New-York
La nuit était tombée comme une chape de plomb sur un Time Square trempé par une énième averse d'automne.
Les stridules et les phares de dizaines de drones slalomant à basse altitude dans les rues transperçaient la voûte céleste sombre et noire. Les nuages de vapeurs pré-hivernaux, bien connus des new yorkais, sortaient des bouches d'égout. Ils se mélangeaient aux odeurs de fritures issues des Food Trucks postés sur les trottoirs. Il dominait une atmosphère de monde apocalyptique.
A la manière d'un banc d'Harengules Ecailleux, la foule se déversait dans les rues de Manhattan. Des bureaucrates affublés de lunettes à réalité augmentée croisaient des femmes en robes de soirées, Louboutin à LED à la main, sans même les frôler. Aux prises avec cette civilisation moderne et individualiste, comme les poissons, les humains avaient développé des dons sensoriels pour surtout ne pas rentrer en contact les uns avec les autres.
Même pour copuler, par manque de temps, par éloignement ou par peur de se transmettre des germes, les coïts se déroulaient parfois à distance. Lors de visios programmées à l'avance, les hommes se masturbaient et les femmes s'injectaient le sperme envoyé au préalable, en seringues congelées, grâce à un nouveau service imaginé par Alice Corp.
Bref, toute cette foule, à quatre vingt dix huit virgule six degrés Farenheit, dégageait elle aussi des vapeurs corporelles humides en accentuant ainsi l'atmosphère dystopique de la grosse pomme.
Personne ne parlait à personne. Le grésillement caractéristique des véhicules électriques circulant sur les avenues était même perceptible.
Paradoxalement, seules les voix des humanoïdes, le plus souvent assujettis à des tâches commerciales, se faisaient entendre. Leur boulot se résumait à interpeller cette masse silencieuse en espérant vendre un hot-dog ou rabattre quelques célibataires humains dans les cabarets à prostituées mécaniques.
Immergé dans cette atmosphère à la Blade Runner, un homme grand, en costume Balenciaga, typé d'un mélange iberique arménien fendait le banc de poisson en effrayant toutes les sardines le menton relevé.
Les cheveux noirs, lisses, gominés, coiffés en arrière, on aurait pu le prendre pour Simon Abkarian.
Vous savez, le genre de gars parlant peu et que l'on pas envie d'interrompre de toute manière lorsqu'il commence une phrase.
Sans daigner jeter ne serait-ce qu'un seul coup d'œil autour de lui, il poussa la porte métallique démantibulée d'une vieille échoppe. En prenant soins de ne pas y poser la main pour ne pas risquer la moindre infection, il écarta la moustiquaire doublant la porte.
- Bonsoir Monsieur.
Une vieille asiatique, campée derrière un bar en bambous au fond de la misérable boutique regardait l'homme de son visage ridé de grand mère. Elle ne semblait pas apeurée, comme si elle avait déjà reconnu la silhouette de cet homme.
Du haut de son mètre quatre vingt douze, l'homme jeta un coup d'œil circulaire dans la boutique. De vieilles images d'Hanoï jaunies par les vapeurs d'encens tapissaient les murs. Ces photos de plages paradisiaques en côtoyaient d'autres, aussi huileuses mais peuplées de bimbo asiatiques bon marché aux seins nus.
Le regard du grand brun fut attiré par une d'elle plus particulièrement. On pouvait y voir un transsexuel asiatique, nu avec un collier de fleurs, le paquet gonflé entre les jambes, dans une pose lassive allongé sur le capot d'une Cadillac rose.
Le diable est partout ici, pensa-t-il
- Ce sera la même chose que d'habitude pour vous Monsieur ?
L'homme regarda la vieille droit dans les yeux de son regard noir surmonté de ses gros sourcils bruns.
Interloqué de s'apercevoir que la tenancière se souvenait de lui, il répondit de sa voix grave et caverneuse :
- Oui.
- Alors, je vous laisse vous installer... Chambre trois.
L'habitué slaloma entre les coupelles d'encens et les paravents chinois pour s'engouffrer dans un couloir comportant les entrées des trois salles dédiées aux prestations offertes par la maison.
Il toucha à peine la clanche souillée d'huile de massage et entra dans la chambre numéro trois comme indiquée par la patronne.
L'agencement de la pièce était habituel. Une pénombre inquiétante, le rayon de lumière du lampadaire de la ruelle passant par les lames du store vénitien, une chaise et une table d'examen médical.
Il posa sa veste de costume noir sur la vieille chaise en bois et enleva sa chemise.
Une jeune asiatique, d'à peine vingt ans, pénétra alors dans la pièce. Même si elle reconnaissait elle aussi l'habitué, elle sembla déconcertée un court instant en redécouvrant l'énorme crucifix tatoué sur la totalité de son torse musclé.
Entourant l'énorme croix catholique, on pouvait observer une inscription latine en lettres gothiques :
Sanctum Foedus
- Monsieur, cela fait plusieurs fois que vous venez, puis je vous poser une question ?
- Allez-y fit l'homme tout en baissant son pantalon.
- Quel est votre prénom ?
Le colosse brun la dévisagea sévèrement. La jeune asiatique tremblante regretta déjà d'avoir posé cette question. Il détourna le regard, fixa pensif le ventilateur du plafond, puis :
- Vous n'avez qu'à m'appeler "Azraël" répondit-il avec un petit sourire en coin.
- Installez vous alors Monsieur Israël, dit la tonkinoise qui visiblement n'avait rien compris.
L'hidalgo catholique en caleçon s'allongea sur la table d'examen.
La jeune asiatique, déguisée en bonne sœur, regarda ses cuisses déjà parsemées de cicatrices et eut des difficultés à trouver où appliquer le cilice qu'elle avait dans les mains.
- Ici cela vous ira ? Dit elle en entourant la cuisse avec l'outil de pénitence sur une zone où les cicatrices étaient anciennes.
L'homme ne répondit pas. Il posa sa grosse main poilue sur celle de la jeune asiatique et sans rien dire la força à serrer brutalement le cilice.
Il ne put retenir un râle de souffrance mais ne cria pas.
- Serre plus fort bon Dieu ! lui dit-il en faisant un signe de croix grimaçant.
- J'essaie Monsieur, j'essaie !
La jeune asiatique prit le cilice à deux mains, appuya l'une de ses tongs sur le pied de la table d'examen et tira de toutes ses forces d'un coup sec.
- Par Belzébuth ! Pardonne moi seigneur mais je ne fais qu'obéir aux ordres de tes disciples ! ...cria-t-il
La bonne sœur de fortune serra encore.
- Je t'offre cette douleur, c'est ma pénitence ! continuait-il.
Comme cela commençait à lui plaire, la frêle inquisitrice tira encore sur l'instrument de torture.
Cette fois-ci l'homme n'en pût plus. Il chercha à attraper tout ce qui lui tomba sous la main pour lui faire signe d'arrêter. Il s'agrippa à la tunique de la bonne sœur et la déchira. L'asiatique se retrouva alors littéralement en string à côté de lui et stoppa net sa torture.
Le moine catholique moderne souffla longuement de soulagement et resta prostré sans bouger pendant quelques minutes. Pendant que la none en string désinfectait les instruments de torture, il marmonna :
Pater noster, qui es in caelis,
sanctificetur nomen tuum ;
adveniat regnum tuum ;
fiat voluntas tua
sicut in caelo et in terra.
Panem nostrum quotidianum
da nobis hodie,
et dimitte nobis debita nostra,
sicut et nos dimittimus
debitoribus nostris,
et ne nos inducas in tentationem
sed libera nos a malo.
Amen.
- Ah bientôt Monsieur !
L'homme ne répondit pas. Il se leva difficilement comme s'il venait de faire un marathon et s'épongea la cuisse dégoulinante de sang.
Il remit sa chemise sur son immense tatouage lorsque son smartphone sonna.
- Allo ?... Bonjour Monseigneur... Oui je n'avais rien de prévu, je suis disponible... À San-Francisco ? Oui pas de problème... Vous m'envoyez tous les détails comme d'habitude sur mon téléphone ?... Parfait, je vous tiens au courant.
L'homme finit de s'habiller, mit un pourboire dans l'assiette chinoise prévu à cet effet sur le comptoir de l'échoppe et s'engouffra à nouveau dans l'ambiance vaporeuse d'un Manhattan dystopique.
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