Partie 2
— AIIIDE MOIIII !!!
Ayano ne savait que dire. C'était déjà une chose bien étrange que de trouver une fille vêtue de la sorte par un temps pareil, mais c'était encore plus étrange que cette dernière lui demandât de l'aide, et surtout de cette manière.
—Que... que je t'aide ? Comment ?
— J'ai raté le bus qui devait me ramener chez moi et je ne sais pas quoi faire ! gémit la fille.
— Oh...
Ayano consulta la montre qu'elle portait sur son bras droit — ce que sa sœur lui reprochait toujours (« une montre se met au bras gauche, débile ! ») — et fut surprise de constater qu'un temps considérable s'était déjà écoulé depuis son arrivée.
Elle releva la tête. La fille l'observait toujours en retenant son souffle.
— Je ne crois pas qu'un autre bus passera d'ici là —attends ne pleure pas ! — tu peux passer la nuit avec moi si tu veux.
La fille, qui était sur le point d'éclater en sanglots, accepta cette proposition avec des cris de joies.
— Je peux ? Vraiment ?
— Euh... oui, si tu veux, répondit Ayano un peu déconcertée. Ou alors si tu préfères, tu pourrais appeler tes parents pour venir te chercher ? Au fait, comment tu t'appelles? Moi c'est Ayano.
— Kusume, répondit la fille. Je ne retrouve pas mon téléphone et...
— J'ai le mien. Je pourrais...
— ... je ne connais pas leurs numéros par cœur, poursuivit-elle comme si Ayano ne l'avait pas interrompue. On y va ?
*
— C'est la première fois que tu viens ici?
Ayano était en train de monter une seconde tente. Kusume l'observait, le regard admiratif.
— Oui, répondit cette dernière. En fait, je viens d'emménager à Okawa. On m'a dit que le mont Rosuke était particulièrement magnifique à cette période de l'année, alors j'ai voulu le voir de mes propres yeux.
— Alors? demanda Ayano, toujours occupée avec le campement. Ton verdict?
Kusume ne répondit pas tout de suite. Tout doucement, elle s'approcha de la mer qui les séparait de la montagne. Ayano laissa ce qu'elle faisait et se rapprocha elle aussi.
— Ils étaient loin de la vérité...
Ayano suivit son regard et jeta à nouveau un coup d'œil à ce chef d'œuvre de la nature.
La nuit était déjà tombée et on aurait pu penser que cela rendrait le mont Rosuke moins impressionnant. Mais c'était loin d'être le cas. Sa beauté était à couper le souffle.
Pendant plusieurs minutes, le silence les environna. C'était un temps de contemplation. Plus rien d'autre ne comptait, à part le fait d'être là. De voir. De ressentir.
Puis, Ayano se souvint qu'elle n'avait pas encore fini d'installer la deuxième tente. À contre-cœur, elle se détourna.
Quelques minutes plus tard, elle avait terminé.
—Voilà! dit-elle, le sourire aux lèvres. Elle est prête.
—Sugoi ! s'exclama Kusume. Tu t'y connais vraiment, hein ?
—Oh tu sais, ça fait longtemps que je le fais. C'est sûrement pour ça.
— Vraiment ? fit Kusume, encore plus émerveillée. Et tu viens toujours toute seule ?
— Non. Ma sœur...
Ayano s'interrompit et ferma les yeux.
J'ai perdu ma sœur dans les flammes... Que Dieu ait pitié de mon âme...
— Ayano ?
La voix de sa nouvelle compagne la tira du gouffre dans lequel elle s'était plongée. Elle se tourna vers Kusume et sourit d'un air triste :
— Nous avions l'habitude de camper ensemble, ma mère, mon père, ma grande sœur et moi. Mais il y a quatre ans... Il y a quatre ans...
Elle sentait venir les larmes, brûlantes, impatientes de remonter à la surface, un peu comme les laves d'un volcan entré en éruption.
— Il y a quatre ans, reprit-elle d'une voix tremblante, ma sœur et moi y sommes allées sans nos parents. Au départ, elle n'était pas vraiment partante, mais j'ai tellement insisté qu'elle a fini par céder.
Tu n'es qu'une enfant pourrie gâtée. Qu'ai-je fait au ciel pour avoir une sœur pareille ?
—Une fois arrivées, tout se passait bien. Nous nous entendions à merveille...
Quand je pense que j'ai dû annuler un rendez-vous avec mon mec à cause de toi! En tout cas, ne compte pas sur moi pour te raconter des histoires le soir avant de dormir. Tu restes dans ta tente, je reste dans la mienne!
— Nous nous aimions tellement...
Si un jour la vie cessait sur terre, et que toi et moi étions les seules survivantes, je préférerais encore mourir plutôt que de rester avec toi !
— Mais, il y a eu un accident... Un terrible accident...
— Que s'est-il passé ? demanda Kusume d'une voix aimante.
Sans hésiter, elle prit la main d'Ayano dans la sienne et la serra fort, comme si elle savait, comme si elle comprenait...
— Au milieu de la nuit, continua Ayano, sa tente a soudainement pris feu...
— Quoi? fit sa nouvelle amie, horrifiée. Mais... comment...?
Ayano croisa son regard, puis baissa les yeux aussitôt.
— C'est ma faute... Je... je crois que j'ai oublié d'éteindre le feu de camp... Nous n'avions pas réalisé qu'il était aussi près de sa tente...
A ce point de son récit, elle dut s'arrêter. Sa douleur était trop intense, sa peine trop grande...
— Ce sont ses cris qui m'ont réveillée... Quand... quand j'ai réalisé ce qu'il se passait, il était déjà trop tard...
Ayano pouvait encore les entendre... Ces cris semblables aux cris d'un animal blessé... Et elle, debout devant ce feu d'artifice de la mort, incapable de l'aider...
Et cette odeur... Une odeur de chair brûlée, mêlée à celle du charbon...
Tout à coup, elle eut l'impression d'être là à nouveau...
Elle, griffant la peau de son visage jusqu'au sang... Elle, hurlant à la mort comme elle n'avait jamais hurlé de toute sa vie...
Les campeurs voisins qui accourent, alertés par le bruit, mais qui, tout comme Ayano, ne peuvent plus rien faire...
Elle, une fois la tente de sa sœur complètement décimée, murmurant en se balançant d'avant en arrière :
J'ai perdu ma sœur dans les flammes,
Que Dieu ait pitié de mon âme...
Elle, enfin, devant les pompiers et la police, relatant l'incident...
Puis, le visage meurtri de chagrin de ses parents, rentrés précipitamment de leurs voyages...
Les pleurs de sa mère au milieu de la nuit ; les insomnies de son père, son alcoolisme...
— Ayano ?
Elle ne s'était pas rendu compte qu'elle avait fermé les yeux et qu'elle se balançait d'avant en arrière tout comme durant ce jour funeste.
Kusume avait posé une main sur son épaule et la regardait droit dans les yeux.
— Tu es une personne formidable, Ayano.
— Quoi ? répondit l'intéressée, sans comprendre.
— Je dis que tu es une personne formidable, répéta Kusume en souriant.
Le visage d'Ayano se durcit. Elle se dégagea brusquement.
— Comment peux-tu dire ça ? Tu ne m'as pas écouté ? Ma sœur est morte. Morte à cause de moi. A CAUSE DE MOI !
Ses derniers mots se répercutèrent en écho dans la forêt. Au loin, des oiseaux, dérangés dans leur tranquillité, s'envolèrent à tout-va avec des bruits sonores.
—Si je n'avais pas insisté pour qu'elle vienne, elle serait encore en vie aujourd'hui. Alors non, je ne suis pas une personne formidable (j'ai perdu ma sœur dans les flammes), je suis un être abjecte (que Dieu ait pitié de mon âme), je...
Mais Ayano ne put terminer sa litanie, car soudain Kusume se pencha vers elle et l'embrassa. Pas sur la joue, mais sur les lèvres. Ce fut tellement inattendu qu'Ayano ne sut comment réagir.
C'était la première fois de sa vie qu'une fille l'embrassait. En fait, c'était la première fois de sa vie qu'on l'embrassait tout court.
Ne sachant que faire, elle s'abandonna et ferma les yeux.
Le baiser sembla se prolonger jusqu'à l'infini et Ayano souhaitait intérieurement qu'il ne se terminât jamais...
Quelques secondes d'infinités plus tard, leurs lèvres se séparèrent.
Lentement Ayano ouvrit les yeux. Kusume la dévisageait, le regard brillant.
— Tu es une personne formidable, dit-elle à nouveau. Mais même aux personnes formidables, il arrive des choses terribles, parfois même horribles... Elles n'en sont pas moins formidables pour autant...
Kusume posa cette fois-ci les deux mains sur les épaules d'Ayano.
— Ce qui est arrivé à ta sœur est tragique, dit-elle d'une voix chevrotante. Mais je t'en prie, ne laisse pas cet accident définir ta vie...
*
Après ces paroles, quand Ayano eut fini de pleurer toutes les larmes de son corps, enlacée dans les bras de cette inconnue, les deux filles s'endormirent, ensemble, sous un ciel bleu nuit parsemé d'étoiles.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top