Texte n°477

Anatolie n'avait pas encore dix ans, mais parfois, il se sentait déjà très grand. Déjà parce que, comparé à tous ces copains, il ne croyait ni aux fantômes, ni aux extra-terrestres et encore moins au père Noël. Aussi, parce qu'il faisait parfois semblant d'y croire quand même. Ça rassurait les adultes. Et puis, il était le seul de la famille à savoir pourquoi il était préférable d'acheter un micro-onde combiné à un éléctro-mécanique. Et ça, même la présentatrice du téléshopping l'ignorait. Très grand surtout parce que, cette année, il rentrait en sixième.

Pour Anatolie, le collège ne différait pas tellement de l'école primaire, exception faite des cours de latin et d'Espagnol. Il n'y voyait que des avantages, comme celui d'avoir un agenda. Ou bien encore, un vrai sac à dos, au lieu de son horrible cartable à roulettes qu'il avait maintes fois tenté de faire disparaître. Et peut-être même, si Léon faisait des heures supplémentaires, qu'il aurait des bagues. Mais rien n'était moins sûr.
Alors, puisqu'il était déjà presque un adulte, si tant est qu'un sac à dos puisse conférer ce statut, il ne voyait pas pourquoi il devrait se plier aux règles stupides de la maison. Quand bien même, si c'était encore lui le plus petit. Et comme si cela ne suffisait pas, elles étaient écrites à l'encre Weleda sur le frigo. Aucun risque qu'il les oublie. Il ne pouvait même pas faire semblant.
Mais depuis exactement ce soir, huit heures et douze minutes, la donne avait changée. Ils déménageaient. Très, très loin. Léon parlait de s'installer à Toulouse, ce qui équivalait certainement les tropiques. Dans tous les cas Anatolie s'en fichait. Qu'importe donc, qu'ils soient plus près de leur famille maternelle où que Léon ait trouvé un poste d'infirmier. Ce n'était pas un enfant contrariant et il s'accommodait d'à peu près tout. Sauf des règles. Mais justement, Anatolie, que le monologue apitoyé de son frère laissait de marbre, avait eu tout le temps d'y réfléchir. Il en était venu à la conclusion que, changer de maison impliquait logiquement d'en changer les lois. Et, en grand garçon, il était tout à fait à même de négocier habilement les termes de ce nouveau contrat. Il jeta un coup d'œil oblique à sa sœur. Assise sur le plan de travail de la cuisine, faute de place, Maxine caressait nonchalamment le gros Edgar, les yeux dans le vague. Quant à Raphaël, il était tout bonnement absent. L'enfant en déduisit très vite qu'ils avaient tous deux déjà été mis au courant de leur future délocalisation. Sa sœur n'assistait à ce simulacre de réunion que par précaution. Bien qu'aucun d'eux n'aient réellement à s'inquiéter de sa réaction. Comme dit précédemment, Anatolie était accommodant.
Son regard dériva sur leur vieux frigidaire, accessoirement réceptacle des édits dictatoriaux de Léon. Peut-être, avec beaucoup de chance, changeraient-ils aussi de frigo. Dans ce cas, il lui faudrait établir une liste comparative des différents réfrigérateurs actuellement sur le marché. Il imaginait déjà un superbe tableau Excel configuré sur plusieurs paramètres d'achat. Bien que connaissant Léon, le prix resterait sans aucun doute le facteur décisif.
-Anatolie, tu m'écoutes ?
La voix de Léon le rappela immédiatement à la dure réalité. Celle d'une cuisine trop étroite et d'un grand frère difficile à convaincre.
-Non. Ça fait au moins cinq bonnes minutes qu'il a décroché.
Anatolie admirait sa sœur pour plein de choses. Chacune de ses manières l'extasiait. Ses silences de plombs, sa façon bien à elle de donner des ordres aux deux grands sans en avoir l'air, et de leur clouer le bec si besoin, sa voix grave et son regard distant, ses t-shirts aux noms de groupes inconnus, mais surtout sa capacité à voir et sentir les choses en donnant l'impression du contraire. C'était un peu comme un superpouvoir. Là, elle n'avait pas bougé d'un cil, même pas tourné la tête et pourtant...
-C'est bien la peine que je me donne autant de mal pour t'arrondir les angles, grommela Léon devant un Anatolie dans la plus grande des incompréhensions : il n'avait absolument rien d'un carré.
-Je crois qu'il s'en fiche, devina Maxine.
Encore un autre de ses supers pouvoirs.
Devant le regard insistant du grand frère un peu compréhensif, mais surtout désabusé, Anatolie opina du chef. Il rangea dans un petit coin de sa tête le tableau Excel, le frigidaire et les règles de Léon en estimant qu'il lui fallait d'abord réfléchir à un angle d'attaque. Persuader Léon équivalait plus ou moins à assiéger la Chine.
Maxine lui offrit son regard de circonstance. Celui qui dit crache ta valda ou tais toi à jamais.
Les facultés Maxiniennes avaient aussi leur inconvénient. Il se tut, laissa l'ange passer. Il serait toujours temps de la rallier à sa cause.

Une demi-heure plus tard une odeur indéchiffrable embaumait la cuisine. Le lieu idéal de tous les grands débats, conseil de guerre et règlement de comptes qui faisait parfois office de lieu des repas.
-Il est comment le nouvel appartement ? Anatolie se pencha, très intéressé, au-dessus de la drôle de mixture un peu violette que touillait Léon.
Ce dernier fit volte-face, ferma les yeux et compta jusqu'à sept.
-Je te l'ai dit tout à l'heure.
Le petit réfléchi. Il ne s'en souvenait pas.
-Je ne m'en souviens pas, avoua t-il.
Il reçut, pour toute réponse, une spatule en bois sur la tête. Le coup n'était pas méchant, il ne faisait même pas mal. Simplement un coup de spatule parce qu'il n'y avait rien d'autre à ajouter. Léon n'aimait pas répéter.
-On va vivre dans une maison. Une maison comme un appartement, divisée et avec des voisins. Maxine tendit le cou par-dessus l'épaule de Léon, mais ne vit rien. Elle se mit sur la pointe des pieds et y vis un peu mieux. Quoi, elle ne savait pas trop.
-Tu es sûr de la recette ? La consistance me paraît un peu... Quoi, elle ne savait toujours pas.
-Quelle recette ? Léon lui offrit un regard étonné.
-On dirait que tu t'inspires des peintures de Raphaël.
-C'est vrai, c'est la même couleur... Indescriptible.
-Un peu la même odeur aussi.
Léon pivota, jeta un drôle de regard à la marmite, re-pivota. Ça ne sentait pourtant pas le white spirit. Deux paires d'yeux goguenardes le dévisageaient.
-Quoi ?
-C'est vraiment aussi affreux que les toiles de Rapha, lui susurra son gnome à lunette de petit frère.
-Qu'est-ce qui est affreux ?
La tête hirsute de Raphaël s'encadra entre les deux tentures japonaises qui faisaient office de séparation avec le salon. Il affichait son sourire habituel. Celui qui ne voulait rien dire, mais qui le rendait encore plus beau. Un sourire qui excusait même son retard pour le dîner.
-Tes peintures apparemment. Selon Anatolie. Sans vraiment le regarder Léon enfonça la cuillère dans la marmite et lui tendis :
-goûte ça, ordonna t-il.
Raphaël grogna pour la forme, inclina la tête et ouvrit la bouche. Léon n'eu qu'à tendre le bras.
-C'est...
Comme son frère mettait du temps à répondre, certainement peu inspiré, Léon lui jeta un coup d'œil distrait. C'était soit sa soupe, soit commander pizza et ils avaient déjà mangé pizza l'avant-veille. Œil distrait qui devint rond de stupeur.
-Qu'est-ce que tu t'es fait ? On t'a tabassé ?
Maxine et Anatolie suivirent du regard la direction du doigt tendu. Raphaël arborait un air presque gêné, si tenté qu'il puisse l'être, et se frottait négligemment la joue. La joue qui, quant à elle, avait gonflé de volume et changé de couleur. Il avala la mixture de Léon en réprimant une grimace.
-Whaaaa ! S'extasia Anatolie. C'est presque la même couleur que la purée de Léon !
-C'est une soupe, grogna l'intéressé.
Maxine réapparut subitement avec glace, compresse et regard inquiet. Raphaël ne l'avait même pas vu s'éclipser. Il attrapa la poche de petits poids surgelés et l'appliqua consciencieusement sur son bleu.
-J'ai rompu avec Yasmine.
-Tu n'es plus amoureux ?
C'était Anatolie, pas mécontent de ne plus avoir cette pimbêche affreusement nouille de Yasmine à la maison. Il fallait toujours que Raphaël choisisse les plus belles et les plus bêtes.
-Il n'est jamais amoureux.
Dans la bouche de Maxine, c'était un simple constat.
-Je lui ai dit qu'on déménageait loin et dans pas longtemps. Je me disais que même s'il restait encore un peu de temps avant les vacances scolaires, c'était mieux qu'on en reste là, que ça ne servait à rien de s'entêter.
Anatolie surchauffa. Yasmine tenait beaucoup de la mule, c'était sa marotte de s'acharner sans jamais lâcher le morceau. Un vrai pitbull. Un pitmule alors. Yasmine était vraiment un oiseau rare. Forcément, elle lui avait mis une claque.
-Franchement, je ne vais pas te plaindre, tu l'as cherché.
Maxine appuya Léon d'un hochement de tête. Anatolie lui, s'était définitivement perdu dans son bestiaire. Il imaginait tant bien que mal une Yasmine à tête de chien, corps de poulet et queue d'âne. Et finalement ça ne lui allait pas si mal.
-Qu'est-ce que j'aurais pu dire d'autres ? Franchement, on part à l'autre bout de la France...
-Tu peux essayer la relation longue distance.
-L'abstinence c'est pas mon truc.
Maxine roula des yeux, mais ne dit rien.
-Et puis soyez honnêtes, vous ne supporteriez pas de la voir tout les week-end.
La remarque fit mouche et aucun des trois ne pipa mot. C'était effectivement une situation désagréable à imaginer. Pauvre Yasmine, elle avait beau être folle amoureuse de leur grand benêt de frère elle n'en restait pas moins une véritable teigne, un peu idiote sur les bords.
-Je sais, s'écria Anatolie derrière ses lorgnons, Yasmine, c'est une pitmulinde !
-Qu'est-ce qu'il raconte, lui ?
Devant leur regard torve, le cadet de la fratrie se senti dans l'obligation de développer sa trouvaille.
-Le comportement de Yasmine s'apparente beaucoup à celui d'une mule, d'un pitbull et d'une dinde. Surtout d'une dinde. Et si on combine les trois ça donne une pitmulinde !
Ah. Bon.
-Et d'ailleurs, on aura un jardin avec la maison ?
Récapitulons. Selon Anatolie, Yasmine, basse-cour, chien et déménagement impliquaient forcément un jardin. Son raisonnement, quoi que tout à fait logique, échappa complètement à ses frères et sœurs. Un peu désarçonné par ce passage du coq à l'âne ou plutôt de la dinde au jardin, Léon hocha la tête puis leva un sourcil. Il renifla. Leva l'autre sourcil et se pencha sur la gazinière. Là, il fronça les deux sourcils en même temps et jura. La soupe ne ressemblait plus du tout à une soupe.
Il offrit à l'assemblée son regard de circonstance.
-ça sera pizza ce soir. Et il s'empressa de jeter le contenu carbonisé de la soupière dans l'évier.
Léon se dit que, finalement, ce déménagement ne s'annonçait pas si mal. Dans leur nouvelle maison, il y avait un jardin, pas de Yasmine ou autre enquiquineuse et surtout, aucune pizzeria dans un rayon de cinq kilomètres.
-Est-ce qu'on pourra aussi changer de frigo ? 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top