recevaient presque la même éducation que celle du sexe opposé. Respecter Aelia avait été comme un hommage à ses origines et au respect qui lui avait toujours été enseigné. Mais cette situation était dramatique pour lui. Il perdait de vue ses objectifs en s'intéressant à cette femme au charme envoûtant.
Il secoua la tête, pour s'éclaircir les idées. Après tout c'était ce qui l'avait poussé à sortir. Il hésitait à présent entre deux solutions, soit rendre Aelia à son propriétaire du soir, soit accepter ses propres termes du marché. Dans le premier des deux cas, il deviendrait un homme cruel et sans morale, ne vaudrait pas mieux que Maximus. Dans le second cas, il retournerait à la case départ. Aucune des deux possibilités ne l'enchantait. Entre vengeance et honneur, il se perdait, hésitait. Et ses pensées incontrôlables le ramenaient sans cesse à la promesse irréfléchie qu'il avait faite à la femme. La protéger. Cela aussi, il ne se l'expliquait pas.
Il resta ainsi une partie de la nuit. Raide comme une colonne, torse nu dans cette cour où l'air refroidissait plus la nuit avançait, il médita longuement, demanda à ses dieux de l'aider à devenir plus sage. Il les suppliait de lui pardonner ses actes impulsifs et d'excuser le mal qu'engendrerait sa décision. Le mal qu'il ferait à Aelia ou à lui-même. Finalement, il arrêta son choix. Il avait pesé le pour et le contre de chacune des possibilités, il ne lui restait plus qu'à espérer que les dieux ne s'offusquent pas de l'absence d'offrandes, Aniketos n'avait rien à leur offrir.
Convaincu que son choix était le meilleur, il quitta enfin la cour.
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