#4



 Une courte mélodie se mêla à la musique qui sortait de ses enceintes. Il ne l'écoutait pas avec grande attention, mais il avait souvent besoin d'un bruit de fond pour s'aider à réfléchir – et à écrire. Cela n'avait pas été bien concluant, cette fois-ci. Il ne cessait de taper quelques mots, ou même une simple lettre, pour finalement tout effacer et fixer sa page blanche comme si elle l'avait personnellement insulté. Que dire ? H0ax le pressait de publier rapidement des nouvelles de son cher braqueur. C'était ce que tout le monde attendait, après tout. Mais comment pouvait-il mettre des mots sur ce qui s'était produit lors de cette nuit sur Pier 7 ? Il ne parvenait même pas à s'expliquer comment il en était arrivé à... manger une glace avec ce type. Outre le fait que c'était un voleur et très probablement un véritable déséquilibré, il ne savait ni son nom, ni son âge... Ni d'où il venait. En fait, il ne savait rien de lui.

Mais il y avait pire que ça. Cette... impression étrange qu'il avait ressenti à plusieurs reprises en se retrouvant à nouveau face à lui, il ne parvenait pas à la décrire. Son physique, ses vêtements, son regard, son comportement, sa façon de s'exprimer, même sa voix... Tout ce qui le composait semblait passer d'un extrême à l'autre en un battement de cil. Une menace, une badinerie, une grossièreté, le tout ponctué de ce rire bruyant, naturel. Soudain, tous les rires qu'il entendait chaque jour de la bouche de ses clients lui parurent bien mécanique. Il avait un rire particulier, un ricanement presque, qu'il n'avait encore jamais entendu ailleurs.

Mais en fin de compte, songea Samuel avec un soupir en baissant les yeux vers l'encart bleu qui s'affichait sur son écran, était-ce vraiment utile de se torturer l'esprit avec ce garçon ? Il ne risquait pas de le revoir. H0ax et son blog était une chose, mais...

— Sam ! Tu es affreux !

Il ne parvint pas à s'empêcher de lever les yeux au ciel lorsque la voix de sa mère s'éleva de son ordinateur. Cette façon de le saluer...

— Salut, maman, souffla-t-il avec un sourire en voyant le nez de sa génitrice apparaître en gros plan sur l'encadré de sa webcam. Tu n'es pas obligée de t'approcher autour de l'écran, je t'entends bien...

— Je rêve où tu es toujours au lit ? Il est bientôt onze heures !

— ... Il est onze heures en Irlande, oui, mais ici... Même pas quatre heures du matin. J'habite en Californie maintenant, tu te souviens ?

— Quatre heures et tu es toujours sur ton ordinateur ? Mon Dieu, cet idiot de fils, Seigneur, pourquoi...

Elle continua à marmonner quelques phrases comme quoi elle le priverait d'écran, s'il n'avait pas vingt-cinq ans et s'ils n'étaient pas séparés par plus de huit mille kilomètres. Derrière sa tignasse rousse – dont il avait péniblement hérité – il reconnut les rideaux verts et rouges de la salle à manger et, quelque part à sa droite, il devinait la présence d'un escalier étroit menant aux chambres de la maison familiale. Un peu malgré lui, un sourire triste apparut sur son visage en songeant aux longues heures qu'il avait passé à se disputer avec ses petites sœurs et à leur courir après dans ce fichu escalier dont chaque foutue marche grinçait.

— Et qu'est-ce que tu as fait à tes cheveux, encore ?

— Quoi, mes cheveux ?

Il savait très bien de quoi elle voulait parler, mais il avait toujours l'espoir vain qu'elle abandonne l'idée de lui faire la morale s'il jouait l'idiot. Si Colyn l'avait compris, pourquoi sa propre mère, après avoir vécu vingt ans sous le même toit que lui, en semblait incapable ? Et puis, de toute façon, il était bien assez vieux pour choisir de quelle couleur il préférait ses cheveux. Et si l'envie de se raser la tête et de s'épanouir en tant que chauve lui prenait, il n'avait aucun compte à lui rendre.

— Vingt-deux heures à me faire déchirer en deux pour sortir ta grosse tête de mon ventre et c'est comme ça que tu me remercies de t'avoir fait un si beau corps ? À te teindre les cheveux en noir comme si tu avais honte de nous !

— Ce n'est pas ça...

— Si au moins j'avais des petits-enfants... roux... à qui je pouvais apprendre à aimer ce que la nature leur a offert...

Ah, voilà. Il se demandait quel stratagème elle trouverait cette fois-ci pour remettre cette question sur le tapis. Il l'avait tout de même connue plus subtile.

— Maman, je te laisse, j'étais en train de... travailler.

— Tu travailles à cette heure ? Attends ! Tes sœurs veulent te faire un coucou !

— Pas la peine, je rappellerai plus tard. À plus, maman.

— Sa...

Il ferma la fenêtre de conversation et reposa sa tête contre le mur en poussant un long et bruyant soupir. Décidément... Un léger sourire passa sur ses lèvres et il ferma les yeux en tentant de se souvenir de l'odeur de lavande qui imprégnait les vêtements de sa mère depuis qu'il n'était qu'un petit garçon. San Francisco, c'était quelque chose, bien sûr, et s'il avait choisi de s'installer ici après un an de vadrouille à travers les États-Unis, c'était bien parce qu'il avait eu un coup de cœur pour cette ville, mais l'Irlande lui manquait parfois. C'était simplement de la nostalgie, un sentiment de solitude passager qui lui prenait la gorge chaque fois qu'il réalisait qu'il ne pouvait avoir de contact avec sa famille qu'à travers le petit écran de son ordinateur. Depuis la mort de son père, peu après son treizième anniversaire, il avait ressenti le besoin vital de fuir les paysages verdoyants, les falaises blanches, les vagues grises qui frappaient la côte, tout ce qui lui rappelait de près ou de loin que plus jamais il ne le verrait planté sur le port avec une canne à pêche dans une main et une bière dans l'autre, que plus jamais il ne l'entendrait rire si fort en réalisant qu'il avait encore oublié de mettre un appât au bout de sa ligne.

C'était un rire qu'il n'avait jamais entendu ailleurs.

Samuel fronça doucement les sourcils lorsque son imagination mua le parfum de lavande en une odeur de tabac et de citron, mais il se refusa à ouvrir les yeux. Peu à peu, les paysages irlandais laissèrent place aux gratte-ciels dont les fenêtres illuminées se dessinaient comme des cubes dorés sur le ciel noir surplombant Pier 7. Le garçon, face à lui, son œil bleu souligné d'une traînée noire planté dans les siens, posa son index tatoué d'un « F » contre ses lèvres. Une fossette creusa sa joue lorsqu'un rictus en courba les commissures, et le bout de sa langue attrapa une goutte de glace au citron glissant sur sa peau pâle.

Quoi ?

Samuel redressa si brusquement la nuque qu'une crampe atroce traversa ses muscles en lui arrachant une grimace de douleur, mais il se contenta de masser machinalement sa peau du bout des doigts en se redressant sur son lit. Qu'est-ce que... à quoi était-il en train de penser, à l'instant ? Comment son cerveau avait pu passer d'un agréable souvenir d'enfance à l'image encore si claire dans son esprit de... Bon sang, il ne connaissait même pas son nom !

Avait-il vraiment besoin de se remémorer avec tant de détails la forme de ses lèvres lorsqu'il y avait porté le filtre de sa cigarette, du son de sa voix naturellement cassée, de la façon qu'il avait de laisser un sourire mêlant amusement et satisfaction apparaître sur son visage chaque fois que ses mots parvenaient à lui arracher la moindre réaction ?

Samuel secoua vaguement la tête, les traits tirés, et bondit hors de son lit en repoussant d'un mouvement sec son ordinateur de ses genoux. Mais pourquoi ne parvenait-il pas à chasser ce petit con de son esprit ? Le manque de sommeil devait lui faire perdre la tête. En tout cas, c'est ce qu'il laissa sa raison lui répéter comme un disque raillé tandis qu'il traversait le couloir de l'appartement et poussait la porte de la salle de bain. C'était plus facile, ainsi, d'ignorer la contraction qu'il avait ressenti dans son bas-ventre lorsqu'il... Stop. Stoooop, gronda-t-il mentalement en adressant un regard sévère à son propre reflet dans le miroir.

— Je suis en train de perdre la tête, c'est pas possible, marmonna-t-il en ouvrant le robinet pour s'asperger le visage d'eau bien froide.

Il n'aimait même pas les hommes. Enfin, pas de cette façon. Et, à choisir, il aurait plutôt opté pour un sosie de Ryan Gosling au lieu d'un type qui avait l'air de faire les poubelles de Deryck Whibley pour lui piquer ses vieilles fringues. Il fallait pourtant admettre qu'il avait quelque chose d'indescriptible...

— Arrête, bordel !, grogna-t-il lorsque l'image du bout de sa langue passant sur la glace de son doigt s'invita à nouveau dans ses pensées.

— Sam ? Tout va bien ?

Le jeune homme sentit son cœur bondir lorsque la voix de son colocataire, Joey, lui parvint à travers la porte, rendue rauque par le sommeil. Il y eut un bref silence, puis il entendit ses pas faire grincer le parquet lorsqu'il retourna vers sa chambre, abandonnant l'idée d'obtenir une réponse à sa question. Non, tout n'allait pas bien. Tout n'allait pas bien du tout.

— Joey !

Samuel se jeta presque sur la porte de la salle de bain et l'ouvrit d'un coup sec, parvenant de justesse à retenir Joseph avant qu'il n'aille se recoucher. Celui-ci, une robe de chambre violette sur les épaules, jeta un regard brumeux vers lui, arquant un sourcil.

— Je... Heu...

— Il y a des médicaments dans l'armoire au-dessus des toilettes, si jamais tu fais tout ce boucan parce que t'es malade. Si c'est le cas : ne m'approche pas, ou je hurle.

Samuel leva brièvement les yeux au ciel devant la moue soudainement effrayée de Joey. Hypocondriaque un jour...

— Non, c'est... Enfin... Je peux te poser une question ?

— Une question ? Mec, il est quatre heures du mat', je me lève dans deux heures, ça peut pas attendre ?

— Non, ça peut pas attendre.

Joey ouvrit la bouche pour répliquer, mais ses yeux bruns s'animèrent peu à peu d'une lueur de curiosité. « Hypocondriaque et commère locale », voilà les termes qu'il aurait dû taper dans sa biographie Tinder, au lieu de « beau-gosse black passionné de surf et de randonnées ». Il n'aimait ni l'un, ni l'autre, d'ailleurs.

— Tu..., commença Samuel avant de prendre quelques secondes pour trouver un moyen de formuler sa pensée. Heu... Tu aimes les hommes, n'est-ce pas ?

— Toi, t'es allé regarder l'historique de mon ordi, pas vrai ?

— Mais... non !

— Parce que je peux tout expliquer, hein.

— La ferme, soupira Samuel en se frottant les paupières, soudainement rattrapé par la fatigue. Je dis ça par rapport à... Enfin, il y a ce mec que j'ai, disons, croisé à mon travail et...

Il fut coupé par un éclat de rire qui résonna, il en fut certain, dans l'immeuble tout entier ; relevant brusquement les yeux vers Joey, il le vit pointer un doigt moqueur en direction de son bas-ventre, son autre main plaquée contre ses lèvres pour étouffer sa propre hilarité.

— Ouais, bah, ce mec que t'as « croisé » t'a très visiblement fait de l'effet !

Samuel n'eut même pas besoin de suivre le chemin de son index pour deviner ce qui apparaissait un peu trop clairement à travers le bas de jogging qui lui servait de pyjama. Avec un grognement ennuyé, il le couvrit d'un regard las en attendant patiemment que ses épaules cessent de tressauter et qu'il finisse d'essuyer les larmes perlant aux coins de ses yeux. Quelle brillante idée il avait eu de s'adresser à lui. Cela dit, s'il en avait parlé à Colyn, elle aurait été capable de camper devant le magasin de donuts pour guetter le retour de son « prince charmant » ou une connerie du genre. Et s'il lui avait avoué qu'il s'agissait de son braqueur... Il aurait fini avec une camisole de force avant même de finir sa phrase.

— T'as besoin que je te fasse un schéma pour comprendre comment ça fonctionne avec un autre homme ou... ?, proposa Joey avec un large sourire narquois.

— Non, merci. C'est plutôt que je me sens...

Cette fois-ci, le sourire de Joey s'adoucit devant la mine déconfite de son colocataire. Cela faisait bien longtemps que lui-même avait passé cette curieuse phase de questionnement, mais il en avait gardé un assez mauvais souvenir pour comprendre la confusion que Samuel, après vingt-cinq année d'une parfaite hétérosexualité, pouvait ressentir.

— Tu sais, Sam, le seul moyen que tu saches si c'est une envie passagère ou plus que ça, ça serait que tu revoies ce mec.

Ouais. Facile à dire, pensa Samuel en se contentant d'un hochement de tête grave. Ce n'était pas aussi simple que s'il s'agissait véritablement d'un nouveau client.

« T'es libre de m'oublier, maintenant. ». Si seulement c'était vrai.

— En attendant, reprit Joey en lui lançant le rouleau d'essuie-tout de leur cuisine dans les bras, le meilleur moyen de démonter la tente, c'est le même que lorsqu'il s'agit d'une femme.

Samuel s'entendit grogner quelque chose d'inintelligible, puis traîna des pieds jusqu'à sa chambre, escorté par le rire railleur de son colocataire même après avoir claqué la porte derrière lui.

Adossé contre celle-ci, son regard tomba sur son ordinateur, sagement posé sur sa couverture, avant de se poser à nouveau sur le rouleau de papier entre ses mains. Ouais. Au point où il en était...


***


Tout allait bien.

— Et puis alors, je lui dis...

Tout allait parfaitement bien.

— Et tu sais ce qu'elle me répond ?

Vraiment.

— Sam ?

C'était juste... un moment d'égarement, voilà. Rien de plus que cela. La preuve : depuis qu'il s'était réveillé, il n'avait plus repensé à toute cette histoire. Enfin, à l'exception d'une petite minute sous la douche, mais un coup d'eau froide l'avait aidé à reprendre ses esprits. Depuis, rien. Il ne pensait plus du tout à lui.

— Saaaaaam !

Mais, en sortant de chez lui pour profiter de cette journée de repos, il avait été tout bonnement stupéfait de constater le nombre de personnes qui se baladaient dans les rues de San Francisco avec une capuche sur la tête. Bon, il avait plu toute l'après-midi, mais tout de même ; il lui semblait qu'ils s'étaient concertés pour se moquer de lui de concert, afin de le faire sursauter dès que l'un d'entre eux entrait dans son champ de vision.

Une main s'agita devant ses yeux vitreux et, lorsqu'il parvint à chasser ses pensées, il se trouva nez-à-nez avec le visage courroucé de Colyn.

— Tu sais, si j'avais eu envie de parler toute seule, je serais sortie prendre un verre avec mon miroir de poche.

Samuel lui adressa un sourire navré en s'empêchant de dévisager méchamment un homme encapuchonné qui passa devant la fenêtre du café où ils s'étaient réfugiés, massé contre la table haute collée à la baie vitrée pour éviter le gros de la foule. Les températures avaient chuté dès que le brouillard était retombé sur la ville, si bien que locaux comme touristes s'étaient jetés dans les commerces. Il était bien content de ne pas travailler par ce temps.

— T'es vachement nerveux, aujourd'hui, souffla-t-elle avec un froncement de sourcil. C'est la pluie qui te met dans cet état ?

— Faut croire...

Oui, c'était une bonne chose qu'il ne travaille pas.

... Une très bonne chose.

Samuel porta son gobelet de café fumant à ses lèvres et les verres de ses lunettes se couvrirent de buée.

Et lui, est-ce qu'il était à l'abri ?

— Enfin, bref. Comme je le disais, donc, la meuf me dit..., reprit Colyn en inspectant ses ongles recouverts d'une couche de vernis turquoise.

Bon sang, il fallait vraiment qu'il arrive à se le sortir de la tête. Peu lui importait ce que cet idiot pouvait bien faire. De toute façon, il ne ferait rien de plus que s'exposer à des risques inutiles en tentant de retrouver sa trace.

... Hm.

Sam garda quelques longues secondes sa gorgée de café chaud sur la langue, les yeux rivés sur les passants trottinant dans la rue en tenant tant bien que mal leur parapluie retourné par le vent puissant et glacial.

D'un autre côté, il se considérait plutôt comme une personne bienveillante et altruiste. Et pas comme « un mec un peu chiant et qui réfléchissait trop », n'en déplaise au jeune homme qui envahissait ses pensées avec son rictus mutin.

Colyn s'interrompit au beau milieu d'une phrase en voyant son ami se redresser d'un bond, saisissant son trousseau de clés de la table. Il esquissa un mouvement vers la sortie du café, avant de se retourner une dernière fois vers elle, le regard déjà accroché à sa voiture bleue garée de l'autre côté du trottoir.

— Désolé, j'avais oublié, je dois faire des heures supplémentaires ce soir. Je t'appelle, déclara-t-il précipitamment en lui adressant un sourire grimaçant.

Avant qu'elle n'ait le temps d'émettre la moindre protestation, il plongea à travers la foule des autres clients et joua des coudes jusqu'à la porte vitrée. Interdite, les lèvres entrouvertes par la stupéfaction, Colyn le vit courir en travers de la chaussée, levant une main en direction d'une voiture qui pila devant lui, et ignora le coup de klaxon agacé qu'il reçut en réponse tandis qu'il s'installait précipitamment derrière le volant de sa Mercedes bleue.

Ça, il fallait l'admettre, elle ne l'avait jamais vu si impatient d'aller travailler.


***


Ça aurait été trop beau.

Samuel porta sa main à ses paupières et se frotta les yeux en écoutant le léger grésillement qui déformait la voix d'une femme à la radio. Il ne lui prêtait pas une grande attention, mais il était parvenu à comprendre que les pluies allaient encore s'intensifier pendant la nuit et qu'ils ne reverraient pas un rayon de soleil avant le lendemain après-midi. Ses essuie-glaces se balançaient à toute vitesse sur le pare-brise de la voiture, dégageant tant bien que mal la nuée de gouttes qui se précipitaient contre la vitre. Il avait à peine eu le temps d'atteindre Oakland avant que l'averse ne se mue en déluge.

Et tout ça pour quoi ?

Il retourna la tête en direction du trottoir pavé. De temps à autre, quelqu'un le traversait en courant, tenant un parapluie malmené ou même un simple journal imbibé d'eau au-dessus de la tête, sans savoir qu'ils marchaient sur les pavés ou, quelques jours plus tôt, Sam avait rencontré ce vieil homme à la boîte de conserve. Ce traître, songea-t-il en levant les yeux au ciel. Puisqu'il s'était empressé d'aller rapporter à ce garçon au cache-œil qu'il cherchait à le retrouver, il en était venu à la conclusion qu'il devait savoir où il avait l'habitude d'aller. Le soucis était plutôt que lui-même était à présent introuvable.

Évidemment. Il n'allait pas rester planté là, sous une pluie torrentielle. Samuel, en désespoir de cause, avait bien fait un tour du quartier en ralentissant chaque fois qu'il passait près d'une ruelle, d'un pont ou d'un parking, mais ses recherches s'étaient avérées vaines.

En fin de compte, peut-être que ce mec avait un hébergement. Comment aurait-il pu le savoir ? Rien ne l'empêchait d'être logé dans un foyer ou... d'avoir une famille. Il avait un peu de mal à l'imaginer mener une vie normale – ou presque – mais il lui semblait peu probable qu'il s'amuse à mener des braquages tous les quatre matins. Surtout sur des boutiques de donuts.

Des éclats de voix, de l'autre côté du trottoir, attirèrent son attention lorsque la porte d'un bâtiment s'ouvrit en laissant apparaître un homme imposant. Il semblait aux prises avec une deuxième personne qui se débattait comme un beau diable sans pouvoir rivaliser avec sa force, et fut misérablement éjecté sur les pavés. Tandis qu'il se rattrapait maladroitement à un poteau, Sam eut le temps d'apercevoir un cache-œil s'étendant sur le côté droit de son visage.

Oh merde.

Il se redressa brusquement sur son siège, manquant de peu de se cogner la tête contre le plafond de la voiture, et se pencha vers la fenêtre pour pouvoir l'observer plus aisément, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine.

— Qu'est-ce que je t'ai dit la semaine dernière, connard ?!, s'égosillait le gorille dans l'encadrement de la porte. Tu veux vraiment que j'appelle les flics ?

— Appelle-les, je m'en carre !, répliqua le garçon en levant son majeur vers lui.

Pour toute réponse, l'homme claqua la porte du bâtiment en l'abandonnant sous la pluie torrentielle. De toute façon, il était déjà trempé jusqu'aux os, la tête rentrée dans les épaules. Résigné, il laissa son bras retomber le long de sa taille en dévisageant la porte close, puis jeta un regard d'un bout à l'autre de la rue déserte. Bon sang, c'était lui.

Samuel embrassa le bout de ses doigts et leva un index vers le ciel en se mordant la joue pour réprimer un sourire. Cette coïncidence miraculeuse, il n'allait pas la gâcher, même si cela lui parut légèrement cruel de se réjouir à ce point que ce garçon se soit fait jeter dehors comme un vulgaire parasite. Lorsqu'il se décida finalement à tourner les talons, il avait croisé ses bras sur son torse creux, et remontait la rue en zigzaguant entre les trous boueux laissés sur son chemin par des pavés manquants, son pull et son jean troué si imprégnés d'eau de pluie qu'il semblait avoir sauté tout habillé dans un lac.

La voiture bleue de Sam avança doucement le long du trottoir, prenant garde à ne pas rouler assez vite pour l'effrayer ou l'asperger si jamais sa roue passait dans une flaque, et abaissa la vitre du côté passager en arrivant à sa hauteur. Le visage pâle du garçon lui apparut dès qu'il tourna la tête dans sa direction ; secoué d'un sursaut de surprise, Sam vit son œil bleu s'écarquiller en se liant aux siens et il recula involontairement d'un pas, plantant ses doigts bleutés dans le tissu trempé de ses manches.

— C'est pas possible...

Ses lèvres violacées étaient agitées de tremblements, mais il les pinça après avoir laissé échapper ces mots, comme s'il craignait que Sam ne le remarque. Des gouttes lui glissaient sur les joues et le bout du nez et, sous sa capuche trempée, il parvint à deviner quelques mèches de cheveux collées contre ses tempes. Il était blanc comme un mort. Était-il dehors depuis que la pluie avait commencé à tomber ? Il semblait trop mal en point pour avoir passé plus de cinq minutes à l'abri dans ce bâtiment.

— T'es suicidaire, ou masochiste ?, demanda-t-il avec un sourire forcé.

Il voyait bien tous les efforts qu'il faisait pour lui paraître aussi détaché que lors de leur dernière rencontre, mais il ne parvint pas à maîtriser totalement les tremblements de sa voix éraillée. Samuel ouvrit la bouche, mais il n'eut pas le temps de prononcer la moindre phrase avant de le voir se renfrogner et tourner les talons, reprenant sa route en tirant sa capuche sur son nez. Ignorant la voiture qui le suivait au pas, Sam le vit saisir les poignées de tous les véhicules auprès desquels il passait, dans l'espoir d'en trouver un déverrouillé qui lui servirait d'abri. Il ressemblait à un chien errant abandonné au sein d'une ville fantôme.

— T'as fait tout ce chemin avec l'espoir de me voir crever dans la rue ? C'est ta petite vengeance personnelle ?

Quelques secondes s'écoulèrent avant qu'il ne retourne brièvement la tête vers lui. Il avait un air un peu boudeur sur le visage, comme vexé de ne pas obtenir la moindre réaction de sa part. Alors il reporta son attention sur ses bottes qui couinaient à chacun de ses pas.

— T'aimes vraiment ça, jouer les héros, hein ?, cracha-t-il en ponctuant sa phrase d'un long reniflement. Y'en a pas mal dans les cimetières, des connards dans ton genre.

Maintenant, il paraissait clair qu'il ne faisait rien de plus que réciter tout ce qui lui passait par la tête jusqu'à trouver ce qui le pousserait à décamper. C'était comme si le chien errant s'était mis à grogner et aboyer.

— Ça te fait bander de v...

— Monte, idiot, tu vas attraper la crève, soupira Samuel.

Le garçon se figea au milieu du trottoir et retourna vivement la tête vers lui sans parvenir à retenir la surprise qui illumina soudain son visage. Il pensait vraiment qu'il n'était venu là que pour le narguer avec sa belle voiture et le regarder trembler de froid ? Son regard se détacha du visage de Samuel pour se poser sur la portière. Visiblement, son corps frigorifié lui hurlait de se précipiter à l'intérieur, mais sa raison le poussa à lui répondre d'un simple regard mauvais. Visiblement résigné à rester sous la pluie, le garçon ignora le regard dépité de Samuel et alla poser ses fesses sur le perron d'un magasin fermé, rabattant ses jambes contre son torse pour se recroqueviller sur la petite marche en pierre. Caché sous sa capuche, Sam vit son œil bleu se poser à nouveau sur lui, empreint d'une rage froide, tandis qu'il freinait devant lui.

Les deux jeunes hommes se dévisagèrent durant quelques longues secondes avant que Samuel ne détourne les yeux, reposant sa tête contre son siège. S'il y avait bien une chose que ce garçon n'avait pas encore compris, c'était qu'ils étaient aussi têtus l'un que l'autre, et il comptait bien le lui prouver. Son comportement ne faisait que renforcer chez lui le sentiment qu'il avait pris la bonne décision en se rendant à Oakland. Son instinct ne l'avait pas trompé : il n'avait pas d'abri. Et il semblait plus irrité par le fait qu'un presque-inconnu l'apprenne que par la situation dans laquelle il se trouvait. D'autant plus après avoir menacé ce dit presque-inconnu.

Mais il n'allait pas abandonner. Il n'allait pas lui tourner le dos et rentrer tranquillement à San Francisco en le laissant recroquevillé comme ça sur sa petite marche, même s'il ne pouvait expliquer ce qui le poussait à lui venir en aide ainsi. L'ego, sans doute. Ses deux dernières rencontres avec lui s'étaient soldées par une légère humiliation.

Voilà, c'était simplement pour le bien de sa dignité ; s'il s'avouait vaincu et disparaissait, alors ce taré et ses menaces auraient gagné. C'était... c'était une bonne raison. Bien meilleure que le souvenir vague de l'incident qu'il avait eu la nuit précédente.

Alors il garda la tête posée contre son siège et les yeux rivés sur la route devant lui. Puis, il attendit. Il n'allait pas le traîner jusqu'à sa voiture par la peau des fesses, non plus. Et encore moins le supplier. Il voulait que, si jamais il décidait d'accepter son aide, ce soit de son plein gré... et sans avoir l'impression que c'était lui qui lui faisait une faveur en daignant monter. Donc, il attendit.

Cinq, dix minutes.

Puis quinze.

Massé sur sa marche, le garçon avait reposé son front contre ses genoux et respirait contre le bout de ses doigts pour conserver un peu de chaleur. Même à travers ses vêtements, Sam pouvait le voir trembler, trempé du bout de sa capuche à l'extrémité de ses bottes. Il tentait d'éviter de reposer trop fréquemment les yeux sur lui, tentant de paraître aussi détaché que possible, mais il devait se mordre la joue pour ne pas laisser échapper le moindre mot. Après tout, rien ne l'aurait empêché de se lever et reprendre son chemin, voire de passer par des ruelles où Samuel aurait été incapable de le suivre en voiture pour lui échapper. Il n'en avait rien fait. Et ça faisait bien trois ou quatre minutes qu'il ne l'avait pas fusillé du regard. C'était un progrès.

Le haut de son visage réapparut lorsqu'il reposa son menton contre ses bras, mais son œil se fixa sur le bout de la rue au lieu de venir se planter comme une lame sur le visage de Sam. Il aurait payé cher pour pouvoir lire dans ses pensées, comprendre ce qui pouvait bien le pousser à agir de la sorte. C'était une question qu'ils se posaient, l'un comme l'autre, lorsque leurs regards se croisaient, mais qu'aucun n'aurait eu le cran de poser.

— ... Merde.

Sam dut réprimer un sursaut de surprise en le voyant bondir brusquement sur ses pieds et se précipiter sur la portière. À peine assis à ses côtés, il la claqua furieusement derrière lui et croisa ses bras sur son torse, fourrant ses doigts aux ongles bleutés au creux de ses coudes, comme par désir de les soustraire à sa vue. Peine perdue. Il se refusa à lui adresser le moindre regard et tourna aussitôt la tête vers l'extérieur, mais Sam eut le temps de le voir planter ses dents dans sa lèvre inférieure pour l'empêcher de trembler. Des gouttes dévalaient encore son visage pour lui tomber sur le torse ou les cuisses.

Samuel se sentit acquiescer inconsciemment en reposant ses mains sur son volant. Il n'allait pas faire le moindre commentaire, de toute façon, mais il était bien content qu'il lui tourne ainsi le dos. Comme ça, il n'aurait pas à expliquer le large sourire qui s'était invité sur ses lèvres.

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