Vertigo


Malgré l'heure matinale, le soleil tapait déjà abondamment sur le tarmac du SFO. Le gentiluomo n'était décidément pas fait pour le climat de la Californie trop éloigné de celui de ses Dolomites natales. A peine descendu de l'avion et après quelques pas sur le tarmac, il suait abondamment dans sa belle chemise amidonnée blanche. Il se hâta dans l'aérogare ultramoderne mais, malgré cela, une auréole de sueur trempait le logo inventé par Cristobal Balenciaga. Les "hippies du far west" comme il surnommait les californiens, pouvaient allègrement deviner les contours de la toison brune généreuse couvrant la poitrine du pseudo touriste. 

- Bon séjour à San-Francisco, Monsieur !

Le moine moderne regarda l'humanoïde de la sécurité aéroportuaire qui se tenait droit dans la cabine en verre devant lui. Il prit son passeport électronique et s'éloigna sans même un merci.

Puis, tout en marchant, il dégaina son mobile pour lire un message venant d'arriver.

- Hôtel Vertigo, 940 Sutter Street, prochain message dans huit heures.

Azraël regarda machinalement sa montre. Elle indiquait quinze heures. Il grimaça légèrement en se disant que la journée allait être encore longue. Puis, sans perdre de temps, traversa les portes vitrées automatique de l'aéroport et attrapa un robot taxi.

- Hôtel Vertigo ! Monsieur est cinéphile ? dit le chauffeur cybernétique en regadant le regard noir de son client par le rétroviseur intérieur.

L'ange funeste lui lança un regard glacial et ne répondit pas.

Ok... D'accord... Encore un comique, pensa le chauffeur.

- Vous savez que vous êtes mon troisième client aujourd'hui ? J'ai chargé un chinois qui s'est mis à ronfler au bout du troisième bloc et une vieille dont le chiwawa s'est soulagé sur la banquette.

L'imposant ragazzo eu un mouvement de recul et inspecta soudainement le skai noir de la banquette.

- Non, non ! Ne vous en faites pas j'ai nettoyé bien-sûr ! dit l'humanoïde avec un petit sourire en coin qui ne dérida pas son client.

Puis, il poursuivit :

- Vertigo ! Cela ne vous dit rien ?

Le brun poilu regarda à nouveau les yeux bourrés de capteurs de la machine et semblait ne rien comprendre.

- Hitchcock, James Stewart et Kim Novak ? L'escalier ?

Toujours rien, aucun fil ne se touchait dans le cerveau du colosse italien.

- Désolé, il faudrait vraiment que la compagnie mette à jour les références accumulées dans nos bibliothèques de données servant à interagir avec les clients. Ces vieux films américains datent de vos arrière grand parents ! Normal que cela ne vous dise rien !

Toujours aucune réaction...

- Vous savez que l'escalier dans le cinéma d'Alfred Hitchcock participe au suspens et à la dynamique de l'effroi ? On peut trouver beaucoup d'ouvrages sur ce sujet.

Devant le mutisme continu d'Azraël et tout en conduisant, le robot continua tout de même de faire l'article sur "Vertiges" en projetant même quelques scènes en noir et blanc du film sous forme d'hologramme à l'arrière de la berline :

- À l'époque où il s'appelait Empire, cet hôtel classique a servi de décor à Vertigo, le célèbre film d'Alfred Hitchcock. Le film d'Hitchcock passe toujours en boucle dans le hall, mais, depuis le tournage, l'hôtel a été rénové et rebaptisé.

L'explication cinématographique n'eut pas plus d'effet sur l'homme en costume noir.

Le robot taxi, découragé, ne dit plus rien jusqu'à la fin de la course.

- Cette ville vaut le détour tout de même..., se dit le touriste d'un jour en laissant son regard vagabonder sur les paysages de la baie défilant devant sa vitre.

Lui qui n'aimait pas la foule fût tout de même ébahi par le spectacle effervescent du Pier Trente Neuf et de ses touristes pressés de découvrir la colonie de phoques installés sur le ponton. Puis, la succession de rues aux dénivelés impressionnants et typiques, lui rappela avec angoisse qu'il n'était pas naturel de coloniser une région si sismiquement dangereuse. Son petit tour de la ville prit fin en apothéose par la vue blasphématoire de la Coït Tower devant laquelle il se crut obligé de faire un signe de croix discret.

- Hôtel Vertigo ! Tout le monde descend. Si vous croisez Alfred, passez-lui le bonjour Monsieur !

- Tenez ! Pour vos bonnes œuvres, répondit l'italien en tendant cinq dollars à l'humanoïde.

- Monsieur est un prince !

Le grand brun, à la cuisse toujours endolorie depuis la veille, s'extirpa difficilement de la limousine.

Une fois dehors, il s'asperge abondamment les mains de gel hydroalcoolique en grondant :

- Omnes daemones creaturae machinis

Alors qu'il s'apprêtait à traverser le trottoir pour entrer dans l'hôtel, il fut percuté par un homme portant un casque de réalité augmentée.

- Sorry Monsieur ! s'excusa un adolescent blond d'à peine quinze ans en enlevant son casque avant de poursuivre :

- Je ne comprends pas, normalement il aurait dû vous voir et vous transformer en zombie comme tous les autres passants ... Encore désolé Monsieur !

Orbis ruinam ! pensa le religieux

Il pénétra enfin dans le lobby de style victorien. Les murs immaculés de blanc tranchaient avec le mobilier et les moulures orange foncées aux couleurs de l'affiche du film de mille neuf cent cinquante huit.

- Une chambre pour une personne et pour une nuit, c'est bien cela Monsieur ?

- Oui c'est cela.

- Chambre 403, vous avez l'ascenseur à gauche ou vous pouvez emprunter notre fabuleux escalier. Savez-vous qu'il a été utilisé dans le film d'Alfred Hitch...

Le suppôt de la hiérarchie catholique ne laissa pas terminer le réceptionniste et gronda :

- Oui ! Je sais...

Puis il se dirigea vers le minuscule ascenseur et monta au quatrième étage.

La chambre exigüe se composait d'un simple lit aux draps blancs ornés de liserés orange. Un miroir rococo et un fauteuil, lui aussi de la teinte de l'affiche du film, complétaient la panoplie.

Il ouvrit la fenêtre pour découvrir une vue superbe, non pas sur la baie mais sur l'arrière cours et un mur en briques parsemé de climatisations distant d'à peine cinq ou six mètres.

Mais cela n'était pas important. Il ne s'était pas déplacé en Californie pour faire du tourisme. Il était en mission et le prochain sms allait lui en préciser les détails.

Il ne savait faire que cela d'ailleurs. Pas de femme, encore moins d'enfants, sa vie était dédiée à la grande église. Entré chez les jésuites, par tradition familiale, à l'âge de treize ans lorsque d'autres vont fumer leur premières cigarettes aux collèges, il n'avait plus jamais quitté l'institution. Il faut dire qu'il n'avait pas eu trop le choix non plus. Harcelé sexuellement et violé par un vieux moine sirupeux à l'âge de quinze ans, il ne s'était pas laissé faire. Il l'avait battu à mort. L'évêque de sa région lui proposa alors un marché. Soit il le dénonçait aux autorités, soit il acceptait de d'offrir en offrande sa prédisposition à la violence à une cellule secrète de l'église : la Sainte Alliance. Son entraînement fut long et difficile car dans les premiers temps il ne pouvait se résoudre à cette image violente que les autres lui reconnaissaient. Il n'était qu'un adolescent déraciné et guidé par son instinct de survie. Mais ils l'avaient piégé. Il comprit rapidement qu'il n'allait jamais pouvoir échapper à l'organisation. Alors, il se recentra uniquement sur sa foi, en se disant que les missions qui lui étaient confiées devaient forcément servir son Dieu. Mais, même si la cause était plus forte que ses états d'âme, ses besognes, de la première à la dernière, ne généraient en lui que douleur et remords.

Ramené à la réalité par le boucan perpétré par un taxi aérien autonome survolant l'hôtel, Azraël referma la fenêtre et s'allongea.

Il alluma machinalement la télé restée réglée sur CNN depuis l'occupant précédent et regarda, sans réellement y prêter attention, une Breaking News rapportant un triple homicide étrange, une femme et deux hommes dont un français, au fin fond de l'Arizona.

A la vue de la pendule numérique dans le coin à droite de l'écran indiquant seize heures trente, il se dit qu'une sieste pouvait largement trouver sa place dans son planning. Il s'endormit.

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