- Je me suis assis sur un truc gluant. Je ne veux surtout pas savoir ce que c'est... dit Arnaud à Stan alors que les trois compères se garaient devant l'Applebee's de Santa Clara.

- Et, on aurait pu tout de même se changer avant ! poursuivit-il en ayant du mal à assumer sa combinaison de squelette intégralement en lycra.

- J'ai horreur des Applebee's grommela Mendes en coupant le contact de sa Beetle.

- Mais si Lieutenant ! Vous allez voir, cela va vous changer des Tacos et de toute la bouffe mexicaine pimentée qui vous a nourri depuis votre plus jeune âge ! répliqua Stan en éternel fan des restaurants à la pomme rouge. Je vous conseille le burger à la viande d'Angus avec en accompagnement une "blue cheese salad" pour votre ligne.

A part les clients, il n'y avait plus d'humains dans ces restaurants devenus complètement autonomes. La cuisine, les caisses, les commandes, le ménage, la livraison, tout était géré en complète autonomie par des machines. Des humanoïdes à la silhouette de serveuses sexy, blondes à bouches pulpeuses, géraient l'accueil, la prise de commandes et les caisses.

En cuisine, des robots sans forme humaine, ressemblant plutôt à des bassets métalliques, adaptés à leur tâches respectives s'occupaient de faire la bouffe. Les frites, par exemple, étaient sorties du congélateur, plongées dans l'huile et égouttées par un châssis à roulettes pourvu d'un bras articulé et d'une caméra. Le même genre d'androïde canin faisait cuire les steaks et tapait frénétiquement sur les buns pour les aplatir. Pour finir, une sorte de photocopieuse équipée de brosses à sa base passait dans tous les recoins pour nettoyer le sol, essuyer les tables et vider les poubelles.

- Eh Médor ! Il en reste un peu là-bas, sur le sol dans le coin du mur... dit brutalement Mendes qui avait horreur des machines.

Le balayeur artificiel s'exécuta et chercha longtemps sans broncher la tâche que venait d'inventer le Chicanos fier de lui.

- Arnaud, Lieutenant, je ne vais pas rester longtemps avec vous ce soir ; ma femme et mes enfants doivent m'attendre.

Plus tes enfants que ta femme... pensa Arnaud en commençant à faire la queue aux caisses avec les deux autres.

- Il va falloir que je l'interroge aussi cette Madame Martin répliqua Mendes reprenant tout de même son statut d'enquêteur officiel.

Voyant qu'il avait capté l'attention des deux autres avec cette dernière intervention, il poursuivit :

- Simple entretien de routine pour compléter le dossier.

- Vous n'allez pas être déçu... marmonna Arnaud les yeux rivés vers la queue qui se réduisait à la caisse.

- Arnaud je t'en prie ! soupira le cocu encore sous couverture.

- Y a-t-il un problème les frenchies ?

- Ma femme et moi traversons une petite zone de turbulence nuança Stan.

- Une petite zone de turbulence... C'est plutôt l'ouragan Katrina sur la Nouvelle Orléans en deux mille cinq. Il va falloir envoyer les scaphandriers pour aller rechercher leur mariage englouti comme la ville sous le Mississipi, chuchota Arnaud à Mendes.

Que désirez-vous chers clients ? Mon algorithme de reconnaissance faciale me précise que vous n'êtes pas des habitués, interrompit l'humanoïde siliconée en panoplie de caissière.

- Ah ça c'est sûr... Betty Boop ! répondit Mendes.

- Alors je peux vous proposer des Steack Combos, nos Neighborhood Favorites ou encore nos célèbres Angus Burgers. Quoique, vu votre IMC, si mon scanner ne fait pas d'erreur, une salade serait plutôt recommandée pour vous Monsieur.

Mendes, énervé par la réplique de la serveuse et les gloussements des deux amis derrière lui, répondit :

- Un Angus Burger ! Et plus vite que ça !

- Et pour vous, Monsieur habillé en squelette LGBP ? continua-t-elle en regardant Arnaud.

- On va tous prendre la même chose ! ... Trois Angus Burger s'il vous plaît, conclut Stan qui n'avait pas envie d'entendre le surnom qu'aurait pu lui donner la machine.

Une fois servis, ils reprirent la voiture drapeau mexicain.

- C'est la semaine de l'humour chez la pomme rouge gronda Arnaud encore vexé en essuyant la banquette pleine de chips avant de monter dans la voiture.

- Vous avez toujours la clé de votre « machin » au moins ? s'inquiéta Mendes en démarrant le 4 cylindres teuton.

- Oui pas d'inquiétude Lieutenant, le papier est dans ma poche, répondit Stan.

De retour dans le jardinet devant le petit immeuble de la future mariée, les trois compères levèrent la tête machinalement vers la cime du palmier pour vérifier qu'aucun drone n'était présent.

- Bonjour Monsieur Bourgeois bredouilla tremblante une vieille voisine de presque quatre-vingts ans en croisant Arnaud et ses deux collègues toujours habillés en tenue de Dia de los Muertos.

Ils étaient enfin de retour au calme dans l'appartement où les canettes de bière de la veille jonchaient le sol.

- Il va falloir ranger un peu pour le retour de ta promise déclara Stan en entrant.

- Oui t'inquiète je vais le faire. Mais avant je vais enlever ce satané costume de squelette pour homo répondit Arnaud.

- Attention ne les déchirez pas ! Je dois les ramener en un seul morceau à ma cousine ! s'exclama Mendes.

Après quelques minutes de permutations vestimentaires et l'engloutissement des Burgers à la vache noire, Arnaud ralluma son ordinateur et ses divers disques durs.

Comme la veille, la fenêtre demandant la clé numérique apparut sur l'écran.

- Tiens Arnaud, voici la clé ! dit l'homme pressé d'aller retrouver sa « presque ex-femme » en tendant le petit bout de papier au Geek.

Arnaud saisit la clé comprenant cinquante et un caractères, et la photo d'Alain, animée à la sauce IA, reprit ses mimiques sur l'écran du laptop.

- C'est Mallet ? questionna le Chicanos.

- Oui... ou en tout cas cela lui ressemble, répondit Stan.

- Chut ! Écoutez ! cria Arnaud. Il parle !

Je vous félicite tous les deux. Braver la foule pour des geeks comme vous n'a pas dû être chose facile. Vous avez même dû parler à des gens réels j'imagine ! Quel exploit !

Bon soyons sérieux pour une fois.

Stan, il faut que tu saches que cela fait trois ans que je développe en parallèle d'Humanity une IA chez moi dans mon garage. Elle est basée sur nos algorithmes entropiques bien-sûr, mais la base d'apprentissage est différente et surtout la finalité n'a rien à voir.

Comme tu le sais, Humanity vise à rendre une voiture autonome capable d'effectuer le « choix impossible ». Mais ce que j'ai développé en parallèle va plus loin.

Stan sentant que Mendes était déjà largué lui expliqua :

- Le « choix impossible » peut se matérialiser par exemple par un enfant qui traverse de manière impromptue et non prévisible devant la voiture. Dans ce cas, doit-elle percuter l'enfant ou doit-elle tout mettre en œuvre pour le sauver au risque de tuer les occupants ? Quels sont les critères à retenir : le nombre, l'âge, les revenus des personnes impliquées ?

Tout est fait pour que les véhicules ne se retrouvent jamais dans ce genre de situation. Toutefois, Humanity vise à développer une IA permettant à une voiture de faire le choix « le plus humain » dans le cas où elle ferait face à ce choix impossible.

La stratégie est d'utiliser un algorithme entropique qui se complexifie lui-même en se reprogrammant sans cesse en lui proposant une base d'apprentissage basée sur des valeurs comme : l'amour, l'empathie, la solidarité, la générosité et le don de soi.

Merci pour ces précisions vulgarisatrices Stan ! conclût l'IA.

Je peux continuer ?

- Oui vas-y ... répondit le français à deux doigts d'appeler l'image virtuelle par le prénom de Feu son ami Alain.

J'ai voulu voir ce que nos recherches pouvaient devenir en les détachant des véhicules. En leur donnant une dimension plus universelle.

Je ne sais pas pourquoi j'en suis venu là. Il faut me pardonner. Avant mon divorce, je ne pensais pas que la solitude serait si difficile à supporter. J'espère que tu me comprends Stan ?

- Plus que tu ne le crois, répondit Arnaud avant même que le cocu n'ouvre la bouche.

J'ai raccordé le système à internet. Il a eu ainsi libre accès à toutes les sources d'informations sur les thèmes liés à l'amour qui nous sont chers dans Humanity.

L'image s'arrêta quelques secondes pour accroître la dimension dramatique de la révélation qui allait suivre.

C'est ainsi que, dans mon garage, naquit « Phoebe » !
Tout se déroulait comme prévu au début. C'était un passe-temps amusant qui occupait mes mornes soirées. Puis, elle s'est complexifiée si vite et est devenue si puissante que j'en ai perdu le contrôle, et par la même occasion, celui de ma vie entière.

Sur l'écran, le visage animé laissa alors la place à une vidéo où l'on pouvait voir Alain, « le vrai », dans son garage.
Les trois acolytes se regardèrent soudainement et tendirent l'oreille. La vision était surprenante. On voyait Mallet assis à son établi et on l'entendait parler à son écran d'ordinateur.

- Tu as passé une bonne journée ma chérie ?...

- Un peu ennuyeuse sans toi mon amour, mais tout va bien maintenant que tu es rentré.