#1


Est-ce que je profite du confinement pour publier les histoires que j'écris pour m'occuper ? Peut-être bien. 

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22 avril. Monsieur Poil-Au-Nez est de retour, et il râle comme chaque lundi parce que son cappuccino est trop chaud.

— Bonjour monsieur Grimshaw, comme d'habitude, un cappuccino ?

— Pas trop chaud, hein... C'est toujours trop chaud...

T'inquiète que je vais te le faire bouillant, mon p'tit vieux.

— Attention à ne pas vous brûler, monsieur Grimshaw. Bonne journée !

9H23, c'est miss MEPARLEPASJESUISIMPORTANTE qui rapplique avec ses lunettes de soleil, son petit chignon tellement parfait qu'on dirait une excroissance sur son crâne et son smartphone coincée entre l'épaule et l'oreille. Pile à l'heure.

— Salut Veronika ! Rayonnante, comme toujours !

La femme au chignon lui adressa un clin d'œil par-dessus ses lunettes en saisissant le petit sachet qu'il lui tendit.

— Donut fraise et vanille. Je te l'ai mis de côté, je sais que c'est ton favori.

— Oh là là, je ne sais pas ce que je ferai sans toi, Sam ! Allez, je file, j'ai trois clients à voir avant midi ! À demain mon chou !

Sam acquiesça et leva la main en guise de salut, attendant que la porte en verre de la boutique se referme derrière elle avec un petit tintement de cloche avant d'essuyer sa paume sur le tablier noué autour de sa taille. Bon. Si tout se passait comme prévu, il avait entre six et huit minutes avant la prochaine vague de clients.

Et, à San Francisco, tout se passait toujours comme prévu. Une petite vie réglée au millimètre près, calculée, tout comme il calculait la position des pépites de chocolat qu'il versait sur le glaçage des donuts afin que les selfies « breakfast » de Karen ou Jeremiah rendent bien sur leurs réseaux sociaux. Il ne travaillait chez Donuts Go Nuts que depuis quelques mois – depuis son emménagement dans cette ville, en réalité – mais il avait déjà bien compris que les californiens n'attendaient que trois choses de sa part.

Se sentir unique et privilégié, une belle paire de fesses moulée dans un jean trop serré et le plus de colorant possible sur un seul beignet.

Sam termina d'essuyer les tables vides de la petite salle et se redressa en jetant son chiffon sur une épaule. À travers la baie vitrée, le brouillard qui flottait constamment au-dessus de la ville dévorait les pylônes rouge du Golden Gate se dessinant entre deux bâtiments. Un soupir lui échappa, mais il fut couvert par le tintement de la cloche lorsque la porte d'entrée s'ouvrit, découvrant deux nouveaux clients. Si seulement il pouvait se passer quelque chose...


***


— Quelle ville de merde. On crame le jour et on se pèle le cul le soir.

Une petite vague de grognements appuyèrent cette déclaration. Dès qu'ils s'éteignirent, quelques craquement de bois s'occupèrent de briser le silence. Des coups de pieds dans une palette. Les morceaux, éparpillés sur le béton du parking, furent un à un jetés dans la poubelle de laquelle s'élevait quelques flammes projetant une douce lueur orangée sur les visages fatigués. Les mains se tendirent dans leur direction, à l'unisson.

Un frisson désagréable secoua son corps maigre et, portant ses doigts aux ongles violacés devant ses lèvres tremblantes, il souffla lentement de l'air tiède sur sa peau pâle. Il avait l'impression d'avoir gelé de l'intérieur.

— Les orteils.

Il releva légèrement la tête lorsque cette voix rauque lui parvint, juste assez pour que la silhouette d'un vieillard rendue difforme par les couches de vêtements rapiécés qui lui tombaient sur les épaules entre dans son champ de vision. Son pantalon, largement déchiré de ses genoux à ses chevilles, laissait apparaître deux jambes aussi fines que des allumettes.

— Bouge les orteils. Bouge les jusqu'à ce que le soleil se lève, et ils tomberont pas.

Il ponctua sa phrase d'un sourire édenté et tendit une boîte de conserve ouverte au garçon recroquevillé à ses pieds. Sous la capuche noire de son pull, il vit son unique œil bleu quitter les siens pour se poser sur sa main.

— C'est du porridge.

Un soupir las s'échappa de ses lèvres gercées, et le jeune homme claqua sa langue contre son palais avant de se saisir de la boîte de conserve avec une moue de dégoût. Sans attendre de remerciement, le vieillard tourna les talons et chancela jusqu'à la poubelle enflammée.

Et ainsi, il se retrouva à nouveau seul, assis sur un morceau de carton humide, le dos appuyé contre le grillage qui séparait le squat de la rue, comme une prison à ciel ouvert. De temps à autre, quelques gouttes de pluie froides lui tombait dessus, s'échappant de l'autoroute qui passait au-dessus de leurs têtes. Cachés dans l'ombre, loin de la lumière des phares, loin des yeux des californiens, comme les rats qu'ils ne voulaient pas voir sortir des égouts. Un rat avec une boîte de porridge de riz.

Une danse de lueurs bleues et rouges s'étendit sur les bâtiments voisins lorsqu'une voiture blanche et noire s'engagea dans la rue, projetant l'ombre quadrillée du grillage sur le squat. Derrière le volant, le regard sévère, glacial, de l'agent de police se lia un instant au sien avant qu'il ne disparaisse au croisement.

La boîte de porridge heurta le sol avec un éclat métallique, répandant le gruau gluant dans le caniveau.


***


— Tu sais, si tu t'ennuies à ce point, je me demande si San Francisco était la meilleure des solutions pour toi.

Le menton appuyé contre le comptoir, les fesses au bord de son tabouret et les doigts plongés dans ses fins cheveux noirs, Sam détacha ses iris gris de l'horloge murale pour les reporter vers la jeune fille accoudée à la caisse. 21H47. D'un mouvement détaché, elle repoussa l'épaisse mèche de cheveux d'un bleu électrique qui lui tombait sur le nez et haussa les épaules.

— T'as aucune attache en Californie après tout. Tu pourrais aller n'importe où.

— N'importe où ?

— Pourquoi pas New-York ?

— J'ai déjà un colocataire qui s'appelle Joey, si je bosse dans un café new-yorkais, ma vie va devenir un épisode de Friends.

— Il ne te restera plus qu'à adopter un canard et un poussin.

Sam roula exagérément des yeux en écoutant le petit ricanement de Colyn, puis elle attrapa son gobelet rempli de café fumant et tira la langue, laissant apparaître son piercing brillant avant de quitter la boutique avec un tintement de cloche. Lentement, la porte se referma derrière elle en laissant un léger courant d'air frais envahir la salle déserte.

Sam se redressa avec un soupir. Au moins, sa « meilleure amie américaine » (Colyn avait hérité de ce titre trois jours après leur rencontre) venait régulièrement lui tenir compagnie aux heures de fermeture. Sans quoi, il aurait été capable de s'endormir sur le comptoir-caisse, et, avec son patron parti faire bronzette en Floride, ç'aurait été comme inviter personnellement tous les voleurs du coin à prendre le thé et la recette du jour.

Bon.

Sa main tâtonna un moment dans le vide avant de trouver la poignée d'un tiroir caché derrière les étalages de pâtisseries quasiment vides et en tira un petit ordinateur portable qu'il posa sur ses cuisses. Tandis que l'écran s'allumait, baignant le visage du jeune homme d'une lumière blanche, ses yeux gris se promenèrent sur les baies vitrées de la boutique. Sans les quelques réverbères qui recouvraient les voitures garées sur le bas-côté d'une lueur jaunâtre, il aurait été entouré d'un rideau noir. Il n'y avait pas un chat dans les rues. Pas une trace, même, des perroquets verts qui voletaient dans le quartier pendant la journée. Il était seul au monde.

Tant mieux.

Sam eut un sourire inconscient lorsqu'une longue suite de chiffres s'afficha devant ses yeux. Seul au monde, peut-être, mais il avait encore gagné quelques centaines d'abonnés à son blog ces derniers jours. Il n'y avait pas que les clients de Donuts Go Nuts qu'il avait facilement cernés : c'était le paradoxe de la société elle-même – et des californiens plus encore, peut-être. Une façade attirante, brillante, pour cacher toutes les vilaines pensées qu'ils ne pouvaient exprimer sans devenir un paria. San Francisco, la capitale de l'hypocrisie. Il aurait été stupide de ne pas en profiter. Il ne lui avait pas fallu plus de quelques jours au sein de cette ville pour que l'idée brillante de ce blog germe dans son esprit. Un blog sur lequel il n'était plus Samuel McGorygle, un irlandais exilé contraint d'adopter ce ridicule accent californien et de se teindre les cheveux en noir pour ne pas être trahi par sa rousseur. Il n'était plus Samuel ; il devenait H0ax, un américain, un pur produit de la Baie.

Mieux encore, il était celui qui disait tout haut ce que tout le monde pensait tout bas. Chaque pensée honteuse, chaque désir, chaque envie, tout ce qui faisait de lui un humain imparfait, tout ce que cette société d'apparence dans laquelle il se fondait le jour haïssait surgissait ainsi aux yeux de tous chaque soir. Aucune limite. Derrière un masque, il s'exposait sans filtre, et ceux qui s'insurgeaient contre ses posts devant leurs collègues de travail se précipitaient sur son blog une fois loin des regards indiscrets.

Donc, il pouvait effectivement se permettre un sourire devant ce compteur.

Ses yeux s'accrochèrent à la barre clignotante sur sa page blanche. Cela dit, il aurait bien du mal à satisfaire son public s'il ne parvenait pas à trouver quelque chose de neuf à leur raconter... Les péripéties de ses plus insupportables clients tendaient à devenir répétitives... lassantes.

Peut-être que son destin était bel et bien de quitter la Baie pour aller titiller les new-yorkais, après tout.

Au moment où il ouvrait un nouvel onglet pour se renseigner sur le prix d'un canard domestique, un tintement de cloche retentit dans la boutique déserte, lui arrachant un froncement de sourcils. Si c'était encore monsieur Grimshaw qui venait lui dire en zozotant qu'il s'était brûlé la langue avec son café...

— Désolé, mais on est fer...

Ses yeux se détachèrent de l'écran lorsqu'il entendit un petit claquement métallique. Remplaçant la barre clignotant sur sa page blanche, ses pupilles se trouvèrent plongées dans le canon noir d'un pistolet.

Oh merde.

Il sentit son cœur rater un douloureux battement, comme s'il avait bondit dans sa gorge avant de retomber lourdement sur son estomac. Lorsqu'il reposa lentement son ordinateur contre le comptoir et se poussa sur ses pieds, il lui sembla que ses membres s'étaient changés en coton.

Devant lui, planté à quelques pas de la caisse, le bras gauche tendu droit en direction de son front et l'index posé sur la détente, le jeune homme encapuchonné lui adressa un mouvement de tête derrière le foulard qui recouvrait le bas de son visage.

— Vide la caisse, et joue pas au con si tu veux pas un nouvel orifice entre les deux yeux. Et garde tes doigts où je peux les voir.

Samuel esquissa un pas de côté et, aussitôt, la deuxième main du jeune homme vint se poser à son tour sur la poignée de son arme, comme pour s'assurer qu'il ait bien remarqué sa présence. Ce n'était pas vraiment facile à rater. Sous sa capuche noire, son œil gauche suivait chacun des mouvement de Sam, le droit étant camouflé par un large cache-œil passant en travers de son front et descendant sous son oreille.

Samuel lui tourna lentement le dos et posa les yeux sur le coffre encastré dans le parquet, juste sous ses pieds, hors de vue de son agresseur. Il avait du mal à réfléchir avec ses jambes qui tremblaient autant que s'il se tenait à pieds joints sur un marteau-piqueur en marche et son cœur qui lui battait dans les oreilles, mais...

Il risqua un regard par-dessus son épaule, détaillant le jean délavé et déchiré du jeune homme, laissant apparaître par endroit la peau pâle de ses longues jambes maigres. Avec les grosses bottes en cuir cloutées qu'il portaient aux pieds, son corps paraissait encore plus fin.

C'était risqué. À vrai dire, rien ne assurait qu'il n'allait pas se prendre une balle dès le premier geste, mais il devait essayer.

Samuel prit une grande inspiration et poussa un long soupir, juste assez fort pour être certain que le jeune homme puisse l'entendre. Au lieu de se baisser vers le coffre, sa main se referma sur l'un des plateaux métalliques empilés près de la machine à café puis, le visage parfaitement neutre, la mâchoire serrée, il se retourna vers le présentoir du comptoir et attrapa les quatre pâtisseries qui s'y trouvaient toujours.

— Qu'est-ce... Mais qu'est-ce que tu fous ?

Sam se retint de hausser un sourcil en percevant un très léger amusement dans sa voix étouffée par son foulard. Il avait du l'imaginer. Tout ce qui comptait, c'était qu'il reste dans son rôle, sans une once d'hésitation. Et qu'il ne se prenne pas de balle. Il préférait autant éviter.

Sans un mot, il mit, ou plutôt jeta, les donuts sur le plateau, avant de se retourner finalement vers le jeune homme, plantant aussitôt son regard dans l'unique œil bleu qu'il voyait sous sa capuche. Il n'avait pas bougé d'un cran, à l'exception peut-être de sa poigne autour de son arme, qui lui sembla un peu relâchée. D'un geste détaché, en feignant un agacement mesuré, Samuel laissa le plateau sur le comptoir qui les séparait, puis s'appuya nonchalamment sur ses mains, sans jamais rompre le contact visuel avec le voleur. Sa pupille s'était détaché des siennes pour détailler les gâteaux et, dans le silence lourd qui retomba sur la boutique, Sam crut percevoir un grognement affamé s'élever de son ventre.

— T'es débile ou quoi ?

Et ça, ce petit ton précipité avec lequel il avait prononcé ces mots, c'était pour tenter de le cacher sous le son de sa voix.

— J't'ai dit de me filer ton fric, pas de me servir un goûter !

— Comme tu veux.

Samuel, sans détacher les yeux de lui, ouvrit le tiroir caisse. De toute façon, par sécurité, il ne contenait qu'une quinzaine de dollars, tout au plus. Le gros de la recette était déjà rangée dans le coffre. Tout ce qu'il fallait, c'était qu'il ne remarque pas qu'il se foutait de sa gueule.

— Douze dollars, soupira-t-il en baissant les yeux vers les billets pour compter mentalement. Tu vas t'acheter quoi avec ça ?

Le jeune homme releva un peu la tête pour lui adresser un regard mauvais, laissant apparaître les quelques cheveux blonds qui retombaient sur sa tempe.

— T'as l'air d'avoir faim, par contre. Et je comprends qu'on fasse des conneries quand on crève de faim. Alors, à toi de voir quelle personne tu veux être. Un p'tit con qui fait un braquage pour douze dollars, ou juste un crétin qui accepte de prendre la main qu'on lui tend.

Samuel s'entendit déglutir, mais s'efforça de garder un visage aussi neutre que possible. Heureusement qu'il ne pouvait pas voir ses genoux trembler derrière le comptoir.

L'œil bleu du jeune homme se détacha des donuts pour se planter à nouveau sur son visage. D'un pas lent, un peu traînant, aussi silencieusement que les épaisses semelles noires de ses bottes et le tintement des chaînes de ses vêtements le lui permettait, il s'approcha du comptoir. À chaque pas, Samuel sentait son pouls s'accélérer. Lorsque l'une de ses mains se détacha de l'arme pour saisir le bord du plateau, une vague d'adrénaline passa dans ses veines, électrisant le moindre de ses nerfs.

Puis, il fit glisser le plateau du comptoir et le laissa s'écraser au sol dans un grand fracas métallique, répandant des morceaux de beignets écrasés sur le sol de la boutique. Samuel, par réflexe, avait reculé d'un pas, les yeux rivés sur le plateau. Et merde. À vouloir jouer le héro moralisateur, voilà qu'il allait se faire descendre. Mourir dans une boutique de donuts, avec des photos artistiques de donuts accrochées aux murs, des tabourets en forme de donuts, et des donuts éclatés sur le parquet... Ce n'est pas comme ça qu'il imaginait passer ses derniers instants. Inconsciemment, il se mit à lire l'inscription en stickers multicolore apposée au mur. "Chez Donuts Go Nuts, vous allez BEIGNETS dans le BONHEUR !" Bordel. Ça ferait une chouette épitaphe pour le seul gars au monde prêt à se faire descendre pour douze dollars.

Il fut sorti de ses rêveries douteuses en voyant le bras du jeune homme passer devant lui et se refermer sur les quelques billets du tiroir caisse. Il les fourra dans la poche de son pantalon puis, et Sam se demanda encore une fois s'il l'avait imaginé, il lui adressa un regard amusé de son unique œil avant de reculer jusqu'à atteindre la porte. Au lieu de l'ouvrir, il s'arrêta sur le seuil, et se retourna une dernière fois vers Samuel.

— Faut croire que j'aime bien être un p'tit con.

Sur ces mots, il porta le canon de son pistolet contre sa tempe, et appuya sur la détente. Samuel recula brusquement jusqu'à ce que ses hanches heurtent le meuble de la machine à café, mais seul un petit cliquetis retentit dans la boutique. Indemne, le jeune homme encapuchonné haussa innocemment les épaules, laissant Sam deviner un sourire narquois sous son foulard, puis il ouvrit la porte d'un coup d'épaule et disparut dans la pénombre qui enveloppait San Francisco.

Le léger tintement de l'horloge murale remplaça peu à peu les battements de son cœur et, enfin, Samuel sentit son souffle s'échapper de ses lèvres entrouvertes, comme s'il avait retenu sa respiration dès l'instant où ce garçon avait franchi le seuil de la boutique. Les jambes faibles, il se laissa maladroitement retomber sur son tabouret, observant le plateau et les donuts gisant au sol avant de reporter son attention sur le tiroir caisse toujours ouvert. À sa droite, la lumière blanche de l'écran de son ordinateur attira son regard, comme pour lui rappeler sa présence.

« Si seulement il pouvait se passer quelque chose », hein ?

Samuel tira son portefeuille de la poche arrière de son pantalon et en sortit quinze dollars qu'il rangea dans la caisse désormais vide. Si le dieu de San Francisco consentait à exaucer ses vœux, il lui devait bien ça.


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