Texte n°607

Journal de Barthélémy Volk. Mardi 2/11/3013


Il est neuf heures et cinquante-huit minutes en ce froid matin de novembre. Anormalement froid d'ailleurs, les températures sont descendues aux alentours des dix degrés, nombre que les thermomètres n'avaient plus affiché depuis cinq ans, à cette période de l'année. Ne nous plaignons pas, nous sommes à Marseille, ville privilégiée grâce à la folie de César, qui désirait voir sa ville inchangée à jamais. Marseille, ville aux trois millions d'habitants selon les registres officiels, sûrement moins, les autorités ne veulent pas laisser paraître le long déclin de la population.

On peut penser avec raison que la cité phocéenne n'avait jamais si bien porté son nom qu'avant le début du règne des César. Les nouveaux j'entends, pas ceux de la lointaine antiquité romaine. A présent, la ville survit entièrement en autarcie, sans aucun lien avec le reste du monde depuis cette glorieuse année 2101. Il s'agit là du discours officiel, totalement dénué de vérité. La population de Marseille ne vivrait pas aussi bien sans un commerce régulier avec des entreprises multinationales aux mœurs facilement critiquables. Mais seules quelques personnes proches du gouvernement, dont, malheureusement, moi-même, savent imaginaire l'autarcie de Marseille.

Car si les Marseillais ne vivent pas dans la pauvreté et la terreur, ils vivent dans l'ignorance et un certain abrutissement. La propagande césarienne leur enseigne un monde extérieur loin de correspondre à la réalité, leur montre Marseille comme un havre de paix.

Certes, les habitants ne peuvent pas réellement se plaindre. Mais si l'on regarde un peu plus en profondeur, si l'on analyse le régime des César et qu'on en regarde les conséquences, on a tôt fait de trouver un nombre de points négatifs surpassant largement celui des bénéfices de vivre coupé du développement mondial.

Comment faire une rapide description du premier César ? Il faut dire d'abord qu'il aimait sa ville. Aimer est un mot trop faible. Disons plutôt qu'il en était fou, fou à un point qu'il serait mort en deux jours loin de Marseille. Sa plus grande hantise : voir Marseille perdre sa splendeur. Lui parler de sa disparition revenait presque à signer son arrêt de mort. Car César était puissant. Il avait formé très tôt autour de lui un vaste réseau, qui lui permettrait par la suite de mettre en place son plan infâme.

César aimait sa ville, mais comme il la connaissait, comme elle était de son temps. Cette passion, il l'a transmise à ses descendants. C'est pourquoi Marseille est restée inchangée depuis le début de l'ère des hommes-robots, les cyborgs comme on les nomme, il y a presque mille ans de cela. Rien n'a été construit, rien ou presque n'a été réparé. J'exagère bien sûr, si tel était le cas il ne resterait sûrement que de vagues ruines de la ville. Mais parfois, on en viendrait à penser qu'un simple éternuement dans les couloirs d'un immeuble suffirait à le faire s'écrouler.

Si l'on se fie seulement à la disposition des constructions, un voyageur dans le temps arrivant du dernier millénaire ne remarquerait de prime abord aucun changement. Il ne lui faudrait cependant pas longtemps pour découvrir le délabrement des bâtiments dont il était familier à son époque.


J'ai fait hier un grand tour en ville, afin de la voir une dernière fois. Je suis donc parti de la maison de mes lointains ancêtres, les Stern, où j'habite à présent. La vieille avenue de la Corniche où elle se trouve n'a pas changé, sa plage des Catalans non plus. Sauf pour le nom : toutes deux ont pris celui des Stern. César ne s'est pas montré ingrat. Seul le marégraphe s'est bien transformé depuis le début de l'ère des César, mais cela ne se voit pas tellement de l'extérieur.

Puis j'ai atteint le vieux port, qui n'a de port que le nom, gardé et chéri par César. L'eau s'est vidée de ses bateaux, devenus inutiles, pour devenir la plage la plus importante de la ville. Un des rares endroits où l'on puisse encore se baigner.

J'ai continué vers la gare Saint Charles, utilisée, maintenant que les trains ne circulent plus, pour de sombres expériences connues de peu de gens. Je n'ai pas poussé jusqu'au Vélodrome, qui tient encore debout par je ne sais quel miracle, et où se déroule chaque année un pathétique tournoi de football, censé raviver la passion, disparue il y a bien longtemps, des Marseillais pour ce sport.

Quelque chose néanmoins, si un visiteur nous arrivait du passé, le laisserait bouche bée : l'absence totale dans les rues de la moindre voiture. César n'ayant jugé bon de développer une industrie dans le transport (je ne pense pas que le monde extérieur en soit resté aux automobiles, mais ne le sais pas), les voitures, bus, camions ont tenu le temps qu'on a pu les réparer, puis se sont éteints. Ces machines ne survivent pas mille ans.

De toute façon, la majorité des Marseillais ne sait rien du passé. On fait l'éloge tous les jours de l'endroit paradisiaque, au regard du monde extérieur, qu'est Marseille, et ses habitants le croient.


Il me reste encore quelques mots à écrire dans ce journal, au cas où quelqu'un le retrouve. Mais d'abord, je vais lire une dernière fois des lignes dont j'ai l'impression de connaître chaque ponctuation par cœur. Celles de la famille Stern, bien que nous ne portions plus ce nom. Commençons au commencement. En 2087.



Journal de Violaine Stern. Lundi 26/12/2089


M'y voilà donc. Mes premières lignes dans ce journal. Mes sentiments aujourd'hui sont si partagés... J'ai du mal à comprendre ce que je ressens. J'ai dix-neuf ans depuis trois mois. Ces lignes ne remplaceront pas ma complicité passée avec mon père, mais m'aideront peut-être.

J'ai toujours été très proche de mon père. Très tôt j'ai commencé à m'intéresser aux travaux du « grand scientifique » qu'il était. Voyant ma curiosité, il m'entraînait parfois le soir dans son chaleureux bureau, où il me montrait ses calculs, ses théories. Si je ne comprenais au début rien, bien vite cette ignorance, grâce aux fabuleuses explications de mon père, a disparu. Et j'ai peu à peu commencé à l'aider dans ses recherches, passant lorsque le lycée ne m'en empêchait pas, des journées entières avec lui.

Je me souviens, comme si elle s'était déroulée hier, de la journée du 8 août 2087. J'avais travaillé depuis l'aube avec mon père. Et au soir, nous pensions, après de nombreuses relectures et vérifications, avoir résolu enfin l'équation sur laquelle nous travaillions depuis des mois. J'aurais dû être heureuse, folle de joie même. Pourtant je me rappelle le mauvais pressentiment qui m'avait assailli alors, à l'instar d'ailleurs de mon père, ce qui m'inquiétait davantage encore.

Le 28 décembre 2087, mon père fit publier dans une revue scientifique le résultat de son équation, qu'il appelait, je n'en étais pas peu fière « notre équation ». L'article provoqua immédiatement un immense bouleversement dans la communauté scientifique. Nous fûmes assaillis les jours suivants de sollicitations de toutes sortes auxquelles j'essayais de répondre avec mon père. Pourquoi tant de bruit ? Nous avions prouvé théoriquement l'existence du graviton. Mais la présence dans l'univers de cette particule, véhiculant l'interaction du phénomène de gravitation, semblable au photon pour celui de l'électromagnétisme, était présagée par les théoriciens depuis presque un siècle. L'équation perturbait pour une autre raison. Elle montrait un moyen simple, je dirais ridiculement simple de diriger les gravitons. C'est-à-dire que si l'on parvenait à produire dans les accélérateurs de particules, toujours plus puissants, des gravitons, il serait possible de créer un véritable champ gravitationnel. Qui permette de changer la position de la Lune ? Nous n'en savions rien. Mais cette découverte ne laissait rien présager de bon. Et, malheureusement, beaucoup avaient compris la terrible réalité de nos calculs.

Deux ans après la publication de l'équation, mon père reçut le prix Nobel de physique. C'est en Suède, à l'occasion de la cérémonie, que je le connus pour la dernière fois joyeux et souriant.

A notre retour, mon père avait commencé à changer. Mes études ne me permettaient plus de suivre continuellement ses travaux, comme lorsque j'étais encore au lycée. Mais une semaine après notre retour, je compris qu'il avait enfin trouvé.

Lui-même ne me le dit pas, je devinai ses pensées. Ce silence m'inquiète, et de façon croissante au fil des jours. Car, en plus de se renfermer sur lui-même, je vois mon père avoir peur. Et même... être terrorisé. 

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