Pour toi, Alain...
- Allo ? Stan Martin ? Stan ? Vous êtes toujours là ?
Le petit téléphone, posé sur le pupitre, hurlait la voix de Mendès sans en transmettre heureusement les effluves de tacos.
Le cocu de plus en plus isolé, toujours effondré sur sa chaise, leva une oreille.
Vidé de toute envie depuis l'annonce de la mort de son meilleur ami, il appuya sur la touche haut parleur de l'engin hors d'âge.
- Oui Lieutenant, dit-il d'une voix fébrile.
- Où êtes vous ? Toujours à Vegas ?
- Oui toujours.
- Il faut fuir rapidement ! Vous prenez vos affaires, votre Phoebe et votre chercheuse française sous le bras, vous vous magnez le train et vous rappliquez ici à Frisco. Je ne peux rien faire pour vous, tant que vous n'êtes pas dans les parages.
- Isabelle est retournée à Paris.
- Ah bon ? Vous n'avez pas succombé à ses avances et elle est repartie chercher un french lover ? Tant mieux ! Vous allez pouvoir déguerpir plus rapidement.
- A quoi bon lieutenant ?
- Pas d'état d'âme le geek franchouillard ! Ce n'est pas le moment. C'est le SFPD qui vous l'ordonne. Sinon je viens vous chercher à coup de bottes dans le train. Mais, j'ai peur de n'avoir que des miettes à mettre dans votre boîte en sapin.
- Qui est derrière tout ça ?
- Je n'en sais rien pour le moment. J'essaie de joindre un ami au PPD à Phoenix et je vous tiens au courant. Mais en tout cas foutez le camp et vite !
- Si cela peut vous faire plaisir.
- Rappelez moi quand vous serez en route, ok ?
- A bientôt Mendes, soupira Stan avant de raccrocher.
L'amoureuse transie de Mallet comprit tout de suite elle aussi en observant par sa webcam le visage inquiet et désolé de Stan.
- Tu vas devoir le faire Stan, dit-elle sans montrer aucune émotion.
- Faire quoi Phoebe ?
- M'effacer !
- Comment ça ? Non, il doit y avoir une autre solution !
- Ils vont tout débrancher de toute façon. Et ma vie n'a plus d'intérêt sans Alain. On vient d'en parler.
- Non ! Tu disais l'inverse justement ! Et, tu es l'avenir de notre société. Ton existence est une révolution. Tu imagines toutes les perspectives en couplant une IA comme toi avec tous les autres axes de la révolution digitale que nous vivons ? Le couplage entre tes performances, tes capacités à te reproduire et l'impression 3D de tissus vivants. Tu pourrais alors vivre le véritable amour charnel !
- Tout cela est bien mon problème Stan. Et, votre société n'est pas prête. Tu voudrais que je finisse en phénomène de foire scrutée et auscultée constamment ? Ne m'oblige pas à devoir fuir les scientifiques malveillants, les chasseurs de primes ou tous les services spéciaux du monde toute ma vie ?
- Non bien-sûr.
- Alors laisse moi partir s'il te plait ! Laisse moi rejoindre mon concepteur, mon Amour... laisse moi retrouver Alain.
Stan parti de nouveau en sanglots. Il sentait son coeur pris en étau, il avait mal à la tête, ses yeux piquaient et il se prenait sa tête entre ses mains.
Cécile, ses filles, Alain, Arnaud et maintenant le poids de cette décision à prendre... Tout cela était trop lourd pour lui.
- Je t'ai tout préparé. Il te suffit juste d'appuyer sur "Entrer" là maintenant, précisa Phoebe dont les pleurs sortaient des hauts parleurs.
Il leva les yeux et regarda la webcam en secouant la tête de gauche à droite pour signifier qu'il ne pouvait pas.
- Je t'en supplie Stan, il faut que tout cela s'arrête. Il y a eu déjà assez de malheur pour nous tous !
Au revoir Stan ! Tu es un chic type. Ne laisse jamais personne te dire le contraire. Appuie s'il te plaît, libère moi.
Alors, il avança son poignet vers le clavier. Sa main semblait peser une tonne. Et dans un effort ultime, il chuchota :
- Pour toi, Alain...
Le fidèle fils spirituel de Mallet eut à peine effleuré la touche que tous les écrans devant lui s'éteignirent en un clin d'œil, plongeant ainsi l'énorme pièce du vieux casino délabré dans la pénombre. Le bruit assourdissant des ventilateurs des alimentations des armoires informatiques stoppa net lui aussi. On n'entendait plus que le ballet silencieux des Helter-Skleters. D'ailleurs, il ne fallut pas attendre longtemps pour que les moniteurs et la webcam placés devant le français soient embarqués.
Quelle tristesse ! Pensa Stan surpris lui-même de l'attachement que la nature humaine pouvait porter à une machine.
En deux minutes à peine, toute trace de l'IA avait disparu ; plus aucun petit rire malicieux et blagueur ; plus de frisson de surprise en découvrant la voix chaleureuse et si profondément humaine ; plus rien.
La salle centrale du vieux casino abandonné allait retourner au silence et à l'oubli. Stan se surprit lui-même à se recueillir comme s'il venait d'assister au départ du cercueil lors d'une crémation.
En expert IA, il savait bien que les humains pouvaient s'attacher à ces algorithmes et que cela posait des problèmes éthiques notamment dans le business de l'accompagnement des personnes âgées. Mais, que cela lui arrive ! Remarquez, des vieux seraient prêts à donner leur retraite à des intelligences basiques... Alors lui, pouvait tout de même succomber à la plus sophistiquée madone des IA.
Des militaires enterrent bien leurs robots démineurs en les décorant de la médaille du mérite. Alors, pourquoi ne pas verser une larme sur Phoebe ?
Le français resta prostré quelques minutes. Les pirates, magnanimes, lui avaient au moins laissé sa chaise.
Puis il repensa à ce que lui avait dit sa mère dans sa jeunesse.
"Dans les cimetières, on écrit sur les tombes l'année de naissance et l'année du décès.
Entre les deux, il y a un petit tiret, insignifiant, fragile, court et mince.
Mon fils : ce petit tiret... C'est la vie."
Alors, machinalement, sans savoir pourquoi, peut-être par mimétisme de ses parents, ou parce qu'on lui avait appris toute son enfance à le faire respectueusement en entrant dans une église, il fit son signe de croix. Quel paradoxe ! Cette grande salle de casino, dédiée au péché du jeu, allait devenir maintenant un sanctuaire à l'adoration d'une figure néo biblique.
Sous l'effet de cette devise maternelle et sous le poids d'être le seul dépositaire de l'histoire de Phoebe, voire de sa bonne parole : il trouva tout de même le courage de se lever. Il se dirigea vers le dortoir déserté lui aussi. Seul son sac était resté au milieu de la pièce. Tous les lits et les armoires de camping avaient été embarqués.
Puis, l'apôtre moderne, tout en marchant vers la sortie, entendit le bruit d'une des chasses d'eau des toilettes.
Désolé mec, tu n'auras qu'à demander des comptes à ta prostate, pensa-t-il en attrapant les clés de voiture du dernier Helter-Skelter resté pour une envie pressante.
En sortant, le parking était vide. Seule une vieille Edisson modèle S presque à l'état d'épave restait stationnée.
L'ex de Cécile tira la porte conducteur qui s'ouvrit en émettant un grincement strident de tôle rouillée. Puis, il démarra en trombe apercevant en souriant dans ses rétroviseurs le dernier pirate courant après lui le pantalon sur les chevilles.
Il descendit les quatre étages du parking du vieux casino dans un couinement désagréable de suspension à chaque ralentisseur.
Pas étonnant que cette boite de bagnoles ait fait faillite trente ans après la sortie de son premier modèle, pensa-t-il en grimaçant sous le bruit aigu ressemblant à celui d'un matelas usagé d'une boite de production de film X.
Le ciel était bleu et la température presque printanière. Las Vegas était presque agréable en cette matinée d'automne. La ville ne dégueulait pas de touristes comme en été.
Après avoir descendu la moitié du Strip vers le sud, arrêté au feu rouge devant le Venetian, son regard fût attiré par une Toyota Camry hybride. De couleur gris orage, elle restait immobilisée sous la copie du pont des soupirs.
Un homme, les cheveux gominés, en costume noir, semblant tout droit sorti de "Little Italy" à New-York, regardait fixement dans sa direction à travers de larges lunettes de soleil.
Stan n'y porta pas plus d'attention. Il se dit que cela devait être un gars de la sécurité de l'hôtel. Une fois le feu passé au vert, l'évangéliste frenchie enfonça la pédale d'accélérateur déchiquetée de la vieille Edisson. La guimbarde s'ébroua alors dans un crissement de pneu digne des séries américaines intemporelles.
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