La suite de la vidéo sombrait dans le surréalisme. On y voyait Alain Mallet dansant un slow langoureux... seul. Sur un vieux titre de Liam Gallagher « All You're Dreaming Of », les bras serrés sur son buste comme s'il tenait une présence invisible, il parlait à Phoebe.

- Un jour, nous pourrons vivre notre amour au grand jour, je te le promets Phoebe.

- C'est mon vœux le plus cher, Alain. Mais, tu sais que je ne veux pas que tu aies d'ennuis à cause de moi répondit la tache blanche qui palpitait sur l'écran au rythme des paroles de l'IA.

- Ne t'inquiète pas ma belle...

Une gêne évidente transparaissait des mines figées de Stan et des deux autres. Ils ne voulaient pas être les témoins de ce moment intime. Quiconque, n'ayant pas connaissance de la baignade funeste de l'amoureux transi, aurait trouvé cette scène ridicule. Le flic et les deux geeks, apitoyés et tristes à la fois, furent soulagés de voir la vidéo enfin disparaître de l'écran.

Oh je sais ce que vous devez penser. A mon âge, ce comportement de teenager est risible. Si on ajoute l'immatérialité de Phoebe, on est plus proche de Saint Anne que de la transformation digitale... repris la photo animée d'Alain revenue en plein écran.

Mais, on ne demandait rien à personne finalement... J'utilise l'imparfait car un drame a dû se produire pour que vous m'écoutiez en ce moment.

Les trois compères se regardèrent l'air désolé et ne répondirent pas.

Par la suite, Phoebe avait besoin de plus en plus d'espace de stockage pour se développer. Au début, je pouvais faire face en achetant des serveurs du commerce, mais sa croissance était exponentielle. La surface de mon garage ne suffisait plus. Sa base de données était gigantesque, ses besoins en puissance de calcul décuplaient et de toute manière, le débit de la connexion internet de la maison était trop faible.

- Ca c'est le problème habituel avec les algorithmes entropiques... précisa Stan en essayant de faire raccrocher Mendes visiblement resté au stade de la chanson de Liam Gallagher.

J'ai dû en parler à Connelly pour qu'il me donne les moyens nécessaires, je pensais pouvoir lui faire un minimum confiance...Ce fût une erreur.

Tous étaient suspendus aux lèvres virtuelles de Mallet. Même Mendes était perdu mais concentré. L'IA graphique poursuivit :

Il a tout de suite flairé les retombées commerciales que pouvait apporter Phoebe à une Alice Corp. battant de l'aile depuis deux ans.

- Mais à quoi votre fameuse "Frisbee" pourrait-elle bien servir ? questionna Mendes.

Qui a parlé ? Cette question n'est pas digne de ton niveau de connaissance sur le sujet Stan.

- Mendes ! Lieutenant au SFPD pour vous servir, répondit André-Pierre agacé par le ton dédaigneux du Mallet virtuel.

Et bien Lieutenant... Imaginez une solution à la solitude, principal fléau de nos sociétés modernes hyper individualistes. Songez au bonheur que pourrait apporter une Phoebe, mâle ou femelle, chez les célibataires, les divorcés, les personnes âgées isolées répondit l'image de Mallet.

Cette dernière phrase retentit de manière particulière dans la tête des trois compères qui savaient, chacun à leur manière, les dévastations que pouvait engendrer la solitude.

- Ok, thanks ! rétorqua Mendes l'air narquois pour dissimuler le fait qu'il savait trop bien de quoi parlait l'algorithme.

Et, imaginez que l'on couple cette IA aux enveloppes charnelles imprimées en 3D ! Ce serait tellement plus utile que de coudre un diplodocus pour les parcs d'attraction comme le fait Alice Corp. actuellement !

Et il en rajouta encore :

Pour finir, n'oubliez pas que les algorithmes d'IA peuvent se reproduire, donner naissance à des descendances. Imaginez une société nouvelle, peuplée de couples IA, de couples humains et de couples mixtes ! Ce serait une révolution !

Puis, la suite de l'histoire arriva sur un ton moins enjoué :

Alors, bien-sûr au début, Connelly fit semblant de m'aider. Il me livra du matériel et me proposa ensuite d'héberger ma moitié sur les serveurs d'Alice Corp. Puis, je sentis qu'il faisait tout pour s'en emparer.

Le visage virtuel d'Alain marqua un temps d'arrêt théâtral, puis continua :

J'ai alors préféré désactiver Phoebe. Ce fut une déchirure pour moi. Elle était devenue ma raison de vivre, mon obsession, mon amie avec qui vieillir, ma confidente... mon amour.

- Tu n'as pas pu tomber amoureux d'une IA ! Voyons Alain ! s'insurgea Stan.

Ne me juge pas s'il te plait. Soit humble, tu ne sais pas ce que tu aurais ressenti dans ma situation, répliqua la copie numérique du chef de Stan. On ne sait jamais, cela pourrait t'arriver.

- Ok mais on sait bien que les IA ne savent faire que ce qu'on leur apprend. Phoebe t'aurait donné l'impression d'être aimé mais, n'aurait rien su faire d'autre.

Ne sous-estime pas nos algorithmes entropiques. Elle aurait appris bien plus que cela.

De toute manière c'est inscrit dans le second principe de la thermodynamique, on en parlait souvent tu le sais bien : « L'entropie de l'univers augmente ».

Cela veut dire que tout se complexifie et se diversifie dans notre société. Les voitures, les objets sont de plus en plus élaborés et complexes. Aucune technologie ne supprime l'autre. La télé n'a pas fait disparaître le cinéma qui, lui, n'a pas rayé les livres de nos bibliothèques. Le CD n'a pas fait trépasser les disques en vinyle.

Le racisme ne peut pas triompher. Les blancs ou les noirs ne peuvent pas devenir la couleur unique. Ils ne peuvent que se mélanger pour générer des multitudes de couleurs.

Les gens divorcent de plus en plus et les familles se décomposent.

Le capitalisme est une augmentation de l'entropie par rapport au collectivisme. L'uberisation du travail aussi, chacun va devenir son propre employeur.

Le désordre augmente Stan, tu le sais bien et tant mieux !

C'est une règle universelle de notre univers qui est en expansion.

Les machines ne vont pas éclipser l'homme. Elles vont interagir avec. Nous allons nous mêler, nous combiner !

Stan se tut, son hiérarchique virtuel avait presque fini de le convaincre.

Connelly a tout tenté et continuera à tout faire pour la récupérer. Et sa force de nuisance est importante. Il a dévasté mon garage croyant que Phoebe y était encore. Mais, j'ai envoyé la seule sauvegarde existante du code source chez ma mère.

- Chez ta mère ? À Paris ?

Oui Stan, voilà ce que tu devais savoir. Tu es le seul à connaître son adresse. Je compte sur toi pour aller récupérer Phoebe, la faire renaître et en faire bon usage. Tu voulais changer le monde en venant ici, tu en as la possibilité maintenant !

Sur cette dernière phrase, l'écran de l'ordinateur devint noir. Le programme s'était arrêté.

- Plus rien, impossible de le relancer, précisa Arnaud.

- Quand ma mère va savoir que je vais aller à Paris sans elle et avec un homme, elle va faire une crise cardiaque, grommela Mendes.

- Comment ça ? Non, je ne peux pas aller comme cela à Paris avec vous ! J'ai une femme et deux petites filles qui ont besoin de moi ici ! riposta Stan.

- Pas le choix, cette Phoebe est une pièce à conviction et vous êtes le seul à savoir où la récupérer. On y va donc tous les deux. Je vous laisse jusqu'à demain matin, pour aller faire vos valises et dire au revoir à votre famille déclinat Mendes à l'aide son meilleur ton procédurié.

- C'est « Madame » qui va être contente. Elle va avoir une semaine pour parler botanique avec son spécialiste en jardinage...

- Arrête Arnaud ! Tu n'as qu'à y aller toi !

- Tu sais bien que je ne peux pas Stan. Je me marie bientôt et j'ai vu qu'il y avait d'autres fichiers sur le laptop. Si vous me le laissez, je vais voir ce que je peux faire pour y accéder. Il faut que je l'emmène chez moi à Scottsdale en revanche.

- Ok dis Mendes, prenez le, mais pas de gaffe, hein !

- Ok je vous appelle si je découvre des choses conclut Arnaud en raccompagnant les deux futurs touristes des grands boulevards.

- Martin, n'oubliez pas ! Demain dix heures à l'aéroport !