CHAPITRE 2 - SARAH

Ma première journée est passée plus vite que je ne l'espérais. Je n'avais que trois heures de cours hier, et même si le début des deux premières a été chaotique, la suivante s'est déroulée sans accrocs en compagnie d'étudiants de troisième année. Je suis rentrée chez moi juste après sans même rencontrer l'équipe enseignante, n'ayant pas de cours à dispenser l'après-midi, mais j'ai décidé de profiter de ce vendredi midi pour faire un tour en salle des professeurs.

Je m'accommode doucement à l'environnement de l'université, n'ayant pas étudié ici mais à Maynooth University, à trente kilomètres de Dublin. Je ne saurais pas dire laquelle des deux universités est la plus belle. Les bâtiments de Maynooth sont sublimes, ils me faisaient même un peu penser à Poudlard quand j'ai visité l'université pour la première fois, mais ceux de Dublin ont tout autant de charme. Ils abritent même une énorme bibliothèque de livres anciens, un lieu incontournable de Trinity College. Je m'y sens bien, je ne me serais pas vue travailler ailleurs.

Je passe la porte de notre salle de pause en tentant de ne pas faire claquer mes talons sur le parquet ancien, tout en observant d'autres membres de l'université discuter entre eux. Certains discutent tranquillement, d'autres corrigent des copies, et quelques-uns mangent. L'ambiance me paraît chaleureuse, même si j'ai l'impression d'être une intruse. L'époque où j'étais élève et où je n'avais pas le droit de mettre les pieds dans ce genre de pièce n'est pas si loin et me procure ce sentiment de gêne que j'ai du mal à effacer.

Je m'apprête à m'approcher d'une table pour tenter de me présenter à un petit groupe, mais je n'en ai pas le temps qu'un homme d'âge mûr s'approche de moi en me tendant la main. Ses cheveux grisonnants lui donnent un air sympathique et son costume trois pièces me laisse deviner qu'il ne doit pas être en bas de l'échelle de cette université. J'ai passé mon entretien auprès de la DRH, alors je n'ai aucune idée de qui il peut s'agir précisément.

– Bonjour, mademoiselle Sparks ! Je suis désolé de ne pas avoir pu vous accueillir plus tôt. Je suis le doyen de la faculté, John McCarthy. J'espère que votre premier jour s'est bien déroulé.

Doyen, j'aurais dû le deviner ! Un sourire chaleureux prend place sur le visage ridé de McCarthy. Son air jovial est contagieux et je réponds à ce sourire en lui serrant la main. Le mot « faculté » lui donne un côté vieux jeu, mais je ne relève pas.

– Merci beaucoup. Tout s'est bien passé mis à part un étudiant que j'ai dû mettre à la porte de mon cours.

– Ça arrive très souvent, ne vous inquiétez pas. Les étudiants irrespectueux existent, et c'est pour ça que les sanctions aussi. Vous avez très bien fait. J'espère que ce deuxième jour a mieux commencé, dit-il.

– Bien mieux, oui. Merci.

Il écoute ma réponse à moitié, son téléphone à la main, le regard fixé sur l'écran, jusqu'à ce qu'il le glisse dans sa poche pour se concentrer de nouveau sur moi. Il ne perd pas son air amical, même si je sais déjà qu'il a mieux à faire que de rester ici et qu'il ne s'agit là que de simples politesses.

– Veuillez m'excuser, des rendez-vous importants m'attendent, lâche-t-il.

– Aucun problème. Bonne journée, monsieur.

– À vous aussi, mademoiselle, me salue-t-il.

Sur ces mots, le doyen tourne les talons sans plus un regard en arrière pour rejoindre une porte à côté de la salle des profs. Je reste quelques instants hébétée, le regard dans le vide.

– Il est toujours pressé, c'est normal. Sarah, c'est ça ? retentit une voix dans mon dos.

Je me retourne pour découvrir un homme dans ma tranche d'âge, les cheveux bruns et une paire de lunettes rondes sur le nez. Son visage affiche un sourire discret, mais qui semble bien plus sincère que celui de M. McCarthy quelques secondes auparavant.

– Oui, c'est moi. Et vous êtes ? demandé-je avec curiosité.

– Paul. Je suis professeur de sciences. Et tu peux me tutoyer, on a sûrement le même âge.

– Seulement si tu en fais autant, réponds-je du tac au tac.

Il me sourit puis me propose gentiment de me présenter à l'équipe avant que je n'aie pu demander quoi que ce soit. J'accepte, trop heureuse de pouvoir éviter la corvée de me présenter toute seule, et je fais le tour de la salle des professeurs en compagnie de mon nouveau collègue. Celui-ci me présente à chaque professeur de façon individuelle, en me donnant leurs noms et leurs domaines d'enseignement, mais je n'arrive pas à les retenir. J'ai une très mauvaise mémoire quand il s'agit des prénoms de gens à qui je n'ai jamais parlé, même si je sais que je vais devoir travailler ça pour connaître un minimum mes élèves.

Paul me présente ensuite à Harry, son mari, un homme blond de dix ans son aîné, et accessoirement le secrétaire de McCarthy. Celui-ci me salue avec la même gaieté que mon collègue avant de retourner à sa paperasse. Paul m'entraîne ensuite vers une autre pièce et je découvre avec plaisir une machine à café et tout ce qu'il faut pour se faire à manger. Sans ma dose de caféine, je risque d'être de mauvaise humeur. Il vient d'éviter sans le savoir quelques heures assez longues à certains étudiants.

– Voilà, tu as vu le principal. Tu as pris quelque chose à manger ? finit-il par me demander.

– Rapidement, j'ai deux barres de céréales dans mon sac.

Il paraît choqué par ma réponse car il secoue la tête en souriant avant d'ouvrir le frigo à côté de la table où se trouve la cafetière et me tend une salade toute faite en souriant.

– Prends. J'en ai toujours en rab, Harry fait à manger pour dix, dit Paul en souriant.

– C'est gentil, merci. Mais tu sais, mes barres de céréales m'auraient suffi...

J'accepte néanmoins le plat qu'il m'offre et je me pose sur l'une des deux seules chaises de cette pièce, vite imitée par Paul. Il m'observe attentivement commencer à manger, comme si j'étais une énigme qu'il cherchait à déchiffrer. Sa salade est une vraie tuerie, je salive à chaque bouchée.

– J'ai du mal à croire que tu n'aurais mangé que deux barres de céréales quand je vois ton physique...

– Est-ce que t'es en train de me dire que je suis grosse ? dis-je en tentant de garder mon sérieux.

– Quoi ? Non ! Non, c'est pas ça ! T'as ce qu'il faut là où il faut mais... Enfin ce que je veux dire...

Je le laisse tenter de se sortir de cette situation durant quelques longues secondes avant d'éclater de rire, n'y tenant plus. Qu'est-ce que je m'en fous de mon poids ! Je me sens très bien comme ça, peu importe ce qu'on peut dire de moi. J'ai exactement neuf kilos en trop, bien répartis dans mon corps, et c'est comme ça que je m'aime. Paul me dévisage, mi-déconcerté, mi-amusé, attendant sûrement une explication de ma part.

– Je plaisantais. J'ai du poids en trop, je le sais. Et pour les barres, c'est une exception, j'ai tendance à trop manger habituellement.

– Tu vois ? C'est pour ça que je préfère les mecs. Ils me font moins marcher au moins, se plaint Paul avec humour.

Je ris sincèrement face à sa réponse. Je ne sais pas si je m'en ferai un ami, mais sa compagnie n'est pas désagréable, loin de là. J'apprécie beaucoup le fait qu'il parle de son homosexualité si ouvertement aussi. Je me souviens d'un gars pendant ma dernière année d'étude qui n'osait pas en parler à cause des moqueries qu'il subissait ; ça me révoltait. Je n'ai jamais compris où était le problème. Quelle est la différence entre aimer un homme ou une femme ? Ça reste de l'amour. On s'en fout du reste. C'est malheureux qu'on soit toujours coincé dans ces moeurs assez absurdes.

Je passe la demi-heure suivante à discuter avec Paul de l'université. Il enseigne dans le bâtiment B, pas très loin du mien. Ces salles-là sont réservées exclusivement aux élèves scientifiques. Rien d'étonnant, j'ai cru apercevoir du matériel de chimie à travers les fenêtres ce matin. Paul travaille ici depuis maintenant deux ans, il n'a que cinq années de plus que moi, et Harry l'a rejoint il y a seulement six mois pour travailler en tant que secrétaire du doyen.

J'en apprends beaucoup sur l'organisation de la fac, les différents événements, les résidences universitaires, et tous les endroits clés à connaître. Je suis soulagée d'avoir trouvé quelqu'un pour me guider, autrement il m'aurait fallu au moins deux semaines pour tout découvrir seule.

Quand vient l'heure de reprendre, je me dirige d'un pas assuré vers la salle 120, la même que la veille, et je trouve certains étudiants déjà installés. Par réflexe, mes yeux se posent au fond de la classe pour tenter de trouver la tête brune d'hier, mais aucun signe de ce Matt pour le moment. Je m'installe à mon bureau et commence à sortir mes papiers. Quand vient l'heure de commencer, il ne me manque que deux étudiants. Le crétin que j'ai viré hier, et Matt. Ce cours en amphi est sans appel, je n'ai même pas la possibilité de connaître son nom pour signaler son absence.

Au lieu de ça, je commence à parler sans plus me soucier des absents, de nombreuses paires d'yeux ancrées sur moi. Les étudiants qui participent sont nombreux, souvent les mêmes, et mon cours est dynamique, plus que je ne l'aurais espéré. La plupart ont fait les recherches que j'avais demandées avec beaucoup de sérieux sur les oeuvres féministes peu connues du XIXe siècle. Je récupère les travaux de ceux qui le souhaitent dans le but de les noter et l'heure de cours défile à une vitesse monstrueuse, si bien que je ne vois pas le temps passer. Quand les étudiants rangent leurs affaires, une jeune fille rousse s'approche de moi d'un pas timide.

– Excusez-moi, madame... chuchote-t-elle presque.

– Oui ?

– Je voulais vous dire que c'est cool de vous avoir en prof. Le dernier n'était pas vraiment intéressant. Je voulais aussi savoir si vous aviez des oeuvres classiques à me conseiller en rapport avec le chapitre qu'on fait...

Je l'observe, touchée par son compliment. Qu'on vienne commenter mon travail a généralement quelque chose de gênant pour moi, mais savoir que mes cours touchent au moins sincèrement quelqu'un fait toujours chaud au coeur. Je suis d'autant plus touchée de voir qu'elle prend si au sérieux mon cours.

– Merci beaucoup, c'est très gentil. Comment vous appelez-vous ? demandé-je.

– Ellen.

– Eh bien, Ellen, venez me voir mardi après le cours, je vous donnerai une liste d'oeuvres.

Elle me remercie en souriant avant de rejoindre les autres, son sac serré contre sa poitrine. J'observe la marée humaine sortir de l'amphi en souriant quand j'aperçois une tête que je reconnais avancer à contresens. Matt s'approche de moi avec une allure nonchalante, ses cheveux courts dans tous les sens, et vient s'asseoir sur mon bureau comme si de rien n'était pendant que je le dévisage ouvertement.

– Que faites-vous là ? Le cours est déjà fini, me reprends-je après quelques longues secondes d'hébétement.

– Vous avez demandé un travail, je l'ai fait, répond Matt le plus normalement du monde.

Il me tend un dossier de quelques feuilles que j'attrape avec hésitation avant de commencer à le feuilleter. Je lis son plan avec intérêt, avant de commencer à découvrir son travail sous son regard émeraude. Mes sourcils se froncent un peu plus à chaque ligne sous la précision des informations. Je sais que certains étudiants sont intelligents et motivés, j'ai moi-même toujours beaucoup travaillé une fois à la fac, mais ce qu'il a fait est bien au-delà de son niveau. C'est trop bien détaillé, presque mieux que mes cours !

– Est-ce que vous avez triché ? finis-je par demander en relevant la tête vers lui.

– Pourquoi je ferais ça ?

Un sourire insolent ourle ses lèvres et ses yeux pétillent de malice. Ma réaction semble beaucoup l'amuser, mais je ne plaisante pas. Je ne vois pas comment il aurait pu faire un travail de cette qualité en deuxième année, seul. C'est impossible.

– Je suis très sérieuse, l'informé-je.

– Non, je n'ai pas triché.

– Bien, alors il me faudrait au moins votre nom pour vous noter.

Je baisse la tête et vérifie encore une fois sa copie, mais il n'est fait nulle part mention de son nom. À croire qu'il s'en amuse.

– Vous n'avez donc pas la liste, dit Matt pour lui-même.

– C'est un cours sans appel. Alors non.

– Bon, eh bien je suppose que vous allez galérer à le trouver !

– Je vous demande pardon ? m'insurgé-je.

– Gardez ma copie, c'est cadeau. Bonne journée ! lâche Matt.

Puis il se relève et sort aussi vite qu'il est entré tout à l'heure. Mes yeux restent fixés sur ces feuilles, sans réellement comprendre. C'était quoi ça ? Je fixe ensuite mon attention sur la porte qu'il vient de passer avant de reprendre mes esprits. Ça ne va pas se passer comme ça. Il peut avoir une belle gueule et un sourire ravageur, ça ne change rien. La prochaine fois que je le vois, il peut être sûr que je ne le laisserai pas s'en tirer comme ça !

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