CHAPITRE 3 - SARAH

– Je vous jure, les filles, avec le recul je crois que je l'aurais claqué.

Je maudis Matt pour la dixième fois de la soirée. Mes deux meilleures amies m'ont tannée pour sortir jusqu'à ce que je cède. Lizzy et Isa sont de nature curieuse, et je ne peux pas leur en vouloir de s'intéresser à mes premiers jours en tant qu'enseignante. Isabelle a d'abord essayé de

savoir si les autres profs étaient sexy, ce à quoi je n'ai même pas su quoi répondre étant donné que je n'ai pas vraiment regardé, puis elle s'est fait rembarrer par Lisabeth qui, elle, cherchait simplement à savoir comment ça s'était passé avec mes étudiants. Depuis, je n'arrête pas de râler après ce Matt qui m'a sincèrement agacée avec sa copie sans nom. La fac n'est pas un jeu, il va devoir le comprendre !

– On a compris, il est chiant. Mais est-ce qu'au moins il est beau ? insiste Isa.

– Sérieux, Isabelle ! C'est mon élève ! râlé-je.

– Elle n'a pas tout à fait tort, tu peux au moins nous dire comment il est physiquement... On ne touche qu'avec les yeux, renchérit Lizzy.

Je les considère à tour de rôle, fatiguée et un peu amusée par leur acharnement. On se connaît depuis très longtemps toutes les trois. J'ai rencontré Isabelle au collège, après qu'elle a perdu sa mère, et Lizzy au lycée, quand elle a débarqué à Dublin. On est vite devenues un trio inséparable, et on ne s'est jamais quittées depuis dix ans. Ce n'est pas tant la question de mes amies qui me dérange, c'est plus la réponse que je pourrais donner.

– J'ai pas regardé son physique, juste son visage. Je peux simplement vous dire qu'il est plus grand que moi.

– Et... insiste Isa.

– Et... il a un sourire plutôt canon et des yeux verts à rendre jaloux une émeraude, finis-je par avouer.

– Voilà, je le savais ! Putain, j'ai envie de devenir prof rien que pour mater, rit Isa.

Isabelle est assistante juridique, même si elle commence à désespérer de trouver un job. Le dernier cabinet qui l'a embauchée était plutôt pas mal, mais un des avocats lui a fait des avances assez explicites, et Isa n'a pas supporté. Elle lui a foutu un bon coup entre les jambes avant de donner sa lettre de démission. Quant à Lisabeth, elle est encore à la fac. Elle a abandonné des études de médecine pour étudier la communication. Elle veut devenir community manager et a entamé sa dernière année à St Patrick's Campus.

– Moi je me plains pas, j'ai tous les étudiants que je veux, et je peux même en profiter, nous nargue Lizzy.

– Sauf que tu sors avec aucun. On va toutes les trois finir vieilles filles, se moque Isa.

Sur cette constatation, nous buvons toutes une bonne gorgée de notre Guinness. Je ne cherche pas spécialement de relation, Isa ne reste jamais très longtemps avec la même personne même si elle aimerait, et Lizzy ne trouve personne d'assez bien pour ne serait-ce que se lancer, donc elle préfère rester seule que mal accompagnée.

Je finis par reposer ma pinte sur la table et je lorgne en direction des billards américains. On s'est retrouvées dans notre pub habituel, situé en centre-ville : The Church, une vieille église réaménagée en pub. L'ambiance est assez vintage. Un énorme bar circulaire trône au milieu,

entouré de tables. L'ambiance est originale et très chaleureuse. C'est sûrement le meilleur pub de Dublin. Pour ne rien gâcher, deux tables de billard ont été ajoutées.

– Les filles, ça vous dit une partie de billard ? Les tables sont désertes, proposé-je.

– Oh, bon sang, oui ! La perdante paie la tournée, déclare Lizzy.

Nous sourions mais personne ne la contredit. Tout est bon pour ne pas payer nos consos ! Nos bières à la main, j'avance la première jusqu'à une des tables et sors les boules pour commencer à former le triangle pendant que mes deux amies préparent les queues avec la craie bleue.

– Je vous laisse commencer, je prends la gagnante, nous informe Isa.

Je hoche la tête et place la boule blanche au bon endroit avant de casser sous l'oeil expert de Lizzy. Je rentre une pleine dès le début, puis une autre au second coup, avant de rater mon troisième. Je joue au billard depuis très longtemps, mon grand frère m'avait appris après beaucoup d'insistance de ma part, mais mon manque de pratique est flagrant.

– Désolée, Sarah, mais je crois que t'es bien partie pour perdre, se moque ma compagne de jeu.

Celle-ci tape et rentre deux rayées d'un coup, avant d'en rentrer une autre, puis une autre... Au bout de sa sixième boule rentrée, je suis soulagée de voir la blanche suivre, et me redonner une chance de prendre l'avantage. Je vise la pleine verte, à moitié allongée sur la table, prête à viser, quand la voix d'Isabelle retentit.

– T'as vu les mecs qui viennent vers nous, Lizzy ? ! Sarah, faut que tu regardes !

– Pas maintenant, je joue.

Je tape fort dans la blanche qui vient percuter ma pleine et la faire rentrer dans le trou du milieu. Je souris, fière de moi, jusqu'à ce que je voie la blanche approcher dangereusement de la noire...

– Non, non, non ! Bordel !

La noire rentre dans un des trous, me faisant perdre la partie. Fait chier ! Je me retourne, les mains posées derrière mon crâne en pestant, avant de me figer face à un visage qui ne m'est pas inconnu. Ma soirée de samedi commençait pourtant si bien...

Les iris émeraude de Matt me détaillent sans aucune gêne, et j'en fais de même pour la première fois. Sa mâchoire est recouverte d'une fine barbe de trois jours qui lui donne un air carrément sexy et pour ne rien gâcher, sa grande taille et son physique avantageux le rendent un peu plus irrésistible. Il n'est pas musclé, simplement bien bâti, à mon goût. Il n'aurait pas pu être différent ? Non, il a fallu que l'inaccessible soit attrayant. Je savais que certains de mes étudiants allaient être pas mal, je ne suis pas bête, mais pas à ce point-là ! Je ne m'attendais pas à ce que je puisse ressentir une quelconque attirance pour l'un de mes étudiants.

– On peut se joindre à vous ? demande Matt sans me quitter des yeux.

– Non ! réponds-je avec empressement en même temps que mes deux traîtresses d'amies acquiescent.

Je jette un regard noir à Isabelle et Lizzy, mais celles-ci ne semblent pas comprendre, trop occupées à observer les nouveaux venus.

– On dirait qu'on ne va pas avoir d'autre choix que de jouer ensemble, Sparks.

L'expression de Matt se fait moqueuse, pleine de défi, et je rêve de lui faire ravaler son sourire. Mes amies ne remarquent rien de cette bataille de regards qui se déroule entre nous, déjà en train de préparer une des tables de billard. Je jette rapidement un coup d'oeil aux hommes accompagnant Matt pour me soustraire à son regard émeraude. Les jumeaux blonds semblent complètement sous le charme de mes amies.

– Je crois qu'on s'est tous trouvé une copine de jeu... se moque Matt dans mon dos.

– Une... « copine de jeu » ? C'est une blague ? raillé-je en me tournant vers lui.

Il est déjà en train de reformer le triangle au milieu de la table en me jetant des petits coups d'oeil peu discrets et je respire profondément pour ne pas m'énerver. Dans d'autres circonstances, j'aurais sûrement joué cette partie sans broncher, peut-être même avec plaisir, seulement pour gagner. Mais c'est mon étudiant...

– Tu réfléchis trop.

– « Tu » ? ! m'exclamé-je un peu trop fort.

– Qu'est-ce que je disais... Mais si vous voulez garder le « vous », pas de problème. Vous finirez par changer d'avis. Qui casse ? change-t-il de sujet avec désinvolture.

Je continue à le fixer sans réagir à ses questions, le plus naturellement possible, même si je suis presque sûre que je n'ai rien de naturel à cet instant. Il semble se rendre compte des sentiments contradictoires qu'il provoque en moi car son sourire s'élargit en même temps qu'il applique la craie bleue sur nos queues avant de m'en tendre une sans se départir de son air moqueur.

– J'ai un truc à vous proposer.

– Quoi donc ? demandé-je sans pouvoir m'en empêcher.

– Un pari. Le gagnant obtient ce qu'il veut.

– Alors si je gagne cette partie, je peux exiger votre nom et la paix ?

– Absolument. Même si, entre nous, vos chances de gagner sont plutôt minimes.

– C'est ce qu'on va voir.

Je lui prends la queue des mains et rien que cette pensée me donne envie de rire mais je me contiens. Une queue ? Sérieux ? Je reste pourtant concentrée, déterminée à gagner cette partie.

J'observe du coin de l'oeil Lizzy débuter une partie sur la table voisine avant de me concentrer de nouveau sur Matt.

– Vous cassez ?

– Allez-y, que je vous laisse au moins jouer un coup... me moqué-je avec une assurance fausse.

Il lâche un rire rauque en secouant la tête et se concentre, penché sur la table de billard. Son jean lui donne un air décontracté qui contraste avec sa chemise blanche. Il fixe son objectif sans se départir de son sourire, sachant pertinemment que je le fixe. Je me mords la lèvre, perturbée par cette situation. Il finit par casser, ne rentrant aucune boule.

– Si vous jouez comme ça, je vais vite gagner...

– C'est pour vous laisser une petite longueur d'avance.

Je lève les yeux au ciel face à sa remarque avant de passer près de lui pour taper où je souhaite en fonction de la blanche. Je sens son regard posé sur moi et un frisson me parcourt, mais je tente d'en faire abstraction. C'est mal de ressentir ça. Très mal.

Je tape la boule blanche en bas pour donner un effet, rentrant une rayée déjà tout près du trou avant que la mienne ne recule. Je souris, fière de mon coup, avant de lancer un regard triomphant à Matt. Dans ta face.

Je rentre une boule, puis deux, puis trois, avant de n'en rentrer aucune. Merde.

– Merci, vous m'avez bien dégagé le tapis, déclare Matt d'un air railleur.

Il me contourne en me frôlant, volontairement ou non, je ne le sais pas, mais ma respiration se coupe l'espace de quelques secondes. Tout ça n'est qu'un mauvais rêve. Je ne suis absolument pas dans un bar, avec mon étudiant, en train de faire une partie de billard qui pourrait bien me coûter cher si je perds. Et je n'apprécie pas sa présence !

Mon angoisse augmente quand je le vois enchaîner des coups plus impressionnants les uns que les autres jusqu'à avoir rentré toutes les boules, ne laissant que la noire. Je serre les dents, prête à perdre, mais il ne la vise même pas, rentrant volontairement la blanche dans un des trous.

– Mais pourquoi t'as fait ça ? m'écrié-je presque, abasourdie.

– Ah, j'avais dit que tu finirais par me tutoyer !

– Ça répond pas à ma question ! dis-je en me renfrognant.

Le « vous » n'était qu'une barrière pour tenter de garder cette distance entre lui et moi. Il avait raison, c'est dur de vouvoyer quelqu'un de son âge ou presque, mais un simple pronom ne va pas changer ce que je pense, je ne me laisserai pas aller avec lui.

– Pour que ce soit plus marrant. Si on gagne toujours, y a plus d'intérêt. Donc voilà ta chance de me battre, dit-il en me tendant la boule dans le creux de sa main.

Je l'attrape avec méfiance, sourcils froncés, ne comprenant pas son geste. Mes doigts frôlent sa paume au passage et avant qu'il ne puisse dire quoi que ce soit, je m'éloigne comme si ce simple contact me brûlait. Je place la boule blanche face à une de mes rayées sans un regard en arrière pour ne pas me laisser perturber. Je vise comme je le peux malgré mon trouble, mais ma boule frôle à peine la rayée, ne la faisant bouger que de quelques millimètres. Non, non, non.

– Je crois que j'ai gagné, chuchote Matt, tout près dans mon dos.

Je me racle la gorge avant de me retourner, un sourire de façade sur le visage. Je ne veux pas qu'il comprenne que j'ai raté mon coup à cause de sa simple présence.

– Tu peux toujours perdre si tu rentres la blanche, tenté-je de me réconforter.

Il rit, peu convaincu, avant de se pencher sur le tapis et de rentrer la noire. Il a gagné, merde.

Matt se redresse en souriant de plus belle et s'approche de moi avec assurance. Je peine à avaler ma salive quand il se place devant moi et je recule jusqu'à buter sur le bord du billard. Il semble s'amuser de mes réactions, puis il pose ses mains de part et d'autre de mes hanches, sur le tapis derrière moi.

– Tu me dois quelque chose, me rappelle-t-il.

– Et si je ne tiens pas parole ?

Le menton relevé, je le fixe avec assurance. Il me trouble mais ne m'intimide pas. Je ne me laisserai pas avoir, même si j'en meurs d'envie. Je ne peux pas le laisser obtenir ce qu'il veut, j'ai bien trop peur de ce que ça peut être, mais encore plus de trouver son idée attrayante. Matt approche son visage du mien comme s'il allait m'embrasser mais s'arrête au dernier moment, le regard rieur.

– Je t'interdis de m'embrasser, lâché-je, la mâchoire serrée.

– Je ne compte pas le faire, pas encore. Mais demain peut-être.

– Demain ? demandé-je avec incompréhension.

Il se recule d'un coup et je m'en veux de regretter sa proximité. Il pose nos queues sur la table de billard et attrape sa veste pour l'enfiler sans me quitter des yeux, prêt à repartir.

– Ce que je veux pour avoir gagné, c'est un rencard.

– Non ! C'est hors de question. Et c'est surtout interdit par le règlement de l'université, commencé-je à m'énerver.

– Alors tu n'es pas digne de confiance ? Tu ne vas pas respecter notre deal ? On s'en fout du règlement en dehors de l'université.

J'ouvre la bouche avant de la refermer. S'il y a bien une chose que je déteste, ce sont les gens incapables de tenir parole. Et il semble l'avoir compris. Je me déteste d'avoir accepté ce pari à

la con, de l'avoir perdu, et de me retrouver dans cette situation ! Matt a l'air de comprendre mon dilemme intérieur car il sourit de plus belle. Connard.

– C'est bien ce que je me disais. Je passe te chercher chez toi demain ?

– Certainement pas. Tu n'obtiendras pas mon adresse. À l'université, rien d'autre.

– Autoritaire ? J'aime bien, se moque-t-il. Quel sera ton prochain ordre, Sparks ?

Merde, c'est que ses conneries pourraient me faire rire ! Je plisse les yeux pour le fixer, les lèvres pincées, incapable de répondre. Mon vrai problème, même si je tente tant bien que mal de l'ignorer, c'est que si ça n'avait pas été mon étudiant, je n'aurais pas eu besoin d'un pari pour accepter ce rendez-vous. L'interdit est une tentation vile qui semble déterminée à me faire céder.

On reste un long moment à se fixer avant qu'Isabelle ne vienne me voir pour me prévenir qu'elle rentre chez elle, en bonne compagnie. Matt en fait de même après m'avoir donné rendez-vous à midi à l'arrière de l'université, où je ne risque pas d'être remarquée. Je l'observe partir, les mains moites. Je suis dans de beaux draps. Et la seule solution pour me sortir de tout ça, c'est faire de ce rendez-vous le pire qu'il ait jamais eu.

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